Cousin de Lavarède !

Chapitre 4SOUS LE CERCLE POLAIRE ARCTIQUE

Les voyageurs étaient désormais tiraillés pardes sentiments opposés. Ni la folie, ni le génie de Ramiern’étaient niables, et tandis que la première les faisait trembler,ils se sentaient pénétrés de respect pour le second.

Trois jours se passèrent ainsi. Astérasconsacrait chaque matin une heure à compléter la guérison de Maïva,puis il s’enfermait avec Ramier dans le laboratoire. Lui au moinsne souffrait pas du voyage, absorbé qu’il était par l’étudepassionnante de l’infini. Quand ses amis, un peu jaloux de sasuperbe tranquillité, la lui reprochaient, il se contentait derépondre avec un bon sourire :

– Bah ! Pourquoi metarabuster ? Je me réfugie dans la science qui fait toutoublier. Mes recherches d’ailleurs ne sont pas exemptes d’amertume,car j’ai conscience que chacun de mes efforts rapproche l’instantterrible où l’homme saura de l’infini tout ce qu’il est permis ànotre race d’en surprendre.

Et mélancoliquement il ajoutait :

– Le jour viendra où nos télescopes, deplus en plus puissants, découvriront des étoiles de plus en pluséloignées. Les points brillants, qui parsèment le ciel,augmenteront en nombre, se serreront incessamment et finiront parse toucher. Alors il faudra s’arrêter, car entre nos yeux etl’infini s’étendra un rideau de soleils. De même, le microscope,scrutant la goutte d’eau, à force de découvrir des organismes plusténus, atteindra la limite des investigations qui lui sontpermises, en rencontrant le rideau compact des infiniment petits.Ce jour-là, l’humanité aura accompli son œuvre qui est de mesurerune minime section de l’espace entre une barrière de bacilles etune barrière d’étoiles. Elle aura ainsi préparé, chaînon modestedans la chaîne sans fin des êtres, l’avènement d’une race plusvigoureuse, plus intelligente qui, à son tour, poursuivral’ascension éternelle vers la Vérité.

Puis, laissant ses auditeurs un peuabasourdis, il retournait au laboratoire.

Lavarède, Lotia, Radjpoor, Maïva lisaient.Après les repas, ils montaient sur le pont. La température serafraîchissait à chacune de ces ascensions. Évidemment leGypaète poursuivait sa course vers le Nord avec uneinconcevable rapidité.

Dès le troisième jour, les voyageurs avaientdû revêtir des casaques ouatées de plumes, queMme Hirondelle avait gracieusement mises à leurdisposition.

Le quatrième, en arrivant sur le pont, ilspoussèrent un même cri de surprise. L’aéronef planait au-dessusd’une région glacée. À perte de vue, la campagne était couverte deneige, et la configuration de la côte était indiquée par un chaostitanique de blocs de glace. Comme toujours, la pression, dans levoisinage des terres, avait disloqué l’ice-field[6] étendusur la surface de la mer. C’était un enchevêtrement indescriptibled’aiguilles, de cubes, de polyèdres. En certains endroits, soitqu’il existât un courant sous-marin constant, soit pour toute autrecause, la croûte glacée affectait la forme d’une rue bordée depalais ruinés.

– Où sommes~nous, demandaRobert ?

Ramier qui avait rejoint ses hôtesrépondit :

– Kamtchatka !

Et désignant au loin un dôme neigeux émergeantdu sol, il ajouta :

– Observatoire de Barget.

Le Français ressentit comme un choc dans lapoitrine. L’observatoire de Barget était le but indiqué par le fou,quand il avait appris que ce poste d’observation avait le premiersignalé l’apparition du Gypaète dans le ciel. Certes, lesastronomes n’avaient point cru à l’existence d’un aéronef, ilsl’avaient qualifié de « bolide irrégulier », mais leurcuriosité avait irrité Ramier, lui avait fait modifier sa route.Songeait-il donc à se venger d’une indiscrétion toutescientifique ?

Sous l’empire de ces pensées, Robertinterrogea le petit homme, et avec une crainte vague :

– Pourquoi donc êtes-vous venu en cepoint désolé du globe ?

L’autre ricana :

– Pour donner une leçon à desobservateurs impertinents.

– Mais inconscients. Ils ignoraient quelappareil ils avaient dans le champ de leur lunette.

– S’ils l’avaient su, croyez-vous qu’ilsauraient gardé le silence.

Lavarède se tut, embarrassé par cette questionsi nette.

– Vous ne le pensez pas, reprit le fou.Ils se seraient empressés de me dénoncer à tous les observatoiresde l’univers. L’humanité s’occupe de moi, je ne le veux pas, etdésormais la guerre est allumée entre les établissementsastronomiques et moi. Pour ceux-ci je serai clément, car je suispressé d’atteindre le pôle.

Le pôle ! Robert chancela.

– Le pôle ? fit-il avec effort, nousallons au pôle ?

– Aussitôt ma petite affaire avecBarget-house réglée. J’ai besoin de renouveler ma provision decarbure, et ma réserve est là-bas.

L’ancien caissier n’eut pas l’énergie deprotester, mais il lança un mauvais regard à Radjpoor, puis il seretira à l’écart. Si l’un de ses amis s’était approché de lui, ill’eût entendu murmurer avec un découragement profond :

– Ce misérable Thanis ne périra que de mamain. Au pôle nord ? moi qui étais né pour l’existencepaisible des caissiers honnêtes, on me lance vers le pôle, onm’oblige à recommencer les exploits de Behring, de Cook, deFranklin, de Bellot, de Nordenskiold, de Payer et Weyprecht, deLockrood, de Baffin, de Nansen. On me traîne dans les pays froids,alors que je ne me sens aucune vocation pour ce genre depérégrinations. Je me vengerai.

Il était en train de formuler les plusterribles serments de haine, quand Astéras, qui venait de causerquelques instants avec Ramier, accourut vers lui, et sa face ronderayonnant de joie :

– Tu ne sais pas, nous gagnons lepôle.

– Si, je le sais !

– Et tu ne te réjouis pas !

La figure de Robert exprimal’ahurissement.

– Me réjouir, quand je suis emporté versce point mystérieux qui a coûté la vie à tantd’explorateurs ?

– Ils n’avaient point unGypaète.

– Jolie invention que leGypaète.

– Tu as tort d’en médire. Songe donc,quelle gloire à notre retour lorsque nous présenterons à l’Académieun mémoire sur le pôle jusqu’à nous inabordable.

C’en était trop. La colère de Lavarèdeéclata :

– Va-t-en au diable ! Garde-toiqu’un ours blanc ne mette fin à tes rêves ambitieux. Va, va, quandtu seras dans l’estomac d’un de ces carnassiers, nous verrons biensi tu prépares des mémoires à l’Académie.

Et l’astronome voulant discuter encore, lejeune homme lui tourna le dos et quitta le pont de l’aéronef.

Il faut bien le dire, Maïva et Lotia nepartagèrent pas le courroux de l’ancien caissier. Les jeunes filless’accoutumaient à leur nouvelle existence. L’idée du dangers’affaiblissait, et même elles s’enthousiasmèrent avec Astéras à lapensée de fouler du pied le point précis que traverse l’axe idéalautour duquel s’exécute le mouvement de rotation de la terre.

Radjpoor seul ne manifesta pas son opinion.Toujours sombre, replié sur lui-même, il n’échangeait que quelquesparoles brèves avec ses compagnons de captivité.

Au fond, il enrageait de l’aventure quil’avait jeté avec eux à bord de l’aéronef. Il avait perdu laconfiance de Lotia. Le diamant d’Osiris restait en la possession deRobert. Son mécontentement était encore exacerbé par l’insistanceque mettait Maïva, à présent qu’elle prononçait quelques mots, à ledésigner toujours sous le nom de « Thanis ».

Chaque fois, il voyait tressaillirLotia ; chaque fois, il lisait dans les yeux de la fille deYacoub une irrésolution plus douloureuse ; il étouffait dedevoir réfréner sa rage, de ne pouvoir frapper celle qui ledémasquait.

Cependant, ce jour-là, le Gypaèteavait modéré sa vitesse. Il décrivait dans l’atmosphère descrochets incessants autour de l’observatoire de Barget. On eût ditun milan prêt à fondre sur sa proie.

Malgré la promesse faite par Ramier de semontrer clément, tous étaient angoissés, attendant anxieusement quele fou dévoilât son plan de vengeance.

Le jour baissa, la nuit vint, nuit opaque dontles voiles noirs cachèrent la terre. Les Européens étaientrassemblés dans le salon. Ramier pensif ne prenait aucune part àleur conversation. Il semblait attendre, et tous, comprenant qu’ilattendait l’heure de frapper, avaient le cœur serré.

Qu’allait-il faire ? Incapables des’opposer à sa volonté, les passagers du Gypaèteallaient-ils devenir les spectateurs impuissants, les complicesinvolontaires d’une criminelle vendetta ?

Soudain il se leva.

– L’heure est venue, prononça-t-il d’unevoix lente.

Il appliqua ses lèvres sur l’embouchure dutube acoustique qui se balançait le long de la paroi, et donna desordres rapides. Les assistants entendaient le murmure de sa voixsans parvenir à discerner le sens de ses paroles.

Enfin il se redressa et s’adressant à seshôtes :

– Nous allons rire. S’il vous plaît dem’accompagner, je crois que vous vous amuserez.

Sans attendre de réponse, il sortit du salon.Tous le suivirent. On gagna ainsi la chambre des machines, située àl’arrière. Là, le fou souleva une trappe découpée dans le plancher,et une échelle de fer apparut au milieu de l’ouverture béante.

On descendait donc à la cale du navire aérien,dans cette cale où Ramier enfermait ses provisions de carbure, sesvivres et ses appareils de chasse ? Sur ses pas, touss’engouffrèrent dans la trappe.

Les dispositions de ce second étagereproduisaient exactement celles du premier, le seul où lesvoyageurs eussent été admis jusqu’alors : couloir centraléclairé par des lampes électriques, et de chaque côté, des portesindiquant les divers compartiments.

Ramier ouvrit l’une d’elles et pénétra dansune salle assez spacieuse, plus large du haut que du bas, car l’unedes parois épousait la forme curviligne du navire aux approches dela quille.

Le ronflement léger de la machine indiquaitque l’appareil n’avait pas stoppé. Ramier se croisa les bras et, latête baissée, attendit. Un silence de mort pesait sur l’assistance.Qu’eût-on pu dire à ce moment solennel, où allait se produire unévénement préparé par un fou ?

Soudain le bruit des pistons cessa. Une minutelongue comme un siècle s’écoula encore, puis deux hommes del’équipage parurent.

– Allez ! ordonna Ramier !

Les matelots s’avancèrent sans hésiter vers lacloison courbe et se mirent à dévisser plusieurs boulons, quibossuaient la paroi. Le flanc du Gypaète parut sedéchirer, et tournant lentement sur ses charnières, une plaque deson revêtement s’ouvrit ainsi qu’une fenêtre.

Emporté par sa curiosité, Astéras se penchavivement. Heureusement pour le distrait astronome, Robert le saisitd’une main ferme et le ramena en arrière. En effet, sous le panneaus’ouvrait le vide. À une quinzaine de mètres plus bas, onapercevait confusément un dôme couvert de neige.

– Filez le câble, commanda Ramier.

Aussitôt les matelots déclenchèrent un treuil,que les voyageurs n’avaient pas remarqué, et par l’ouverture béanteune corde, portant à son extrémité un sac de toile, descenditlentement.

– Stop, fit encore le fou !

Le treuil enclenché, il regarda sessubordonnés et prononça ce seul mot :

– Allez.

L’un après l’autre, les marins de l’airempoignèrent le câble et se laissèrent glisser dans le vide.

Retenant leur respiration, les hôtes de Ramiersuivaient tous leurs mouvements. Ils les virent prendre pied sur lerebord du dôme qui, de même que ceux de tous les observatoires,était mobile et tournait sur des galets. Un instant, les singuliersexcursionnistes parurent chercher, puis ils atteignirent le secteurdécouvert, à travers lequel un équatorial était braqué sur le cielainsi qu’un obusier ; ils firent passer la corde par cetteentrée astronomique, qui découpait sur le dôme blanc son trianglecurviligne en noir, et disparurent à leur tour.

Dix minutes s’écoulèrent ; soudain, ainsique des diables sortant d’une boîte, les matelots émergèrent de lacoupole. Ramier actionna la manivelle du treuil, et bientôt le sacgonflé à se déchirer était hissé à bord. De nouveau le câble futfilé, et par le même procédé les matelots regagnèrent l’aéronef. Lepanneau refermé, les boulons serrés « à bloc », le fou setourna vers les assistants :

– Venez, dit-il, tandis que toute sapersonne frétillait de joie, nous allons jouir de la surprise deces bons astronomes.

Lavarède voulut l’interroger, mais déjà lepetit homme s’était enfoncé dans le couloir central.

Force fut à ses hôtes de le suivre. D’un pasrapide, tous remontèrent à la salle des machines et revinrent dansle laboratoire. En y entrant, un changement dans la disposition dulieu les frappa. Devant le tableau noir s’étalait un écran de toileblanche.

Ramier le désigna du geste :

– Ceci est l’écran d’un téléphote,appareil qui permet de voir à distance. Mon téléphote est doubléd’un téléphone. Or, mes hommes ont posé les récepteurs sur lacoupole. De la sorte, nous pourrons entendre et admirer lesastronomes, lorsqu’ils s’apercevront que les objectifs, les miroirsde leurs lunettes et de leurs télescopes ont disparu. Ces objetssont maintenant à mon bord, et par suite de sa situation àl’extrémité du monde civilisé, l’observatoire du Kamtchatka seradurant de longs mois dans l’impossibilité de les remplacer.

Adieu les observations ! Cela apprendraaux savants impertinents à mettre le nez dans mes secrets.

Tous respirèrent plus librement après cetteconfidence. En somme, la vengeance du fou n’était pas cruelle. Ledrame pressenti se terminait en vaudeville.

Et ma foi, les meilleurs d’entre les hommesétant disposés à se moquer de leurs semblables, les voyageursfurent pris d’une douce hilarité, en songeant à la mine déconfitedes astronomes kamtchatkadales devant leurs instrumentsimpuissants.

Cependant, Mme Hirondelleavait obstrué, à l’aide de volets pleins, les hublots par lesquelsfiltrait la pâle lumière des étoiles. Ramier éteignit le globeélectrique, et la salle fut plongée dans l’obscurité.

Tous les yeux se portèrent sur l’écran.Lui-même était presque noir. Toutefois, en le considérant avecattention, on distinguait vaguement les détails de l’intérieur dela coupole, dont l’image, cueillie par les récepteurs, se projetaitsur la surface de la toile.

C’était une vaste salle circulaire ; desinstruments d’optique y étaient groupés dans un pittoresquedésordre.

Personne ne s’y trouvait. Mais au fond de lapièce, une raie lumineuse, passant par les ais mal joints d’uneporte, indiquait que les habitants n’étaient pas loin.

La lanterne magique du téléphone-téléphoteprésentait son décor aux passagers attentifs de l’aéronef.

Soudain le panneau s’éclaira. La porte del’observatoire venait de s’ouvrir et l’image de deux hommes sereproduisait sur l’écran. C’étaient sans nul doute les astronomesdont les matelots de Ramier avaient violé le domicile.

Tous deux firent quelques pas dans la salle,échangeant des paroles dans un idiome incompréhensible pour lesspectateurs. C’était du russe probablement. Puis l’un s’approcha dela lunette d’observation, avec l’intention évidente de mettre l’œilà l’oculaire.

Il eut un geste de surprise et parla vivementà son compagnon.

À ce moment, Ramier fit entendre unricanement, et désignant l’écran :

– Ils s’aperçoivent que l’oculaire estenlevé. Ah ! ils vont être bien étonnés en constatant qu’il neleur reste plus une lentille, ni un miroir.

Cependant les astronomes discutaient avecanimation. Bien que le sens de leurs paroles échappât auxassistants, leur mimique était claire. Ils se demandaient où étaitl’oculaire, bien loin de soupçonner qu’à vingt mètres au-dessus deleurs têtes, des étrangers s’amusaient de leur déconvenue.

Mais la farce prenait corps. Après avoirvainement cherché, l’un des habitants de la coupole saisit unelunette, son camarade en prit une autre. Rien ne saurait peindrel’ahurissement de leurs physionomies. Les verres manquaientencore.

Alors ils se précipitèrent sur les diversinstruments à leur portée, et constatant que tous étaientdépouillés de leurs lentilles, de leurs miroirs, ils se livrèrent àla plus extravagante des pantomimes.

À leur appel, d’autres hommes accoururent, ettous, effrayés et effarés, brandissant, qui un télescope, qui unelunette, avaient l’air de fous se livrant à un sabbatfantastique.

Les voyageurs riaient aux larmes. Quelquepitié qu’ils ressentissent pour les malheureux astronomes, lecomique de la situation les prenait irrésistiblement.

Renversés sur des chaises, les yeux fixés surl’écran, ils étaient secoués par un rire inextinguible.

Enfin Ramier prit la parole.

– Cela leur apprendra à s’occuper de moi,dit-il. Maintenant reprenons la route du nord.

Appuyant sur un bouton électrique, il transmitun ordre à la machinerie. Aussitôt la vision s’effaça ; unflot de lumière remplit la chambre, et le sourd murmure de l’arbrede couche annonça aux passagers que le Gypaète seremettait en marche.

Il était tard du reste. Chacun regagna sacabine, et bientôt tout dormit à bord de l’aéronef, qui filait avecune rapidité vertigineuse au-dessus d’immenses plaines glacées.

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