Cousin de Lavarède !

Chapitre 12LE BOLIDE DE LAVARÈDE

Comme des convalescents pressés de respirerl’air pur, Robert et ses compagnons montèrent hâtivement sur lepont. La voûte du firmament s’était dégarnie de nuages ;quelques rares vapeurs seules flottaient ainsi que des floconsblancs sur l’indigo céleste. Une brise légère et tiède passait parbouffées.

Heureux de se retrouver vivants, ilsdemeuraient là, sans songer à rien, tout au plaisir de se baignerdans les rayons d’or du soleil. Tout à coup, un cri de Maïva lestira de leur béate rêverie :

– Un chemin de fer ! clamait lapetite Égyptienne.

Courant à la balustrade, tous regardèrent versla terre. L’élève d’Astéras ne s’était point trompée. Au milieud’un pays verdoyant, sur lequel l’aéronef voguait à une alluremodérée, un train suivait les lacets d’une voie ferrée, ensoufflant sa fumée blanche.

– Ah ça ! s’écria Lavarède, noussommes dans… ou plutôt sur un pays civilisé. Dans quelle partie dumonde nous a donc conduits ce brave cyclone qui nous a tanteffrayés ?

Tous avouèrent leur ignorance.

– Mais, hasarda Ulysse, notre capitaine adû, comme chaque jour, faire le point. Descendons consulter lacarte de la salle à manger.

La proposition fut adoptée sans contestation,et déjà les voyageurs se dirigeaient vers le panneau, quand Ramierémergea brusquement de l’ouverture.

Il fut aussitôt entouré.

– En quel endroit sommes-nous ?

– Exactement par 26° 13’7’’ de longitudeEst et par 25° 55’22’’ de latitude Sud. En d’autres termes, nousplanons à quelques kilomètres de Prétoria, ville de la républiquedes Boers, du Transvaal, au-dessus de la ligne ferrée du Cap àPrétoria et à Lourenço-Marquez.

Le petit homme fit une pause, puis d’une voixtranquille :

– D’après mes ordres, le Gypaètes’élève en ce moment. Je ne veux pas être aperçu de la terre. Maiss’il vous plaît d’examiner le pays riche en mines d’or, que lesAnglais et les habitants d’origine néerlandaise se disputent, jevais vous faire remettre des lunettes marines.

Il se pencha à l’écoutille, prononça quelquesmots dans une langue inconnue ; peu d’instants après, unmatelot montait sur le pont, chargé d’une demi-douzaine delunettes, qu’il distribua aux assistants.

Le besoin s’en faisait sentir. Par suite dumouvement ascensionnel de l’aéronef, les détails de la surface duglobe devenaient vagues, imprécis. Bientôt tous les passagersfurent penchés sur la balustrade, fouillant de leurs lunettes lepays situé au-dessous d’eux.

Grâce à la puissance des instruments, ilsdistinguaient les trains, les lourds chariots traînés par desbœufs, les piétons, les cavaliers parcourant les routes. Puis uneville s’étala sous leurs yeux, avec ses habitations coquettesentourées de jardins.

Ramier désigna l’une de ces maisons :

– Voici la demeure du chef suprême de laRépublique Transvaalienne, du président Krüger.

Toutes les lunettes furent aussitôt braquéessur l’endroit indiqué. C’était une villa spacieuse, à un seulétage, précédée d’une vérandah soutenue par des colonnettes debois. Devant la porte, les observateurs eurent le tempsd’apercevoir un gros homme, à la face bienveillante, qui, à demicouché sur un siège de rotin, fumait gravement une longue pipe.

Puis l’aéronef dépassa la maison, derrièrelaquelle se trouvait une cour précédant un jardin ombreux. Prèsd’une fontaine, les manches retroussées, une forte commère, penchéeau-dessus d’un cuveau, faisait la lessive.

– C’est la présidente Krüger en personne,déclara le fou. Elle lave le linge de la famille.

Et avec un respect attendri, ilajouta :

– Mœurs patriarcales, vénérables. Si jeconsentais à retourner parmi les humains, c’est chez ces Boers queje m’établirais ; chez ces êtres simples et honnêtes, où lafemme du premier magistrat de la République ne craint pas de selivrer aux soins du ménage. Chez eux l’orgueil, la sotte vanité, ledésir mesquin de jeter de la poudre aux yeux, sont inconnus. Lamère de famille, la femme d’intérieur y sont honorées, alors quechez des peuples prétendus policés, les femmes mettent toute leurfierté à n’être bonnes à rien. Mères, elles ne veulent points’occuper de leurs enfants ; épouses, elles refusent desurveiller leur maison. De pareils soucis, disent-elles, sont bonspour les petites gens. Tout beau, Mesdames, cela est bon, en effet,pour de petites gens… de cœur et d’esprit. Vous, vous vous ravalezau rang de coûteuses poupées, qui, dans la maison vide dedévouement, tiennent une place intermédiaire entre le cheval derace et le chien de luxe.

Durant le monologue de Ramier, l’aéronefpoursuivait sa course, laissant en arrière le gros del’agglomération. Maintenant les maisons s’espaçaient, séparées parde larges espaces boisés. Les reliefs du sol s’accusaient. Onpénétrait dans une région montueuse, accidentée. Vers trois heures,la cité de Pietersburg, centre des exploitations aurifères, seprofila à l’horizon. À la nuit, sur une falaise rocheuse dominantle cours du neuve Limpopo qui, né près de Prétoria, va se jeteraprès une vaste courbe dans l’océan Indien, le Gypaèteatterrit doucement.

Le fou voulait profiter de la solitude et dela nuit pour visiter soigneusement ses appareils, et se rendre uncompte exact de l’étendue des dégâts causés par le cyclone.

Au jour, il annonça d’un air radieux à sesprisonniers que, sauf une aile emportée par la tourmente, aucunedes machines n’avait souffert. Il était nécessaire de regagner lepôle Nord pour réparer le dommage, mais somme toute, l’accidentn’aurait pas de suites graves.

À son signal, le navire aérien s’était remisen marche. Franchissant le fleuve Limpopo, il suivait à moins dedeux cents mètres, les sinuosités de la plaine du Matabéléland.Dans ces régions, habitées seulement par des nègres fétichistes, ilétait inutile de se perdre dans les nuages. Qu’importait que lesnoirs aperçussent l’aéronef, dont ils étaient incapables de devinerla nature.

Le pays, largement arrosé par les affluents duLimpopo, de l’Omaramba et du Zambèze, offrait aux regards unesuccession de prairies immenses, coupées de forêts et de marécages.Des antilopes, des éléphants, des rhinocéros se montraient. Dansles alluvions vaseuses qui bordaient les cours d’eau, deshippopotames s’ébrouaient lourdement, sans souci des alligators,qui ainsi que des troncs d’arbres dépouillés, s’abandonnaientparesseusement au courant.

Devant ce district giboyeux, les instincts dechasseur des passagers se réveillèrent. Oubliant leurs soucis, leurcaptivité, ils demandèrent à Ramier la permission d’abattrequelques pièces. Le fou leur déclara que, son filet de chasse,naguère déchiré par l’ours, avait été réparé avec peine, et qu’ilne se souciait pas de l’exposer à de nouvelles avaries en lefaisant traîner sur une plaine sous les hautes herbes de laquellepouvaient se cacher des troncs d’arbres ou des rochers, dont larencontre serait désastreuse. Un peu plus au nord, on trouveraitdes terrains plus propices, et il se ferait un plaisir de donnersatisfaction à ses hôtes.

– Toutefois, conclut-il, s’il vous plaît,en attendant, de brûler un peu de carbure, je mets des fusils àvotre disposition. Nous ne saurions nous arrêter pour ramasser legibier abattu, mais enfin un exercice de tir est toujours unedistraction.

Si pesante était la monotonie du bord, queRobert et Ulysse acceptèrent la proposition. Cinq minutes plustard, ils se postaient à l’avant, armés de fusils à carbure Z,prêts à faire feu sur le premier animal qui passerait à portée.

Selon son habitude, Radjpoor-Thanis n’avaitpas profité de l’invitation de Ramier. Un moment il avait paru surle pont, puis il s’était retiré dans sa cabine, et là, seul, ilcherchait vainement l’idée ingénieuse qui devait à jamais séparerLotia et Lavarède.

Celui-ci ne songeait pas à son ennemi. Àquelques centaines de mètres, il venait d’apercevoir un troupeau despringbocks et de blessbocks[8] qui, sousla garde d’un mâle adulte, reconnaissable à ses longues cornesnoires recourbées en forme de lyre, paissaient insoucieusement. Lacourse de l’aéronef devait conduire les chasseurs aériens à bonneportée.

– Une balle à ce superbe animal, ditRobert en désignant l’antilope aux longues cornes.

– Si tu le veux, répliqua tranquillementAstéras. Seulement, si tu n’es pas plus adroit que moi, je penseque nous ne lui ferons pas grand mal.

L’ancien caissier haussa lesépaules :

– Je ne tiens pas à lui être désagréable.L’important est de faire du bruit, de s’étourdir un peu, d’oublierune minute que nous sommes captifs !

Tout en parlant, il épaulait. Son ami l’imita.Les deux détonations se confondirent en une seule, mais elleseurent un résultat inattendu.

Tandis que les antilopes, saines et sauves,s’enfuyaient à travers la plaine, une voix, qui semblait partird’un ravin boisé, s’éleva.

– À moi, criait-elle ! Àmoi !

Ces mots prononcés en français bouleversèrentles chasseurs. Un blanc, un compatriote était près d’eux, et ildemandait du secours. D’un même mouvement, les deux hommess’élancèrent vers Ramier :

– Vous avez entendu ?

Le fou sourit doucement :

– Oui, que voulez-vous que j’yfasse ?

– À moi, répéta la voix déjà affaibliepar l’éloignement !

– Ce que je veux, dit avec force Robert,troublé jusqu’au fond de l’âme par ce nouvel appel. Que vousmodifiiez votre route, que vous ne passiez pas indifférent auprèsd’une créature humaine que peut-être vous pouvez sauver.

– Et qui, une fois à mon bord, deviendramon ennemie, comme vous, comme vos compagnons.

– Qui sera impuissante comme nous-mêmes.Voyons, M. Ramier, soyez généreux. Qu’exigez-vous denous ?

Le capitaine du Gypaète considéraLavarède sans répondre, puis hochant la tête :

– Il est bon, il a un cœur pitoyable,murmura-t-il enfin. Pourquoi est-il de ces insensés, pour qui lasociété des hommes est nécessaire ? S’il me comprenait, jel’aimerais ; il deviendrait le plus cher de mes amis.

Et soudain prenant son parti, il fixa sonregard pénétrant sur le jeune homme :

– Jurez-moi que vous ne tenterez riencontre moi, contre mon équipage, ni contre mon appareil, et jeferai ce que vous désirez.

– Ah ! s’écria Robert emporté par unélan de pitié, je le jure. Je vous donnerai même ma parole de nepas chercher à m’échapper.

– Je ne vous demande pas cela. La fuiteest impossible. Je vous laisse toute liberté de me quitter, si vousen trouvez le moyen. Il me suffit de savoir, qu’à mon bord, je n’airien à craindre de vous.

– J’engage mon honneur.

– C’est bien. Nous allons tâcher dedécouvrir l’inconnu auquel vous vous intéressez.

À ces mots, le petit homme courut au tubeacoustique sur lequel il se pencha. Aussitôt le Gypaète évolua etrevint en arrière à une allure ralentie.

Bientôt il plana au-dessus du ravin d’où étaitparti l’appel de détresse. Accrochés à la balustrade, la moitié ducorps suspendue dans le vide, tous fouillaient du regard les pentesbroussailleuses.

Ils ne virent rien d’abord. Leurs yeux neparvenaient pas à percer la voûte de feuillage. Mais soudain lesarbres s’espacèrent, laissant libre une large clairière, et detoutes les poitrines s’échappa ce cri :

– Des blancs ! Prisonniers desMatabélés !

C’était vrai. On était en présence d’unvillage indigène.

Tout autour de la clairière s’élevaient deshuttes de bambou, d’où sortaient incessamment des guerriers noirsarmés de lances, d’arcs, voire même de mauvais fusils. Au centre,d’autres nègres enfonçaient dans le sol un poteau rayé de lignesrouges.

– Le poteau du supplice, remarquaRamier.

Le poteau du supplice ! Ces motsdonnaient à la scène une terrible clarté.

Les Matabélés avaient des prisonniers, etselon leur cruelle coutume, ils allaient les torturer.

Mais ces captifs, où étaient-ils ? Enparcourant des yeux la clairière, les voyageurs ne tardèrent pas àles distinguer. Étroitement garrottés de liens de paille, ilsétaient couchés sur le sol un peu à l’écart. C’étaient desblancs : un homme et une femme, jeunes tous deux ; lui,châtain, le visage expressif et intelligent coupé par une finemoustache brune ; elle blonde et rose. Et malgré leurs liens,ils se regardaient avec une tristesse affectueuse, semblant, chacunpour sa part, oublier le supplice qui l’attendait pour ne sesouvenir que des tortures dont l’autre était menacé.

Tout à coup, l’homme aperçut l’aéronef. Uneexpression d’espérance stupéfaite se peignit sur ses traits. Sabouche s’ouvrit toute grande pour laisser passer le même cri quetout à l’heure :

– À moi !

Les noirs se retournèrent. L’un d’eux marchasur les prisonniers en brandissant sa lance d’un air menaçant, maisRobert ne lui permit pas d’aller loin. D’un mouvement brusque ilreprit son fusil, épaula et pressa la détente. L’indigène roula surle sol, le torse troué, avec un rugissement de douleur.

Au bruit de la détonation, tous les Matabélésavaient levé les yeux. En voyant planer au-dessus de leurs têtes leGypaète, une épouvante folle s’empara d’eux. Les unss’enfuirent avec des hurlements aigus ; les autres seprosternèrent en poussant des clameurs gutturales.

Profitant de leur surprise, Ramier multipliaitles ordres dans le tube acoustique. Le filet de chasse descendaitvers le sol, l’aéronef accélérait sa vitesse, et bientôt, lescaptifs des noirs, cueillis au vol, étaient emportés dans sa courserapide. La clairière disparaissait, et reprenant la direction dunord, le navire aérien laissait bien loin derrière lui le villageMatabélé, poursuivi par les cris assourdissants des indigènes.

Sans plus s’occuper de ces braillards, Robert,Ulysse, Maïva, Lotia s’engouffraient dans le panneau, descendaientdans la cale du Gypaète. Ils arrivèrent juste au moment oùles matelots hissaient le filet à bord.

Les Européens étaient enfermés dans sesmailles, évanouis, à demi asphyxiés par la célérité du mouvement.Ils entraient dans l’aéronef de la même manière que ceux quivenaient de les sauver.

Lotia fit transporter la jeune femme dans sacabine, toute émue de la voir si jolie avec ses paupières closes.Quant à Robert, il saisit l’homme par les épaules, tandisqu’Astéras le prenait par les pieds, et tous deux, refusant l’aidedes matelots, emportèrent l’inconnu dans leur propre cabine.

Là, avec un trouble qu’il ne s’expliquait pas,l’ancien caissier se mit à frictionner le malade pour le rappeler àlui.

Mais la secousse violente qu’il venaitd’éprouver avait assommé le nouveau passager duGypaète.

Il demeurait inerte, insensible au massagevigoureux dont il était l’objet.

– De l’eau, il faudrait de l’eau, s’écriaRobert inquiet de cette immobilité persistante.

Courant au lavabo, il trempa une serviettedans le pot à eau et en bassina le visage de l’inconnu.

La lotion eut un effet presque immédiat. Unprofond soupir s’échappa des lèvres de l’homme, une teinte roséemonta à ses joues.

– Encore un peu de fraîcheur, fitl’ancien caissier en retournant au pot à eau.

À ce moment, le malade ouvrit les yeux.Astéras resté près de lui eut un cri de joie, et appelant sonami :

– Lavarède, clama-t-il, il ouvre lesyeux, il regarde.

Mais lui, mais Robert, qui à sa voix avaitbrusquement pirouetté sur ses talons restèrent pétrifiés, en voyantl’inconnu se soulever sur le coude et demander avec un étonnementnon dissimulé :

– Tiens ! vous savez mon nom ?Qui êtes-vous donc ?

Et comme ils ne répondaient pas, le trouble deleur esprit ne leur permettant p’as de comprendre ce qui sepassait, l’homme reprit :

– Enfin, vous me connaissez, puisque vousavez prononcé mon nom.

– Quel nom, bégaya Robert retrouvant laparole ?

– Mais… Lavarède donc !

– Vous vous appelez Lavarède ?…

Dire de quel ton l’ancien caissier formulacette interrogation est impossible. C’était de l’espoir, del’effarement qui faisaient trembler la voix.

L’inconnu, pour qui son émotion étaitincompréhensible, répondit avec calme :

– Sans doute, Lavarède.

– Armand ?

– Oui.

– De Paris ? journaliste ?…époux de Miss Aurett Murlyton ?

– Oui… mais ma femme, oùest-elle ?

Il y avait une angoisse dans l’accent dujournaliste.

– Rassurez-vous, s’empressa de répliquerRobert en riant sans pouvoir s’en empêcher, elle est sauvée.

Puis dans un besoin d’expansion, assénant surl’épaule d’Astéras une tape dont l’astronome fut plié endeux :

– Victoire. Tout comme toi j’ai rencontrémon bolide !

Et comme Armand l’enveloppait d’un regardcurieux.

– Je vais vous expliquer. Je suis RobertLavarède, d’Ouargla.

– Ah ! interrompit le mari d’Aurett,mon cousin dont j’ai trouvé la carte chez moi, à mon dernierpassage à Paris.

– Précisément !

– Parbleu ! je ne m’attendais pas àvous voir en plein Centre-Africain. Qu’à cela ne tienne,serrons-nous la main, cousin, et causons.

Les deux jeunes gens échangèrent un vigoureuxshake-hand, en disant avec une raillerie émue :

– Bonjour, cousin.

Auteurs::

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