Cousin de Lavarède !

Chapitre 11AXOUM

Cependant le voyage se poursuivait. Lanavigation, entravée à chaque instant par des marais encombrés dejoncs géants, par des chutes, des barrages de rochers, était deplus en plus difficile. Une fois au moins par jour, il fallaitdémonter la chaloupe et la transporter à bras d’hommes au-delà d’unobstacle infranchissable autrement.

Après plusieurs journées fatigantes, au prixd’efforts incroyables, la petite troupe parvint à Kassala, villed’une dizaine de mille habitants, alors au pouvoir des troupesitaliennes, et qui devait, plus tard, tomber sous l’assaut furieuxdes derviches.

L’embarcation fut encore tirée de l’eau, etles voyageurs décrivant un large cercle, contournèrent la place. Ileût été imprudent, en effet, de s’exposer aux investigations despatrouilles italiennes, qui n’eussent pas laissé passer desEuropéens à destination de l’Abyssinie. Car la guerre battait sonplein en ce coin du monde. Conduite par le général Baratieri, unecolonne expéditionnaire, partie de Massaouah, port de la colonieÉrythrée sur la mer Rouge, avait envahi l’Abyssinie, suivantl’itinéraire d’Asmara, de Goura, Sénafé, Adigrat, Adoua,Ada-Agamus, Makallé, Amba-Alaghi. Mais la fortune lui avait étédéfavorable. Battue à Amba-Alaghi, à Makallé, à Ada-Agamus, l’arméeitalienne avait dû reculer de cent soixante-dix kilomètres. Masséeautour d’Adoua, à quelques lieues à l’est d’Axoum, elle demeuraitlà, arrêtée dans sa retraite par un faux point d’honneur national,tandis que les troupes de Ménélik, négus d’Abyssinie,l’enveloppaient lentement. Déjà la famine apparaissait dans le campitalien ; la plupart des convois de ravitaillement expédiés deMassaouah étaient enlevés en route par des groupes de partisansqui, le coup fait, s’éloignaient sans laisser de traces, comme sila terre les avait soudainement engloutis.

Et trompés par les incessants mouvements del’ennemi, les bataillons d’Italie s’épuisaient en marches vaines,en contremarches inutiles, grillés dans les ravins profonds de laSuisse africaine égale en superficie aux quatre cinquièmes de laFrance, gelés sur les hauts sommets couverts de neige, rationnéscomme nourriture, souvent privés d’eau, mangeant les attelages del’artillerie, et hypnotisés pourtant par l’espoir décevant d’unevictoire impossible, mourants déjà penchés sur la tombe,inconscients de leur agonie commencée.

On juge par ce rapide exposé de la situation,si la garnison de Kassala eût fait bon accueil à une caravane sedirigeant vers Axoum, la capitale religieuse des Abyssins, la citésainte où les négus se font sacrer empereurs, de même que nos roisde France en la cathédrale de Reims.

Mais grâce aux précautions prises, lesvoyageurs ne furent pas inquiétés. Kassala fut laissée en arrière.Mais le fleuve s’encombrait de plus en plus ; à Ténem, on dutabandonner la chaloupe qui fut mise à la garde du cheik du village,et à dos de mulets, la petite troupe franchit la frontièreabyssine.

La période la plus pénible du voyage étaitarrivée. Longeant autant que possible le cours de la rivièreTakazé, la caravane traversait les Kolla ou basses terres del’empire du négus. À travers des plaines marécageuses, couvertesd’une végétation touffue, sous les branches entrecroisées desbaobabs ou doumas et des ébéniers, on avançait péniblement. Desnuées d’insectes avides se ruaient sur les voyageurs, perforantleur épiderme de leurs aiguillons empoisonnés. Au bruit de leurspas, des reptiles géants, des boas, des pythons de dimensionsdémesurées, tels que l’on n’en rencontre nulle part ailleurs,s’enfuyaient dans le lacis inextricable des lianes, déroulant leursanneaux avec des résonnances métalliques.

Brisés, ahuris, tous campaient à la nuit surun tertre, et malgré les piqûres de maringouins sanguinaires,s’endormaient d’un lourd sommeil, dont ils sortaient plus lasencore.

Vers le cinquième jour de marche, Niariannonça que, dès le lendemain, on gravirait les premières rampes duplateau abyssin. On allait quitter les Kolla pour entrer dans lesterres d’altitude moyenne, les Ouaïna-Déga. Réconfortés par cetteassurance, les voyageurs dînèrent d’assez bon appétit. Un buissonde pazaltéguo, dont la sève a la propriété d’éloigner lesmoustiques, avait été fauché par les matelots, et chacun s’étaitfrotté le visage, le cou, les mains de ses feuilles à la senteurviolente. Plus de piqûres, l’espoir d’une étape moinspénible ; il n’en fallait pas davantage pour ramener lesourire sur toutes les lèvres.

Entourés d’un cercle de feu, barrièreflamboyante allumée pour écarter les fauves affamés, tousdevisaient, sans hâte de regagner leurs tentes, Parfois Lotia,Maïva tressaillaient au rugissement lointain des carnassiers enchasse, et puis la conversation reprenait.

Lavarède interrogeait Radjpoor. Avant troisjours, on rencontrerait, sur la rive gauche de la Takazé, unruisseau limpide, le Hassam. Il suffirait de le suivre durantquinze kilomètres pour atteindre Axoum.

Et l’ancien caissier, se promettant in pettode gagner, avec le diamant d’Osiris, la côte d’Érythrée,demanda :

– Au fait ! pourquoi la pierreprécieuse en question se nomme-t-elle diamant d’Osiris ?

Un silence stupéfait suivit ces paroles. Unéclair haineux avait traversé les yeux noirs de Lotia. Enfin elledit d’une voix frémissante :

– Thanis a-t-il donc oublié les sainteslégendes d’Égypte ?

– Bon, fit ironiquement Robert, je ne lesai pas oubliées, par la raison que je ne les ai jamais connues.

– Il faut songer qu’il a quitté l’Égyptetout petit et qu’il a grandi dans l’exil, s’empressa d’ajouterRadjpoor.

Et comme Lotia ne répondait pas ; ilconclut :

– C’est à vous, gracieuse souveraine,qu’il appartient d’enseigner à notre roi ce qu’il ignoreencore.

Les traits de la jeune femme s’adoucirent.Elle eut, à l’adresse de l’Hindou, un regard bienveillant et d’unton affectueux :

– Seigneur Radjpoor, à vous qui sans yêtre forcé, sans être appelé – elle appuya sur ces dernièresparoles – à vous, qui librement êtes venu vous joindre aux oppriméspour le combat de la liberté, je n’ai rien à refuser.

Lavarède fut agité par un frisson. Une torturejalouse envahit son cœur.

Combien l’intonation de l’Égyptienne étaitdouce, alors qu’elle s’adressait à l’Hindou, quand pour lui-même,elle n’avait que des airs dédaigneux et des mots cruels. Est-ceque, trompée par l’infernal quiproquo dans lequel il se débattait,elle se prenait de tendresse pour l’artisan mystérieux del’intrigue incompréhensible dont le but, la raison, la pensée luiéchappaient.

– Ô terre des sphinx, murmura-t-il, toutest incompréhensible chez toi, les êtres et les choses !Seulement, acheva-t-il tout bas, ce qui est clair pour moi, c’estque je hais ce Radjpoor.

Il s’interrompit, Lotia, de sa voix musicale,disait la tradition attachée au diamant d’Osiris. Comme uneharmonie, les paroles s’égrenaient dans l’air, faisant palpiter lesombres du sous-bois. Voici ce que l’Égyptienne narrait :

– Au commencement, l’univers était unocéan de ténèbres. Osiris se dressa dans la nuit, et par trois foisappela la lumière. Et soudain du fond de l’infini, le soleil, lalune, les étoiles accoururent, peuplant de rayons la tunique noiredu chaos.

De nouveau Osiris parla, et les terres sebalancèrent dans le ciel, les mers roulèrent leurs vagues sur lesgrèves, et dans son lit, bordé de feuillages d’émeraude, le Nilcoula à travers l’Égypte.

Aussitôt les lions rugirent, les oiseauxchantèrent dans les branches, l’essaim bourdonnant des insectesdispersa ses rondes ailées dans les airs. Osiris souriait à sonœuvre, mais il se demanda tout à coup : – à qui donnerai-je laroyauté de la création ? Et il tomba dans une rêverieprofonde, qui se changea peu à peu en sommeil.

Un moustique l’aperçut, étendu sur la rive duNil, dont son corps couvrait plus de cinquante coudées. Curieux ils’approche, et sans reconnaître le divin dormeur, il perce sonépiderme de son aiguillon acéré.

La douleur tire le Maître de sonengourdissement. Il regarde sa main. Sur la peau brune, de lalégère blessure s’est échappée une goutte du sang blanc,cristallin, qui coule dans les veines du dieu. Ainsi qu’une sphèreoù le soleil se mire, elle tremblotte, prête à tomber ; maisil la touche, elle se coagule, devient la pierre précieusequ’aucune n’égalera, car la volonté de celui qui peut tout, aenfermé dans ses flancs la Transparence et la Clarté.

– Ceci, dit-il, sera le signe de laroyauté de l’homme.

Puis il saisit le moustique par les ailes.

– Chétif insecte, fait-il, je t’avaisdonné le moyen de t’élever dans les airs, de t’approcher des astresqui roulent dans les profondeurs de l’espace, et cependant tu n’aspas craint de t’attaquer à ton créateur. Je vais te donner unmaître qui te pourchassera sans cesse ; l’homme. Toi, tu serasfatalement poussé à le piquer, afin qu’il se souvienne de ta fauteet qu’il n’y tombe jamais.

Et frappant le sol du talon, il en fit sortirle premier des Pharaons.

C’est depuis ce jour que les moustiquess’acharnent à la poursuite de l’homme, et que le diamant d’Osirisest l’insigne du pouvoir.

Comme tous, bercés par le naïf récit, setaisaient, un rauquement formidable ébranla la forêt. Au-dessus dela barrière de flammes, une ombre décrivit une courbe, et unepanthère noire, exaspérée par la faim, les yeux sanglants,s’abattit sur le sol à deux pas de Lotia.

Un cri d’épouvante s’échappa de toutes lespoitrines, mais plus prompt que la pensée, sans armes, n’écoutantque son désir de protéger celle à qui appartenait son âme, Lavarèdes’était déjà jeté entre l’Égyptienne et la bête féroce. Celle-ci,surprise d’abord, se rasa avec un grondement sourd. Elle allaitbondir sur l’imprudent, le déchirer de ses griffes acérées… deuxcoups de feu retentirent, éclairant la scène de deux éclairsrougeâtres, et le félin atteint en plein cœur se tordit sur l’herbedans une suprême convulsion.

Profitant de la diversion opérée par Robert,Radjpoor et Niari avaient saisi leurs carabines et avaient dénoué àla satisfaction générale l’aventure tragique.

Lotia, pâlie par l’effroi, vint à eux, lesremercia avec effusion, mais elle n’eut pas un regard pour l’anciencaissier qui n’avait pas hésité à lui faire un rempart de soncorps. Et tandis qu’Astéras s’empressait seul auprès de lui,Radjpoor quittant Lotia à l’entrée de sa tente, murmurait tout engagnant la sienne avec Niari.

– Cette panthère avance. Dans quelquesjours, ce coquin de Français ayant le diamant d’Osiris, elle fûtdevenue providentielle.

– Bah ! riposta Niari. Il y a tantd’occasions de supprimer un homme. Il ne faut pas t’inquiéter,Seigneur.

Les deux hommes se considéraient avec uneexpression étrange.

– Et qui sait, poursuivit Niari, si luimort, tu ne reviendras pas sur ta décision d’abandonner l’Égypte àson sort.

Radjpoor esquissa un geste impatient ;son interlocuteur reprit vivement :

– Pardonne si je m’abuse. Il m’avaitsemblé que tes yeux s’arrêtaient volontiers sur Lotia.

– Et quand cela serait ?

– Elle-même te traite avec bienveillance.Avant peu, elle sera veuve. Tu pourrais aspirer à sa main, aupouvoir. La victoire est assurée, puisque « l’astre errant entous sens » a paru dans le ciel, Thanis, les dieux t’envoientla tendresse pour te rappeler ce que tu dois à ta race.

Mais le faux Hindou, auquel son compagnonvenait de rendre son véritable nom, secoua la tête :

– Ni guerre, ni massacres. En ce sièclel’Égypte est la barbarie, l’Angleterre est la civilisation. C’est àelle qu’appartient le triomphe.

Et d’un ton changé :

– Épouser Lotia, parbleu, je levoudrais ; j’y songerai. Mais la patrie égyptienne, non, centfois non.

– Pourtant !

– N’insiste pas, Niari. Tu es un ancienclient des Thanis, tu leur dois tout.

– Je m’en souviens, Seigneur.

– Je le sais. C’est pourquoi je t’ordonnede ne plus me parler jamais de tes rêves patriotiques. Des rêves,mon pauvre ami, de simples rêves… pourquoi les transformer encauchemars sanglants ?

Radjpoor-Thanis était parvenu au seuil de satente. Amicalement sa main s’appuya sur l’épaule de Niari.

– Jamais, tu m’entends, jamais. Lotiaveuve, oui, de cela seulement occupe-toi.

Et soulevant l’étoffe qui masquait l’entrée,il se glissa sous l’abri, tandis que son interlocuteur s’en allaitpensif à petits pas.

À ce moment même, à l’autre extrémité ducampement, Robert, désolé par l’ingratitude dont Lotia avait faitmontre à son égard, exhalait sa douleur devant Astéras.

Le savant l’écoutait sans prononcer uneparole, bien que ses lèvres fussent agitées de petits mouvements. Àpart lui, Ulysse murmurait :

– Bientôt on démasquera le Radjpoor.Maïva a dit A. Elle parlera, et alors… alors… on verra de quel boisse chauffe un astronome.

Et dans la tente voisine, Lotia s’endormait endisant avec une tristesse profonde :

– Radjpoor-Sahib m’a sauvée. Pourquoin’est-ce point lui, si brave, si loyal, que j’ai épousé au lieu dufourbe et criminel Thanis ? Pourquoi, oui, pourquoi ?

Quels que soient les sentiments qui agitentles humains, les heures passent insouciantes ; la nuits’écoula. À l’orient, l’aurore effeuilla ses roses sur le chemin duchar du soleil. Le campement fut levé, et par une succession depentes insensibles, la caravane s’éleva jusqu’aux premiers gradinsdu plateau abyssin.

En une demi-journée, le spectacle avaitchangé. Aux floraisons débordantes des basses terres succédaientles essences de l’Europe du sud. On eût cru traverser les forêtsdes Apennins ; le cours de la Takazé s’encaissait, roulanttorrentueusement au fond de gorges, à trois cents mètres au-dessousdu sentier suivi par les voyageurs.

La température était douce. Des brisesfraîches éventaient la caravane. Les moustiques avaient presquedisparu.

Et cependant, il y avait comme un chagrin, uneanxiété sur les personnages composant la troupe. Lotia, Radjpoor,Niari, Lavarède, Astéras, Maïva s’absorbaient en des réflexionsdiverses. Quant aux matelots, gênés par l’attitude de leurs chefs,ils devisaient à voix basse, suivant sans bruit, sans gaieté leursmaîtres taciturnes.

Durant trois fois vingt-quatre heures il enfut ainsi. Le dernier jour, le camp fut établi au confluent de laTakazé et du Hassam, ce ruisselet annoncé par Radjpoor et quiindiquait le chemin d’Axoum.

L’expédition touchait à sa fin ; lelendemain on pénétrerait dans la ville sainte, Le diamant d’Osirisserait remis à Robert. Et pourtant celui-ci éprouvait undéchirement en songeant que l’heure de s’évader allait sonner.C’est qu’il se rendait compte que sa paresse physique seule lepoussait à revenir en Europe. Son âme ne lui appartenait plus, elleresterait éplorée et douloureuse autour de l’insensible Lotia.

Aux premières lueurs de l’aube, la marche futreprise, Par des sentiers de chèvres, serpentant sur des rampesabruptes, on escalada les contreforts qui dominent la valléed’Axoum, On avançait lentement ; contraints à chaque instant àde longs détours, les voyageurs n’atteignirent les crêtes que versmidi.

On déjeuna rapidement, avec la hâte depoursuivre. À deux heures, la marche fut reprise. Maintenant ondescendait, au milieu de bois touffus, un escalier de géants taillédans le granit par les eaux pluviales.

Les arbres, les buissons se rapprochaient,s’enchevêtraient en une muraille de verdure.

– Nous sommes près de la lisière de laforêt, fit remarquer Niari, la végétation devient toujours plusexubérante au débuché.

Il achevait à peine que, s’ouvrant un passageà travers les broussailles, la caravane déboucha dans une immenseplaine verdoyante. Tous s’arrêtèrent. Leurs yeux, déshabitués deslarges horizons, se délectaient devant le vaste panorama qui sedéroulait devant eux.

Au loin Axoum étageait ses palais, sestemples, ses obélisques – il en existe 64 dans la ville sainte –mélangés dans un pittoresque désordre à des huttes de terressurmontées de toits coniques.

Mais ce qui frappa surtout nos voyageurs,c’est le prodigieux mouvement qui animait la plaine. Une arméeétait là, se livrant à une manœuvre incompréhensible. Desfantassins se formaient en bataillons, des groupes de cavaliers seréunissaient aux ailes. Et vers le centre, autour d’une tenteabattue, des batteries d’artillerie se massaient.

– Qu’est-ce que c’est que ça, s’écriaLavarède ?

Comme pour répondre à cette question, un grosde cavaliers se détacha de la masse grouillante et se dirigeaventre à terre vers la caravane.

– Ce sont des Abyssins, déclara Niariaprès un moment. Marchons à leur rencontre. Nous n’avons rien àcraindre.

On poussa aussitôt les montures. Cettemanœuvre fut remarquée des cavaliers indigènes, qui s’arrêtèrent etattendirent que la caravane les eût rejoints.

Lorsqu’elle fut arrivée à hauteur du groupe,l’un des Abyssins, un chef sans doute, s’approcha des voyageurs etleur intima très courtoisement d’ailleurs l’ordre de le suivre.Sans attendre leur réponse, il se dirigea vers l’endroit où étaitmassée l’artillerie. Il n’y avait pas à résister, on le suivit, etles cavaliers fermant la marche, le cortège passa devant les rangspressés des fantassins de Ménélik.

Curieuse était cette armée. Sauf le corps desartilleurs, uniformément coiffés d’un bandeau d’andrinople sous unecalotte verte, et vêtus d’une tunique galonnée de vert, les soldatsabyssins n’ont point de costume distinctif. Les chapeaux les plusbizarres, les chaussures les plus hétéroclites, des vêtementsvariés depuis la tobe – tunique blanche à bordure carminée– jusqu’au simple pagne laissant le torse nu, donnaient auxguerriers une apparence risible. Mais en y regardant de plus près,on comprenait à leurs regards étincelants, à leurs armesperfectionnées, que ces hommes affublés d’oripeaux étaient deredoutables adversaires. Tels les soldats de la République,couverts de haillons, sans pain, sans souliers, qui, à la fin dudix-huitième siècle firent trembler le monde.

On avançait toujours, À trois cents mètres, ungroupe brillant semblait attendre les voyageurs. En avant, un hommede haute taille, monté sur un cheval noir qu’un lion domestiqueparaissait garder, se distinguait tout d’abord. En approchant,Lavarède distingua sa figure noire et grêlée, entourée d’une barbegrisonnante. Sa tenue se composait d’une chemise de soie bleue,d’une chamma blanche et d’un burnous de satin noirs’ouvrant sur un pantalon de coton blanc ; un large feutrenoir posé sur un serre-tête de mousseline claire complétait sonajustement.

– L’empereur Ménélik, roi des rois,murmura le guide en le désignant.

À dix pas du négus, il s’arrêta, porta lesdeux mains à son front, puis allongea les bras à droite et àgauche. Ce salut fait, il vint au roi, lui parla un instant à voixbasse, puis se rapprochant des étrangers.

– Ménélik, maître de l’Abyssinie, demandequi vous êtes ?

Cette fois encore, Radjpoor présenta sonfirman à l’officier. Celui-ci le remit à l’empereur qui leparcourut rapidement. Son regard exprima une surprise joyeuse, sestalons pressèrent les flancs de son cheval qui l’amena vers lesvoyageurs et doucement :

– Lequel d’entre vous est Thanis ?Lequel veut faire l’Égypte libre et renouer ainsi les bonnesrelations établies jadis entre son peuple et le mien ?

À cette question, tous s’écartèrent, formantle cercle autour de Robert.

– C’est toi, frère, repritl’empereur ? Sois le bienvenu dans mon empire, et souviens-toique Ménélik a la haine de l’invasion, et que ses guerriers seronttoujours prêts à combattre côte à côte avec les tiens.

Puis tirant son épée suspendue à l’arçon de saselle.

– Approche, frère. L’empereur te faitchevalier d’Abyssinie. Toi et les tiens, grâce à la médaille d’orque voici, pourrez circuler librement dans tout le pays.

Et Lavarède s’inclinant, il lui frappa lesépaules du plat de son épée.

– Tu es chevalier, viens que je te donnel’accolade.

Les chevaux étaient flanc contre flanc. Lenégus serra l’ancien caissier dans ses bras, puis dénouant sonétreinte, il lui tendit un collier de fer, au bout duquelscintillait un disque d’or portant sur une face l’effigie del’empereur et sur l’autre cette devise hautaine : L’Abyssinietend seulement la main vers l’infini.

Et quand les anneaux de fer entourèrent le coldu jeune homme :

– Frère, je ne puis te recevoir ainsi queje le souhaiterais. Moi-même je défends l’indépendance de monpeuple contre les conquérants italiens. J’ai levé mon camp, je doispartir avec mon armée. Mais l’un de mes officiers t’accompagnera àAxoum : il dira à l’Abouma, le chef de notre église,nommé par le patriarche d’Alexandrie : Celui-ci est l’ami deMénélik, Et l’on fera ce que tu désires.

Lavarède s’embrouillait dans sesremerciements ; le négus l’interrompit :

– Viens, frère ; que je te présenteà ma compagne bien-aimée, à mes vaillants lieutenants qui, un jourpeut-être, se joindront à tes soldats pour balayer la terred’Égypte.

Il entraînait l’ancien caissier vers le groupequ’il avait laissé en arrière. Avec une émotion dont il ne fut pasmaître, le Français fut présenté à la reine Taïtou, RehetiepaBeheran, soleil et lumière de l’Éthiopie, au visage énergique etcharmant d’Espagnole ; au ras Makonnen, vice-roi du Harrar, àla physionomie fine et mélancolique, au ras Mikaël, époux de lafille du négus, au ras Mangasha, fils de l’empereur Johannès etjadis compétiteur de Ménélik, au ras Aloula, au ras Walé, frère deTaïtou, et enfin au lion de l’Abyssinie, le téméraire etchevaleresque Dedjaz-Gabayou.

Et après une nouvelle accolade, s’excusantencore d’être tenu par son devoir de généralissime, l’empereurchargea un officier de conduire la caravane égyptienne versAxoum.

Pour lui, levant l’étendard royal, il donna lesignal du départ. Aussitôt l’armée s’ébranla dans un ordre parfait,et traversant la plaine verdoyante, s’engouffra dans une gorgesombre, ainsi qu’un gigantesque serpent d’acier.

Cependant l’Abyssin désigné comme guidepressait les voyageurs de gagner Axoum. Son conseil était sage, etun temps de trot conduisit la caravane aux portes de la ville.

Ville morte, cité en ruines, dans les ruellesétroites de laquelle le sabot des chevaux résonnait sans qu’unhabitant curieux sortît des paillottes éventrées, des palais auxcorniches chancelantes. De loin en loin un obélisque dressait saflèche de pierre au milieu d’une place déserte, car les jours desplendeur sont passés pour Axoum. Cinq cents habitants à peine sontencore groupés autour de la basilique, centre religieux del’Abyssinie. Les autres ont fui vers la ville nouvelle, versAdoua.

Enfin, les hautes murailles du temple oùréside l’abouma se dressèrent devant les voyageurs. Une porte defer s’ouvrit lentement. Ils traversèrent des passages voûtés, descours silencieuses, où l’herbe croissait entre les pavés disjoints,et ils mirent pied à terre devant un perron aux marchesbranlantes.

Au haut des degrés, un vieillard, dont lecorps maigre dessinait ses angles sous une ample tunique violette,souhaita la bienvenue aux voyageurs.

– Durant trois journées seulement,dit-il, la basilique d’Axoum peut recevoir les étrangers. Maispendant ce laps, les hôtes sont les maîtres. Commandez ; onvous obéira.

Pour toute réponse, Radjpoor lui tendit lefirman aux cachets verts. L’abouma, c’était lui-même, en pritconnaissance :

– Ah ! ah ! continua-t-il d’unair pensif. Thanis a signé le traité d’alliance avec Hador. Lestemps prédits seraient-ils proches ?

Puis d’un ton bienveillant :

– Ce soir, à l’heure où la nuit coquetteégrène dans le ciel ses chapelets d’étoiles, j’attendrai Thanisdans cette cour, et je le conduirai lui seul, à la cachette ignoréeoù s’abrite le joyau d’Osiris. Maintenant prenez du repos, car laroute a été longue.

Il frappa ses mains l’une contre l’autre.Aussitôt des prêtres, à la robe blanche agrémentée de palmettesviolettes, accoururent. Courtoisement ils invitèrent les voyageursà les suivre et les installèrent dans les appartements réservés auxvisiteurs. Les salles étaient spacieuses, et le mobilier accusaitun mélange de luxe raffiné et de simplicité primitive. On avait làl’impression exacte de l’âme abyssine, incomparablement supérieureà celle des peuples noirs qui l’entourent, mais gênée dans sonessor par les vagues vivantes qui viennent battre les flancs del’îlot rocheux qu’elle habite et qui domine les déserts.

Partout en effet, dans ce pays singulier, serencontrent les mêmes oppositions. Chrétiens grecs, les Abyssinsmêlent au rite russe certaines pratiques païennes. Auprès de leursmonuments, qui indiquent un goût raffiné de l’architecture, sedressent des paillottes aux murs d’argile séchée, coiffées de toitsconiques de chaume, identiques aux constructions éphémères despeuplades soudaniennes.

Ils n’ont point adopté l’ère russe, qui a,avec la nôtre, un écart de treize années. Ils comptent d’aprèsl’ère d’Antioche, dont l’origine est placée 5493 ans avant J.-C.,laquelle fut apportée au quatrième siècle par Frumentius ; sibien que notre année 1896 est pour eux l’an 7389.

Avides de liberté, ils maintiennentl’esclavage. Désireux de transformer leur organisation guerrière,ils conservent, comme castes privilégiées, la noblesse et leclergé, reléguant au bas de la hiérarchie sociale, les marchands etles cultivateurs. Et comme si ces divisions ne creusaient pas unabîme infranchissable entre l’aristocratie et le populaire, leslois du pays imposent une langue différente à chacun des deuxgroupes. Les chefs, les ras, les guerriers parlentl’amharic, le peuple emploie l’idiome agaou, detelle sorte qu’un seigneur et un artisan sont exposés à ne secomprendre qu’à la condition d’être assistés par un interprète.

Dans une même chambre, Lavarède et Astérascausaient.

– Eh bien, disait le premier avec unepointe de tristesse, le diamant d’Osiris va nous faireriches ; il s’agit à présent de quitter… à l’anglaise, noscompagnons.

– En emmenant Maïva, se récriaUlysse.

– Que ne puis-je en même temps entraînerLotia, ma femme, vers des contrées plus clémentes ?

– Bah ! laisse donc. Une sauvagesans cœur.

Robert se leva avec impatience.

– Mais non, pas sans cœur du tout. Lapreuve est qu’elle me déteste.

– Eh bien mais…

– Et je l’approuve.

– Tu es vraiment trop bon.

– Non, je suis juste. Elle me croitThanis, fils d’un homme qui a tué sa mère, Je ne comprends qu’àmoitié, mais pour elle, cela doit être très clair. Sa haine montreson amour filial. Je l’estime de me refuser son affection.

– Ton raisonnement biscornu prouve…

– Quoi ?

– Qu’il ne faut jamais dire :Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.

D’un regard étonné, Robert enveloppa soninterlocuteur. L’astronome sourit :

– Tu ne te souviens pas de notreconversation, le soir où nous sortîmes de l’Observatoire ?

– Ma foi non.

– Je t’affirmais, sur la foi d’une amiede ma famille, qu’il existe de par le monde des anges dont la vueseule donne l’horreur du célibat.

– Eh bien ?

– Tu me répondis : Jamais celan’arrivera pour moi. Hélas ! tu avais raison. Car ta Lotian’est pas un ange, mais un démon.

Les sourcils de l’ancien caissier sefroncèrent :

– Raille, raille, mon bel ami. Il mesemble que tu es logé à la même enseigne que moi ; ton intérêtpour la muette Maïva.

– Eh là, je t’arrête ! D’abord jen’ai pas dit comme toi : Jamais. Et ensuite…

– Ensuite ?

– Maïva est un ange.

– Parbleu !

– Un pauvre être opprimé, qui nous montresans cesse son attachement, son dévouement.

Avec un haussement d’épaules, Robert fitironiquement :

– Entendu ! Elle est bonne, dévouée.Elle s’intéresse à l’astronomie et force ainsi la tendresse del’astronome.

– Que veux-tu dire ?

– Qu’une fois en France, tul’épouseras.

– Moi ?

Le savant écarquilla les yeux, ouvrit labouche, exprimant par cette mimique une surprise non équivoque. Saphysionomie était si cocasse, que son ami ne put s’empêcher derire.

– Toi-même, appuya-t-il enfin. Toi qui,sans t’en douter, as donné toute ton affection à cette petiteesclave que tu protégeais.

– Tu crois ?

– Il ne faut pas être grand clerc pourarriver à la certitude.

– Eh bien, déclara résolument le savant,je l’épouserai.

Puis devenu soudainement joyeux :

– Au fait ! c’est le moyen de ne pasla quitter, de la voir tous les jours. Moi qui me creusais la têtepour trouver. Cela y est, et grâce à toi, mon bon Robert. Tu serasde la noce.

Mais de nouveau le visage de Lavarède s’étaitassombri.

– En attendant, nous sommes prisonniers.Comment regagner la France ?

La question calma les transports del’astronome. Emporté par la satisfaction de voir clair en lui-même,il avait oublié la situation présente. Et grave maintenant ilrépéta :

– Comment regagner la France ?

Aucune solution ne se présenta à l’esprit desjeunes gens. Un lourd silence pesa sur la salle. Ils songeaient,sans réussir à faire jaillir de leur cerveau la combinaisonlibératrice.

Et comme ils demeuraient là, immobiles,absorbés, la porte tourna lentement sur ses gonds et Maïvaparut.

Repoussant le battant, elle s’approchad’Ulysse qui la regardait, ravi de la voir, la trouvant pluscharmante depuis que, grâce à son ami, il comprenait combien ellelui était chère. Elle déploya devant lui un papier qu’elle tenait àla main, et lui fit signe d’y jeter les yeux.

Il obéit. C’était une carte rudimentaire de larégion, où les sentiers, les passages de montagnes étaient figuréspar des traits, Au centre à peu près, en caractères latins, lemot : Axoum, s’allongeait auprès d’un fouillis de maisonnettesreprésentant la ville sainte.

– Une carte, murmura le savant. Queveux-tu que j’en fasse ?

Derechef elle lui conseilla par gestes de lirele plan.

Robert s’était levé. Il examinait la feuillepar dessus l’épaule de son compagnon :

– Pour fuir, dit-il entre haut et bas, ilest bon de connaître la topographie du pays.

Les yeux de la muette brillèrent ; seslèvres s’épanouirent en un sourire.

– Ah ! c’est cela, s’écria Astéras àqui ces signes n’avaient pas échappé.

Elle inclina affirmativement la tête.

– Bon… alors cherchons à nousentendre.

Et mettant le doigt à l’endroit où Axoum étaitreprésenté :

– Nous sommes ici, à Axoum, Voyons, dequel côté penses-tu que nous devons nous diriger ?

Il s’arrêta et avec chagrin :

– Je suis bête. Tu ne sais pas lire.

De la main, elle lui ordonna d’attendre. Sonregard perçant parcourut la pièce, puis elle allongea les bras enavant, les ramena contre sa poitrine, simulant le geste d’unrameur.

– Parfait… en bateau… il faut gagnerl’eau… Laquelle ?

De l’index, la petite muette montra unfauteuil recouvert de velours rouge.

– Quoi… demanda Lavarède, unfauteuil ? Non… alors sa couleur peut-être… ? Oui… l’eaurouge… ? Il y a un fleuve rouge aux environs ? Non… pasun fleuve… Ah ! la mer Rouge !

Rapidement la tête de l’esclave s’abaissad’arrière en avant.

– Marchons vers la mer Rouge, continual’astronome… Nous passons par Adoua.

– Oui, mima encore Maïva.

– Adoua, où sont les Italiens, ennemis denos geôliers et amis des Anglais.

La jeune fille répéta le même geste.

– En effet, un de leurs convois nousramènerait à Massaouah. Seulement comment sortir d’ici ?

À cette interrogation, la muette se pencha surune table qui occupait le centre de la salle et fit mined’écrire.

– Écrire, à qui ?

Elle revint au fauteuil rouge.

– À la mer Rouge… ? non, à ceux quipeuvent nous y conduire… aux Italiens ?

Elle sauta joyeusement.

– Aux Italiens ?… Ah ! j’ysuis. Leur dire que nous sommes captifs ici ; que les Abyssinsse sont éloignés, et qu’une reconnaissance nous délivrerait…

À mesure qu’Astéras parlait, la muettedevenait plus gaie. C’était bien cela qu’elle désirait.

– Écrire, je veux bien, mais qui porterala lettre ?

Elle mit la main sur sa poitrine.

– Toi, le pourras-tu ?

Elle affirma de la tête.

– Quand ?

La fillette s’approcha de la fenêtre. Son brasse tendit dans la direction du soleil et décrivit un cercle versl’horizon.

– Après le coucher du soleil, traduisitRobert palpitant. La nuit en un mot. Mais nos compagnons ?

Dans le fauteuil Maïva se laissa tomber, lesyeux clos, simulant le sommeil.

– Ils dormiront. Eh bien, soit !pauvre mignonne ; nous nous confierons à toi, et pourcommencer, nous allons écrire ce que tu désires.

Et, s’installant à la table, sur laquelle uneattention délicate avait rassemblé des feuilles d’un papyrusgrossier, des plumes de roseau et une encre rougeâtre obtenue parla macération dans l’alcool d’une argile ocreuse, l’ex-caissiertraça les lignes suivantes :

À MM, les officiers des troupes italiennesau camp d’Adoua.

« Messieurs,

« Deux voyageurs captifs en la métropoled’Axoum vous prient de les délivrer. Ils ont assisté au départ del’armée du Négus. Le chemin est donc libre, et une compagniesuffirait à la tâche. Au nom de la civilisation et de la solidaritéeuropéenne, nous vous supplions de répondre à notreappel ».

Il signa : Robert Lavarède, employé decommerce ; fit apposer à son ami sa griffe : UlysseAstéras, de l’Observatoire de Paris, et pliant la missive, aprèsl’avoir relue à haute voix, il la remit à Maïva qui la cachaaussitôt dans son gorgerin.

Ulysse avait saisi les mains de lamuette :

– Tu est bonne, Maïva, dit-il d’un tonému, tu es bonne et je t’aime.

Elle le regarda tendrement et doucement, avecune caresse dans la voix :

– A… O… A… O… gazouilla la fillette.

L’astronome eut un cri de joie :

– Deux voyelles déjà… tu parlerasbientôt… Tu pourras exprimer tout ce qu’il y a d’exquis en tapetite âme. Travaille, Maïva… il faut apprendre à dire U.

Elle inclina sa jolie tête, mit un doigt surses lèvres, et d’un pas silencieux gagna la porte. D’un regardrapide elle s’assura qu’aucun fâcheux n’était aux écoutes, et sansbruit elle se glissa dehors.

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