Sherlock Holmes

SCÈNE VI

BRIBB, MADGE, MURRAY

MADGE, à Bribb quicontinue ses recherches. – Enfin, c’est vous Bribb ?

MURRAY. – Nous t’attendionsavec impatience. Tu as reçu mon mot ?

BRIBB, continuant àchercher quelque chose clans son sac. – Naturellement, puisqueme voici. Désignant de la tête le meuble. C’est pour cegros papa-là, hein, que vous avez besoin de moi ?

MADGE. – En ne vous voyantpas venir, nous craignions d’être obligés de recourir à unétranger.

BRIBB, important. –Inutile !… Bribb est là. Bribb est d’attaque. Bribb se chargede tout !… Et vous croyez que le jeu en vaut lachandelle ?

MURRAY. – Je t’enréponds !

BRIBB. – All right,alors ! … Il va au coffre-fort tenant à la main des outilsqu’il a retirés de son sac. Dis donc, Orlebar !

MADGE. – Chut !

MURRAY. – Pas ce nom-là,donc ! Ici, je m’appelle Murray.

BRIBB. – Je te demandepardon ! C’est une vieille habitude du temps où nousapprenions le métier ensemble.

MURRAY. – Il y alongtemps !

BRIBB. – Pour sûr ! …Ah ! tu ne t’attendais pas plus que moi, à mener la grande vieà cette époque-là, quand nous travaillions sur la ligne dessteamers de Liverpool à New York.

MURRAY. – Ne parle donc pasde ça !

MADGE. – Ce qui importe,Bribb, c’est d’ouvrir au plus vite ce coffre-fort. Nous n’avons pasde temps à perdre.

BRIBB, choisissant parmises outils. – Soyez tranquille ma chère ! Cette antiquecarcasse ne résistera pas longtemps aux instruments perfectionnéset à l’habileté de John Alfred Napoléon Bribb. Un temps.Par exemple, je me demande où vous avez pu dénicher un modèle commecelui-là !… Je dirais qu’il est certainement venu au mondeavant mon grand-père, si j’avais jamais connu ce respectablegentleman… Au moment d’essayer un outil dans la serrure.On peut travailler sans crainte, n’est-ce pas ? Pas de gêneursaux environs ?

MURRAY. – Soistranquille.

Tous les deux le regardent travailler avecanxiété.

BRIBB, Iltravaillant, puis changeant de ton, il retournechercher dans son sac un vilebrequin qu’il commence à ajuster.– Alors, c’est de la galette qu’il y a là dedans, une grossegalette ?

MURRAY. – Tu n’y es pas.

BRIBB. – Bah ! quoidonc, alors ?

MADGE. – Une liasse depapiers, tout simplement.

BRIBB. – J’y suis !… Destitres, des valeurs ?

MADGE, – Vous pouvez êtretranquille… Ils nous en rapporteront…

BRIBB. – Un moment !…Puisque c’est une affaire, j’en suis, n’est-ce pas ?

MADGE. – Comme de juste,Bribb ! La peine que vous prenez mérite salaire.

BRIBB. – À la bonne heure… Çava ronfler, vous allez voir ! Pendant que je travaille,expliquez-moi donc en deux mots l’opération.

MURRAY. – À quoi bon desbavardages inutiles.

BRIBB. – Mon cher, si j’ensuis, j’en suis, et j’aime à savoir sur quel terrain jetravaille.

MADGE. – Pourquoi ne pas luidire la chose carrément ?

BRIBB. – S’il arrive unecomplication, je suis capable de donner un bon conseil.

MURRAY. – Eh bien,soit ! mais à la condition que je ne te nommerai pas lespersonnes mêlées à la combinaison.

BRIBB. – Oh ! les noms,je m’en fiche pas mal.

MURRAY, se rapprochant deBribb et parlant à mi-voix. – Tu sais que ces dernièresannées, Madge et moi, nous avons travaillé sur le continent enFrance, en Allemagne, en Italie…

BRIBB. – Je l’ai entendudire…

MURRAY. – C’est à Ostende quele chopin s’est présenté… Nous avions fait la connaissance d’unejeune fille, une jeune fille charmante, de la meilleure société,malheureusement attristée par des chagrins de famille. Sa sœurvenait de mourir et sa mère, à la suite de la catastrophe, étaittombée gravement malade.

BRIBB. – Et vous avez prissoin d’elle ? Je reconnais votre bon cœur.

MURRAY. – Madge, qui avaitgagné sa confiance, ne tarda pas à apprendre que la sœur enquestion…

BRIBB. – La morte ?

MADGE. – Précisément…

MURRAY. – Que la sœur doncavait eu une intrigue avec… s’arrêtant avec une sorted’hésitation, avec un grand seigneur étranger… Mais un grandseigneur, dans la plus haute acception du terme.

BRIBB. – Un homme huppé,quoi ! un numéro un…

MADGE, insistant. –Et appartenant à une famille d’un rang particulièrement élevé.

BRIBB. – Quoi, c’est tout demême pas des empereurs ?

MURRAY, hésitant. –Pas… tout à fait ! Mais on peut dire cependant que leursituation n’a guère de rivale en Europe.

BRIBB, avec unegrimace. – Alors, qu’est-ce qu’il est advenu entre la petiteet son amoureux rupin ?

MURRAY. – Il lui avait promisde l’épouser.

BRIBB. – Et, naturellement,il n’a pas tenu parole ?

MURRAY. – Comme tu dis !Il l’a même abandonnée.

BRIBB, avec unsoupir. – Je connais ça ! … Le désespoir s’est emparé del’infortunée, comme on dit dans les faits divers des journaux.

MURRAY. – Tellement qu’elleen est morte, et son enfant avec elle.

BRIBB. – Bah ! Il yavait un lardon ? … Mais dans tout ça je ne vois pas notreopération.

MURRAY. – Attends…L’infidèle, au beau temps de sa passion, avait naturellement écrit,fait des cadeaux, envoyé des photographies avec des dédicacesenflammées.

BRIBB. – Oui… on faittoujours ça. Sommes-nous bêtes, hein ?

MURRAY. – Portraits etcorrespondances constituaient un ensemble de documents des plusintéressants, documents restés entre les mains de la sœur dont nousavions assumé la garde.

BRIBB. – Je comprends !Elle sait que cela vaut de l’argent ? Et elle enveut ?…

MURRAY. – Non. Elle rêveautre chose : une vengeance !

BRIBB. – Oh ! que c’estmesquin ! Je pense que votre combinaison est pluspratique.

MURRAY. – Tu l’asdeviné !

BRIBB. – Cette collectiond’autographes, entre les mains de gens malins, c’est une mined’or.

MURRAY. – Pardieu ! Unpersonnage dans la position de… celui qui a écrit ces lettres nepeut pas se marier sans être rentré d’abord en leur possession… Lejeune homme sait cela et, ce qui est plus intéressant, sa familleen est également persuadée.

BRIBB. – Riche la famille,hein ?

MURRAY. – Plus que riche.

BRIBB, ouvrant de grandsyeux. – Plus que riche ?… Alors, ce que je n’osais passupposer… Voyons ! vous pouvez bien lâcher le morceau à unvieux camarade comme moi. Qu’est-ce que c’est que cesgens-là ?

MADGE. – Ah ! ah !Maître Bribb, leur nom ne sous est plus si indifférent que tout àl’heure !

Murray se rapproche de Bribb et luimurmure un nom à l’oreille.

BRIBB, il siffle avecadmiration. – Non ?… Eh bien ! sous en avez desrelations ! … un temps. Mais la demoiselle, la sœurde l’amoureuse… Comment êtes-vous parvenus à l’amener àLondres ?

MADGE. – J’avais fini parm’insinuer tout à fait dans ses bonnes grâces. Je lui avais donnétant de marques de sympathie, tant de consolations ! … J’aifait saloir l’intérêt qu’il y aurait pour la santé de sa mère àchanger de pays… et je l’ai invitée à venir passer quelque tempschez nous. Jim, pendant ce temps, est venu louer cette maison, l’ameublée, et quand, huit jours plus tard je suis arrivée avec lademoiselle, tout était prêt, jusqu’à ce coffre-fort acheté exprèspour qu’elle pût y enfermer les lettres, les portraits et lesbijoux.

MURRAY. – Tout marcha àmerveille jusqu’au mois dernier où nous reçûmes la visite de deuxdiplomates : le comte Shtalberg et le baron d’Altenhien, qui, sansfaire de proposition directe, venaient tâter le terrain, indicecertain que la poire était mûre.

MADGE. – La famille,disaient-ils, désirait rentrer en possession des fameuseslettres.

MURRAY. – Je ne répondis nioui, ni non, lorsque tout à coups les négociations s’arrêtèrent.Éclipse totale des deux émissaires. Il me parut alors nécessaire, ànotre tour, de montrer les dents… Mais lorsque je voulus parcourirla correspondance, je m’aperçus que les lettres de la combinaisonavaient été changées à notre insu… C’était cette coquine de fillequi avait fait le coup !… Et aucune menace ne parvint à luiarracher le mot nouveau par lequel elle avait remplacél’autre !

BRIBB. – De sorte que tout lepot aux roses est là dedans ?

MURRAY. – Sans qu’il noussoit possible de mettre la main dessus.

BRIBB. – Soistranquille ! Cette serrure-là ne résistera pas longtemps à monexpérience. Il continue à travailler. Mais ce qui metaquine, c’est le motif pour lequel ces deux diplomates ont cessési brusquement leurs relations avec toi.

MURRAY. – Je l’ai appris cetaprès-midi… Regard interrogateur de Bribb. C’est qu’ils nesont plus pour rien eux-mêmes dans l’affaire, dont ils ont placé ladirection entre les mains de Sherlock Holmes.

BRIBB, sursautant etcessant brusquement son travail. – Hein ? Qu’est-ce quetu dis ? Sherlock Holmes ?

MURRAY. – Lui-même.

BRIBB, lâchantbrusquement sa besogne. – Vite… une plume ! …l’encre ! … Un crayon ! … Avez-vous un crayon ?

MADGE, stupéfaite. –Qu’est-ce qui sous prend, Bribb ?

BRIBB, avisant lebureau. – Pas un moment à perdre ! Je continuerai mabesogne dans un instant, mais auparavant, j’ai besoin d’envoyerrapidement une dépêche. Il écrit rapidement sous la lampe.Y a-t-il un bureau télégraphique près d’ici ?

MADGE. – A deux pas, au coinde Glover Street.

BRIBB, à Murray, luidonnant la dépêche qu’il vient d’écrire. – Prends tes jambes àton cou… mon vieux ! Murray regarde la suscription dutélégramme. Ce télégramme est pour Bassik, le secrétaire et leconfident du professeur Moriarty… Tu connais Moriarty ?

MURRAY. – C’est-à-dire quej’en ai entendu parler.

BRIBB. – Moriarty, mon petit,est un type extraordinaire. On l’appelle, dans son monde, leNapoléon du crime. Depuis longtemps déjà, dans ses affaires, ilsentait en face de lui un adversaire mystérieux, invisible,inconnu, qui contrecarrait tous ses plans. Cet ennemi souterrain,dont il vient seulement de découvrir le nom, c’est SherlockHolmes.

MURRAY. – Alors, qu’est-ceque tu écris à Bassik ?

BRIBB. – Simplement, que j’aibesoin de le voir demain matin pour une affaire de premièreimportance. Jeu de scène. Mais dépêche-toi ? AvecSherlock Holmes contre nous, il faut tout prévoir.

MADGE. – Du leste,Jim !

MURRAY. – En mon absence,ouvrez l’œil.

MADGE. – Rapporte-t’en àmoi.

Murray sort.

On entend la porte se fermer derrière lui.Bribb est revenu à l’ouvrage et travaille avec acharnement. Madge apris un livre et essaie de lire. Mais au bout d’un instant ellelève les yeux.

MADGE. – Alors, c’estvraiment un homme étonnant, ce Moriarty ?

BRIBB. – Stupéfiant,abracadabrant, désarçonnant ! Je vous dis qu’il ne se tramepas une affaire en valant la peine, vol, disparition, chantage,assassinat, à Paris ou à Londres, à Berlin ou à New-York, à Vienneou à Chicago, qui ne soit conçue, combinée et dirigée parMoriarty !

MADGE. – Comment peut-il êtredans tous ces endroits-là à la fois ?

BRIBB. – Lui ?… Il nebouge pas de son fauteuil ! c’est de son cabinet, froidement,méthodiquement, mathématiquement, qu’il manigance tout. Dans lescinq parties du monde, les plus roublards sont sous ses ordres. Illes tient dans sa main et les fait manœuvrer, comme des pions surun échiquier ! … Le plus beau, c’est que la police,lorsqu’elle le devine dans une affaire, n’ose même pas s’attaquer àlui !

MADGE. – Pourquoicela ?

BRIBB. – Sans doute, parcequ’elle s’y est déjà frottée et qu’elle sait ce que ça coûte.

MADGE. – Vous leconnaissez ?

BRIBB. – Je ne l’ai jamaisvu… ni moi, ni personne, du reste, attendu qu’il ne se montrejamais. Tout ce qu’on sait c’est qu’il ne regarde pas à la dépense.S’il est content de vous, il est généreux comme un Crésus.

MADGE. – Mais notre affairene va-t-elle pas être trop mince pour ses appétits ?

BRIBB. – Elle sera sûrementassez grosse, du moment qu’elle lui permettra de combattre SherlockHolmes… Il veut avoir raison de son rival, et c’est lui qui nouspaierait pour lui en fournir le moyen !

Bribb a réussi à percer un trou danslequel il a introduit un de ses outils. Mais, voyant quel’ouverture est insuffisante, il se met en devoir d’en percer unautre.

On entend la porte du fond s’ouvrir et sefermer. Entre Murray tout essoufflé.

MURRAY. – Eh bien ?cette serrure ?

BRIBB. – Ça va, ça va. Jecommence à voir clair… mais la dépêche est partie ?

MURRAY. – Dans unedemi-heure, elle sera à destination.

Madge et Murray se groupent à côté deBribb, le regardant travailler avec anxiété. Bribb introduit dansles ouvertures pratiquées par lui, quelques nouveaux outils. Onperçoit à l’intérieur du coffre, un bruit de verrous et de pênes deserrures qui se desserrent et tombent. L’excitation des troispersonnages est à son paroxysme jusqu’au moment où on entend céderla serrure principale. Bribb alors tire à lui la porte de fer. Lecoffre est ouvert. Tous les trois y jettent un coup d’œil avide,Madge et Murray reculent avec une exclamation de surprise et decolère. Bribb regarde plus attentivement dans l’intérieur ducoffre, puis se retourne vers eux.

MADGE. – Vide !

BRIBB. – Les papiers n’y sontplus !

MURRAY. – Elle les aretirés !

BRIBB. – Qui ça ? De quiparlez-vous ?

MURRAY. – Parbleu ! Decette sacrée fille !

Tous les trois retournent au coffre-fortet examinent l’intérieur.

MADGE. – Il n’y a pas dedoute possible… la gueuse les a enlevés !

BRIBB. – Qui sait si elle nes’en est pas déjà servie…

MURRAY. – Comment ?

BRIBB. – Dame ! si lafinaude a repincé les documents, c’est peut-être pour les envoyerelle-même à la fiancée du monsieur…

MADGE. – Comment aurait-ellefait ? Elle n’a pas mis le pied hors e la maison.

MURRAY. – Et je la défie defaire sortir de sa chambre un timbre-poste ! Nous lasurveillons trop étroitement.

MADGE. – Comment êtrefixés ?

MURRAY. – Il n’y a qu’unmoyen. Je vais la faire descendre, et il faudra bien qu’elleconfesse la vérité. Il sort rapidement par l’escalier.

BRIBB, à Madge. –Comment s’y prendra-t-il ?

MADGE. – Je n’en sais rien…Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faut délier la langue decette fille. Nous n’aurons pas trimé pour rien pendant près de deuxans !

On entend un cri étouffé poussé parAlice.

BRIBB, se grattant latête. – Diable ! Diable ! Diable ! La choseprend une tournure que je n’aime pas ! Je suis un garçonpaisible, moi, estimé dans son quartier et payant son termerégulièrement !

MADGE, dédaigneuse.– Soyez tranquille ! Nous prenons la responsabilité detout !

On entend les pas de Murray qui serapprochent. Il parle avec colère. Il entre, traînant et poussantAlice Brent.

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