Sherlock Holmes

SCÈNE II

SHERLOCK HOLMES, LE Dr WATSON

HOLMES, lui tendant lamain avec cordialité, mais sans se lever. – Bonjour,Watson ! Bonjour, mon vieil ami !

WATSON. – Comment vousportez-vous, mon cher Holmes ?

HOLMES. – Très bien ! Etje suis heureux de vous voir, mon camarade ! Cela me rappellele temps où nous demeurions ensemble ici, dans cette maison…Tiens ! vous avez déplacé votre table de toilette dans votrechambre à coucher ?

WATSON. – Comment savez-vouscela ?

HOLMES. – Vous avez encoresur le visage à droite quelques poils de barbe. Autrefois, quandvous étiez mal rasé, c’était à gauche. J’en conclus que la lumièrevient chez vous d’un autre côté que jadis. Et comme vous n’avez paspu déplacer votre fenêtre ce doit être votre table de toilette quevous avez changé de côté…

WATSON. –Admirable !

HOLMES. – Vousplaisantez ! Un enfant aurait trouvé cela ! Et comment seporte Mme Watson ?

WATSON. – Très bien !Merci ! Elle a pris le train pour la France ce matin.Regardant sa montre. À cette heure elle doit arriver àParis.

HOLMES. – Peste !

WATSON. – Quoi ?

HOLMES. – Vous avez là unebien belle montre ! Tendant la main. Voulez-vous mepermettre ?

WATSON, lui tendant lamontre. – Volontiers ! Holmes examine. Elle estjolie, n’est-ce pas ?

HOLMES. – Très jolie !Vous ne m’aviez pas dit que votre frère était mort ?

WATSON. – En effet, je venaisvous l’apprendre…

HOLMES. – Cette montre…

WATSON. – Par exemple !Voilà qui est trop fort !

HOLMES. – Pas si fort quecela !… Les initiales H. W. gravées sur le couvercle étaient,si je ne me trompe, celles de votre regretté père… Cette montred’ailleurs a été fabriquée il y a une cinquantaine d’années pour lagénération qui précède la nôtre… Comme les bijoux font généralementpartie du lot qui échoit dans l’héritage au fils aîné, j’en conclusque cette montre devait se trouver entre les mains de votrefrère.

WATSON. – Soit ! Maiscomment avez-vous pu deviner qu’il était mort ?

HOLMES. – Puisqu’elle vousappartient aujourd’hui, ce ne peut être qu’à la suite de son décès.Il ne vous l’aurait pas donnée : vous étiez mal ensemble…Regardant la montre. J’ajoute que ce frère était un hommeinsouciant, désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n’a pas suen profiter. Il a passé une partie de sa vie dans la misère tout enconnaissant de temps à autre des jours plus fortunés… En fin decompte, il s’est adonné à la boisson… et il est mort.

WATSON. – Oh ! C’estmal, Sherlock ! Vous avez évidemment fait une enquête sur lavie de mon malheureux frère et vous en profitez pour avoir l’aird’apprendre ce qui le concerne à l’aide de moyens fantastiques. Carvous n’espérez pas me faire croire que cette vieille montre ait puvous faire de telles révélations.

HOLMES. – Excusez-moi, moncher, si, cédant à ma vieille manie, je n’ai considéré que leproblème en lui-même sans songer que cette application pouvait vousêtre pénible.

WATSON. – Mais par quelmiracle avez-vous pu deviner ?

HOLMES. – Je ne devinejamais, Watson; c’est une détestable habitude qui détruit toutelogique ! … Et il n’y a rien de merveilleux dans tout ceci… Jevous ai dit que votre frère n’avait ni soin ni ordre… Regardez ceboîtier tout couturé, tout rayé, ce qui prouve l’habitude de porterdans la même poche des objets durs comme des pièces de monnaie oudes clefs… Il ne faut pas être bien malin pour conclure qu’un hommequi en use si légèrement avec une montre de cinquante livressterling n’a pas beaucoup d’ordre.

WATSON. – Mais commentsavez-vous qu’il était pauvre ?

HOLMES. – Les prêteurs surgages en Angleterre ont l’habitude de graver avec une épingle dansl’intérieur des montres, le numéro du reçu qu’ils donnent enéchange… Or, il n’y a pas moins de quatre numéros de ce genre surcelle-ci… Preuve que votre frère se trouvait souvent dans unesituation précaire, et qu’il avait, par moments, des retours defortune qui lui permettaient de rentrer en possession de son bien…Ce n’est pas tout… En regardant le boîtier intérieur, vous y verrezdes milliers d’éraflures autour des trous destinés à remonter lamontre… Toutes les montres appartenant à des ivrognes ont desmarques semblables. Ils veulent les remonter le soir, leur maintremble et la clef s’échappe… Voilà !

WATSON. – Savez-vous, Holmes,que si vous aviez vécu il y a deux ou trois siècles, on vous auraitbrûlé comme sorcier ?

HOLMES. – C’est une opérationqui m’aurait évité bien des heures d’ennui. Il prend une boîtede cuir de laquelle il tire une petite seringue à morphine àlaquelle il ajuste soigneusement une aiguille. Il remplit laseringue d’une liqueur contenue dans un flacon pris également dansla boîte. Puis il remonte la manche de sa chemise, introduitl’aiguille sous la peau et appuie sur le piston de la seringue.Watson le regarde se livrer à ce manège avec une expression detristesse, comme un homme qui s’est promis depuis longtemps de nepas faire d’observation à ce sujet.

WATSON, amèrement. –Qu’est-ce que c’est aujourd’hui ? De la morphine ou de lacocaïne ?

HOLMES. – De la cocaïne, moncamarade. Je suis revenu à mes amours. Il replace la seringueet le flacon dans la boîte qu’il referme, puis comme s’il sentaitdéjà l’effet vivifiant de la drogue, il s’étend avec délices surdes coussins.

WATSON. – Voilà des annéesque vous avez recours à cette satanée drogue. Et les dosesaugmentent de plus en plus tous les jours !… Jusqu’à lafin !

HOLMES. – Voilà des annéesque je déjeune tous les jours, Watson ! Et il en est de mêmejusqu’à la fin.

WATSON. – En déjeunant on senourrit ! … Avec ces drogues, vous vous empoisonnez… Leursravages sont lents, mais certains, et elles vous changent un hommedu tout au tout !

HOLMES. – Je suis tellementdégoûté de moi-même que je ne serais pas fâché de changer…

WATSON. – Holmes, je vousassure…

HOLMES. – Ne perdez pas votretemps, mon vieil ami. Et changeons de conversation ! … Puisquevous avez toujours manifesté un enthousiasme, excessif, à mon avis,pour les petites aventures de ma vie, voulez-vous que je vous metteau courant de la dernière ?

WATSON. – Volontiers !De quoi s’agit-il ?

HOLMES. – Du cas duprofesseur Moriarty.

WATSON. – Moriarty ! …Je ne me rappelle pas que vous m’ayez jamais parlé de cethomme-là !

HOLMES. – Un rudehomme !… Un génie dans son genre, Watson ! On l’asurnommé dans son monde le Napoléon du crime, rien que ça ! …Tapis comme une araignée au centre de sa toile, il guette lesmouches qui s’aventurent à sa portée… Et cette toile a des milliersde ramifications qui s’étendent sur toute surface du globe.

WATSON. – Diable !…Voilà qui est intéressant.

HOLMES. – C’est surtoutmaintenant que l’intérêt atteint son point culminant, car demainsoir, quand dix heures sonneront, l’heure du professeur Moriartysonnera en même temps, et le Napoléon du rime aura, je l’espère,fini sa carrière… Alors, nous assisterons au plus grand procèscriminel du siècle… Ce n’est pas dix, ce n’est pas cinquante, c’estcent mystères insondables, jusqu’à ce jour qui s’éclairciront à lafois… Cent forfaits dont chacun mérite la corde !

WATSON. – Mais lorsque cetextraordinaire criminel se sentira définitivement traqué, il sedéfendra terriblement.

HOLMES. – Il se défend déjà,mon cher, et il est en train de me faire l’honneur de concentrertoutes les ressources de son organisation sur un seul but : mesupprimer.

WATSON. – Hé là ! Voilàqui est dangereux !

HOLMES. – Bah ! s’ilréussit, cela m’épargnera de recourir à ces pauvres remèdesauxquels vous en voulez tant ! … Je passe ma vie à essayerd’échapper aux banalités de l’existence. Si le professeur Moriartypeut m’y aider, ce sera un bonheur pour moi !

WATSON. – On peut échapperaux banalités de l’existence sans courir de pareils risques. Vousl’avez bien prouvé, Holmes… Et rien que le désir de démêlerl’écheveau des énigmes qu’on vous demande chaque jour dedébrouiller vaut la peine de vivre !

HOLMES. – C’est bienmonotone, allez !

WATSON. – Monotone !Dites que c’est palpitant… Tenez cette affaire dont vous commenciezà vous occuper la dernière fois que je vous ai vu… Ces lettresécrites à une jeune femme par je ne sais plus quel grandpersonnage ! … Une affaire sensationnelle, si je m’en souviensbien ! … Vous aviez trouvé, pensiez-vous, le moyen de forcerleur propriétaire à désigner elle-même la place où elle lescachait… Eh bien, votre plan a-t-il réussi ?

HOLMES. – De point enpoint.

WATSON. – Alors la dame s’esttrahie ?

HOLMES. – Oui, mon braveWatson… Tout s’est passé comme je l’avais supposé… J’ai mis lamain, grâce à mon stratagème, sur ce fameux paquet de lettres… Etje l’ai restitué à miss Alice Brent.

WATSON, stupéfait. –Restitué ? … Pour quel motif ? …

HOLMES. – Parce que c’eût étéun vol de le garder, son contenu étant la propriété absolue decette jeune fille.

WATSON. – Mais alors, vousavez perdu votre temps ?

HOLMES. – Non, si je suisparvenu à gagner la confiance de miss Brent… Ne pouvantm’approprier ces lettres et ces photographies sans sonconsentement, ma seule ressource était de la décider à me lesremettre de son plein gré… Or, les lui restituer alors qu’elle lescroyait perdues pour elle, c’était le premier pas vers saconfiance… Le second dépend de ce qui va se passer aujourd’hui etj’attends Forman pour me renseigner sur ce point.

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