XXXV
La même tache lumineuse dont je viens deparler s’étend aussi, dans ma mémoire, sur les quelques heures queje passai à Rochefort avant de partir et dont je retrouve lesmoindres détails. Le même beau temps m’avait du reste suivi là,avec le même soleil et le même grand bourdonnement d’ensemble desabeilles sur les fleurs d’arrière-saison ; je me rappelle quecertaine muraille de notre cour, tapissée de boussingaultias enguirlandes blanches, rendait comme un léger son d’orgue sous le voldes milliers de petites butineuses empressées ; jamais jen’avais connu chez nous autant de guêpes et d’abeilles.
Mes malles furent vite prêtes ; montrousseau, d’enfant presque pauvre, se composait surtout decostumes soigneusement réparés et agrandis ; comme objets trèsprécieux, j’emportais les dernières lettres de Lucette, lesdernières lettres de mon frère et sa Bible revenue d’lndo-Chine,sur laquelle ma mère venait d’ajouter pour moi :
« Sois, mon enfant chéri, le fidèledépositaire de ce si précieux souvenir et n’oublie pas un instantle rendez-vous que nous a donné notre bienheureux Georges enlaissant cette vie. Veuille, à mon Dieu, qu’aucun de mes bien-aimésn’y manque, et que je m’y trouve aussi avec eux. NADINEV. »
9 octobre 1861
Le cœur serré comme s’il se fût agi d’undépart éternel, je fis mes adieux à notre cour ensoleillée et à sonlac en miniature ; quand il fut tout à fait l’heure de serendre à la gare, je gantai avec un respect attendri de pauvrespetits gants raccommodés à miracle par ma mère, « rien quepour le voyage », – avait-elle dit, – et enfin je montai enchemin de fer, – en troisième classe, pour la première fois de mavie…