Cousin de Lavarède !

Chapitre 15AU-DESSUS DU PAYS DE LOBEMBA

À l’heure du dîner, le Gypaètefranchit les frontières du pays de Lobemba, dont les habitants sontaccusés, à tort ou à raison, de goûts culinaires d’une rareperversion. On prétend qu’ils préfèrent l’homme à toute autrenourriture, l’homme blanc surtout ; cette préférence est on nepeut plus flatteuse pour les Européens, et elle démontresurabondamment, quoi qu’en disent les esprits chagrins, que lesblancs sont capables de causer de grandes joies aux pauvresnègres.

Comme la situation élevée de l’aéronef lemettait hors de la portée des anthropophages les plus affamés, lesvoyageurs ne ressentirent aucune inquiétude en apprenant que, siles Lobembaous les prenaient, ils les inviteraient à paraître, nonpas autour de leur table, mais bien dessus. Tranquillement ils serendirent à la salle à manger, et se mirent en devoir de biendîner.

Le repas fut gai. Avec une présence d’espritadmirable, étant donnée la nature de ses préoccupations, Armand fittous les frais de la conversation. Il parlait d’abondance,racontant des anecdotes sur Gladstone, The great oldman,sur Lord Salisbury, sur les hommes politiques de l’Europecontinentale, si nombreux, disait-il, qu’en les réunissant, ontrouverait peut-être la monnaie d’un grand homme.

Encore que Robert se sentît le cœur serré, àl’idée de la partie décisive qui allait se jouer, il ne putrésister à la verve de son cousin. Comme les autres il se laissaemporter par le courant de l’improvisation du journaliste. Il rit,s’émut, et fut tout interloqué, quand au dessert, le causeur luiindiqua d’un signe rapide que l’heure était venue de se retirer etde prendre place à son poste d’observation.

Du reste il se ressaisit de suite etnégligemment :

– Je propose, pour terminer cetteexcellente soirée, de monter sur le pont. Sous ces latitudes, lafraîcheur de la nuit n’est pas à craindre.

– Très bonne idée, s’empressa d’appuyerAstéras, qui sachant que le bonheur de son ami était en jeu,s’était abstenu de toute distraction. Allons mademoiselleLotia ; allons, Maïva, venez respirer là-haut.

Armand prit alors la parole :

– Je vous prie de m’excuser. Ici, commesur terre, je reste journaliste, et j’ai quelques notes à jeter surmon carnet ; mais mistress Burke vous accompagnera.

– Certainement, s’écria Aurett, et tandisque vous serez seul en face, de vos vilains papiers, nous nousdésaltérerons d’air tiède et parfumé.

Elle se levait en même temps. Tousl’imitèrent. Il y eut un instant de brouhaha, de chaises remuées,puis les hôtes du Gypaète sortirent. Il ne restait plusautour de la table que Ramier somnolent,Mme Hirondelle qui bâillait, car elle avaitl’habitude de s’endormir dès le coucher du soleil, Radjpoor et lepseudo-correspondant du London Magazine.

Celui-ci attendit que le bruit des pas de sesamis dans le couloir central se fût éteint, puis s’adressant aucapitaine du Gypaète :

– Je vous prierai de m’excuser, SirRamier ; mais ainsi que je le disais tout à l’heure, je tiensà consigner sur mes tablettes les aventures étranges de lajournée ; aussi vous demanderai-je la permission de meretirer.

– Très volontiers, bredouilla le petithomme brusquement tiré de son engourdissement. Je suis obligéd’ailleurs de faire ma tournée d’inspection à la machinerie, et mafemme, vous le voyez, victime d’un instinct d’imitation sidérale,ne songe qu’à dormir une fois Phœbus couché.

Le Parisien se leva aussitôt et prit congé deses hôtes. Radjpoor fit de même, et les deux hommes gagnèrentensemble la porte. Le battant retombé sur eux, un sourire ironiquecrispa les lèvres de l’Hindou :

– Tout est pour le mieux, fit-il d’unevoix légère comme un souffle. Nous causerons sans crainte d’êtredérangés. Veuillez me suivre, Sir Burke. Je crois décidément que,de notre rencontre, jaillira quelque chose d’heureux pourl’Angleterre.

Il atteignait la porte de sa cabine. Lapoussant avec précaution, il fit passer Armand et entra derrièrelui. Le battant retombé, il pressa le bouton donnant la lumièreélectrique, avança un siège au faux Anglais, s’assit lui-même, etd’un ton satisfait :

– À présent, Sir Burke, daignezm’écouter.

– Soyez assuré que je ne perds pas une devos paroles, déclara le Parisien, avec une nuance de raillerie troplégère pour être perçue par son interlocuteur. Commencez donc, jevous prie.

L’Hindou inclina la tête :

– Sir, fit-il lentement, Thanis vit et jesais où il est.

Bien qu’il s’attendît à un aveu de ce genre,Armand affecta une profonde surprise, et avec un troubleparfaitement simulé :

– Vous connaissez la retraite de cegentleman ? Ah ! sir Radjpoor, parlez. Fût-il au bout dumonde, j’irais vers lui sans hésiter.

– Oh ! vous n’avez pas besoind’aller aussi loin.

– Que prétendez-vous dire ?

– Je vous expliquerai d’abord comment ilse fait qu’aucun des agents anglais n’ait pu le rejoindre.

Et après un temps :

– Il y a quelques mois déjà, lesNéo-Égyptiens, société secrète dont fait partie toutel’aristocratie égyptienne, résolurent de se soulever contre ladomination anglaise.

– Ah ! ah ! murmura Armand d’unton intraduisible, voyez-vous cela.

– Ils prétendaient que si, depuis dessiècles, leur patrie était asservie, cela provenait uniquement desrivalités sanglantes de deux familles puissantes, les Hador et lesThanis. Les premiers descendant des rois Hycsos, les seconds sontissus des souverains nationaux.

– Bien, bien. Allez toujours, je voussuis.

– Il était de bonne politique d’éteindrecette haine séculaire. Or les Hador étaient représentés par unvieillard, du nom de Yacoub, et par une jeune fille d’une beautémerveilleuse, qui habitaient l’Égypte ; un seul Thanis vivaitencore à Paris, grâce à une large subvention de l’Angleterre, quin’avait pas voulu qu’un fils de rois fût déchiré par les onglesacérés de la misère.

– All right ! souligna le Parisiend’un air pénétré.

– Yacoub Hador songea qu’il était vieux,et que Thanis était jeune. Il se dit : Si je lui donnais mafille en mariage, nos rivalités anciennes disparaîtraient ;tous les guerriers de la vallée du Nil se grouperaient sous nosdrapeaux, et nous balayerions sans peine les envahisseurs jusqu’àla mer.

– Pas mal raisonné.

– Oh ! Yacoub est intelligent. Ceplan arrêté, il envoya en Europe un serviteur fidèle, Niari étaitson nom, avec mission de trouver Thanis, de lui porter lespropositions de son ancien ennemi et de le ramener en Égypte. Auprix de mille peines, Niari découvrit celui qu’il cherchait.

– Très intéressant. Ma parole ! Ondirait un roman de Georges Hobert Sims ou de Miss Una Treffry.

– Attendez. Thanis, lié vis-à-vis del’Angleterre par les liens de la reconnaissance, ne pouvait pasaccepter. Il atermoya et s’en fut conter la chose à l’ambassadeurde Grande-Bretagne. Celui-ci en référa à son gouvernement. Au boutde quelques jours, il fit appeler Thanis, et lui tint à peu près celangage : « Seigneur Thanis, la conspiration desNéo-Égyptiens constitue un danger permanent pour notre domination.Ces rebelles appellent Thanis, qui est leur suprême espoir. SiThanis mourait, l’association se dissoudrait d’elle-même. Donc ilfaut que Thanis meure.

– Diable ! Diable, fit le jeunehomme, ceci demande réflexion.

– Je crois bien, murmura Armand.

– Mais le ministre plénipotentiairereprit : Thanis doit continuer à se bien porter, à toucher larente que lui paie le gouvernement anglais, laquelle sera doublée.– Mais alors ? – Alors il s’agit de se procurer un fauxThanis, un homme sans importance, qui sera présenté aux Égyptienscomme le vrai, et dont le trépas sera le signal de la pacificationdéfinitive de la vallée du Nil.

– Jolie combinaison politique, grommelale journaliste.

Radjpoor ne comprit pas l’ironie de cetteremarque :

– N’est-ce pas, appuya-t-il. Niari étaitun ancien client de sa famille, Thanis le décida à entrer dans sesvues. Restait à découvrir le faux Thanis. Il fallait un homme quin’eût pas d’attaches, pas de parents, dont l’état civil pût êtrecontesté en cas de réclamations.

– Difficile !

– Très difficile. Mais le hasard estpropice aux audacieux. Il permit à Thanis de découvrir un certainRobert Lavarède.

À ce nom, Armand ne put dissimuler un brusquemouvement :

– Vous le connaissez ? interrogeavivement l’Hindou.

Mais déjà le Parisien s’était remis :

– Pas le moins du monde, répondit-ilplacidement. Seulement, je m’étonne qu’il se soit trouvé unepersonne remplissant les conditions nécessaires.

– Bon ! vous allez voir, reprit lefourbe, rassuré par cette explication. Robert Lavarède était né enplein Sud-Algérien, dans une ferme éloignée d’Ouargla d’unecinquantaine de kilomètres. Dans ces conditions, un état civil peutêtre discuté autant qu’on le veut.

– D’accord, mais pour le reste.

– Il était orphelin, sans parentsd’aucune sorte.

– Vraiment ? fit Armand, sesouvenant bien mal à propos que Robert et lui étaient cousins.

– Comme je vous le dis. Bref, Thanis jetason dévolu sur ce personnage, l’enleva, le conduisit en Égypte, et,le cajolant par des promesses de fortune, l’effrayant par deterribles menaces, réussit à lui faire jouer parmi les rebelles lerôle désiré. Je ne vous raconterai pas par suite de quellescirconstances, Robert fut remis aux mains des Anglais et interné enAustralie. Qu’il vous suffise de savoir que Thanis l’accompagnait,qu’avec lui, il fut enlevé par le navire aérien où nous sommes ence moment.

– Et il est à bord ? demanda leParisien.

– Oui.

– Hurrah pour la vieille Angleterre.Conduisez-moi vers lui.

– Telle a été ma première pensée,Sir.

– Auriez-vous changé d’idée ?

– Non, car Thanis…

– Thanis ?

– C’est moi !

L’Hindou avait à peine prononcé ces mots,qu’un véritable rugissement retentit dans la cabine voisine ;une porte battit violemment les parois du couloir, puis celle de lachambre fut poussée comme par une catapulte, et Robert, pâle, lesyeux flamboyants, parut sur le seuil.

À la fin du dîner, il avait proposé de montersur le pont, on s’en souvient. Une fois dehors, il avait entraînéLotia, Maïva, Astéras dans sa cabine. Il les avait installés auprèsdes trous forés par lui dans la cloison, répondant seulement auxquestions de la fille de Yacoub par ces parolesénigmatiques :

– Lotia, voulez-vous avoir la preuve dema loyauté ?

– Certes, dit la jeune fille en baissantles yeux.

– Alors écoutez, et surtout pas debruit.

Ainsi, tous avaient vu l’Hindou s’enfermeravec Armand, ils avaient suivi l’intrigue compliquée dont tousavaient été victimes. Bien avant que Radjpoor eût dit :Thanis, c’est moi ! Lotia l’avait deviné. Une joie intenseavait chanté dans son cœur. Elle avait regardé Robert et s’étaitsentie prise de regrets cuisants. Comme elle s’était montréecruelle, injuste pour ce dévoué, ce fidèle qui n’avait jamaismenti. D’un mouvement inconscient, elle lui avait pris la main dansles siennes en murmurant :

– Pardon ! pardon !

– Pourquoi ? avait-il répondu. Vousn’êtes pas coupable, Lotia. Comme moi, vous étiez emprisonnée dansles filets de ce misérable traître.

Il palpitait de colère. Lui, soldat français,on l’avait fait travailler à la gloire de l’Angleterre, on l’avaitmis en lutte avec les intérêts de sa patrie en Orient. Ses poingsse crispaient, des frissons rapides couraient sur son visage ainsique des ondes. Et quand Radjpoor affirma être Thanis, il ne futplus maître de lui. Un cri s’échappa de ses lèvres, il bondit versla porte qu’il ouvrit avec fracas, et furieux, affolé, pénétra chezson ennemi.

À sa vue, celui-ci avait prestement porté lamain à sa poche et en avait tiré un revolver. Ce geste apaisasoudain Robert ; il eut un rire méprisant.

– Rassure-toi, Thanis, je ne suis pas untraître à la solde des conquérants de ma patrie. Je ne viens past’assassiner.

– Alors que voulez-vous ?

– Te dire que tu es enfin démasqué. Dansla cabine voisine, j’ai entendu tes aveux de fourbe.

– Que m’importe ?

– Et auprès de moi étaient mon amiAstéras, Maïva… Lotia.

Une teinte livide envahit les traits deThanis.

– Lotia, as-tu dit ? bégaya-t-ild’une voix étranglée.

– Oui, Lotia qui te méprise, qui pleured’avoir cru en toi.

– Alors je me venge.

Rapide comme la pensée, le traître avaitbraqué son revolver sur Lavarède, mais aussi prompt que lui, lejournaliste, d’un coup sec, lui fit sauter l’arme des mains.

– Que faites-vous, glapit Radjpoor, ils’agit du triomphe de l’Angleterre.

– Dont je me soucie comme de l’an neuf,railla le Parisien reprenant son véritable accent, attendu que jesuis Français de Paris.

Et comme, hébété, le fourbe reculait jusqu’àla cloison :

– L’Angleterre d’ailleurs n’a que fairede vos services, elle a des hommes d’État qui lui assurent assez devictoires sans recourir à des moyens inavouables.

– Enfin que voulez-vous ? grondaThanis avec une vague terreur.

Ce fut Robert qui lui répondit :

– Je veux vous tuer.

Et sur un geste du traître.

– Mais vous tuer loyalement, reprit lejeune homme. Reconnaissez-vous m’avoir offensé ?

– Oui !

– Acceptez-vous une rencontre àl’épée ?

Un instant Thanis hésita à répondre. Enfin ilse décida :

– Si je refusais, queferiez-vous ?

– Je vous tuerais comme un chien.

– Bien, alors j’accepte. Nos témoins – ildésignait Armand et Astéras, dont la figure ronde paraissait à laporte, – nos témoins régleront les conditions du combat.

– À quoi bon, s’écria impétueusementRobert. Nous nous battrons au lever du jour, sur le pont, et lecombat ne prendra fin que par la mort de l’un de nous.

Un éclair fauve étincela dans les yeux deThanis.

– Soit, dit-il lentement. Au surplus l’unde nous est de trop.

– Et je dois vous prévenir, acheva Armandavec son plus charmant sourire, que si vous vous débarrassiez parhasard de votre adversaire, j’aurais l’indiscrétion de vous prierde vous aligner avec moi.

– Avec vous ? Mais c’est unguet-apens !

– Du tout, c’est un acte correct. Vousm’avez insulté également.

– Vous !

– Ne m’avez-vous pas proposé de vousaider à rentrer en Angleterre ?

– Si, mais où voyez-vous uneinsulte ?

– Oh ! Monsieur Thanis, vous vousfaites tort. Comment ? Vous ne trouvez pas insolent d’offrir àun galant homme, de devenir le complice d’un coquin…

Frémissant de colère, le fourbe ne réponditpas, et de son ton gouailleur, le Parisien conclut :

– Voilà donc qui est entendu. Sansdoute ! Vous avez quelques dispositions à prendre, nous nevoulons pas vous déranger plus longtemps. Bonsoir, MonsieurThanis ; dormez bien, si cependant votre conscience lepermet.

Sur cet adieu ironique, les cousins seretirèrent. Dans le couloir, ils trouvèrent Lotia. La jolieÉgyptienne pleurait. D’un geste douloureux elle saisit les deuxmains de Robert, les serrant avec force, et tout à coup ses larmesse firent jour :

– Ne vous battez pas ; il voustuera. Je vous en supplie, ne vous battez pas !

– Il le faut, répliqua doucement le jeunehomme, troublé par l’accent de son interlocutrice.

Elle secoua la tête avec désespoir :

– C’est vrai, c’est l’honneur. L’honneur,répéta-t-elle avec un rire pénible. Ah ! je vous méprisaiscomme un fourbe, un menteur, et à l’heure où je me repens, oùj’estime en vous l’homme courageux et loyal, il faut que vousrisquiez votre existence.

Armand crut devoir intervenir.

– Mademoiselle, fit-il doucement ;je vous en prie, montrez du courage pour ne pas lui enlever lesien.

Cette simple exhortation rappela à elle-mêmela fille des Hador. Elle releva le front, retenant ses larmes, etd’une voix ferme :

– Vous avez raison, j’aurai du courage.Monsieur Robert vous m’avez offert votre nom. Si nous parvenonsjamais à quitter le Gypaète, je l’accepte avec gratitude.Demain, c’est notre existence à tous deux que vous défendrez, et sile sort vous est contraire, je le jure, Lotia vous suivra.

Telles furent les fiançailles tragiques desjeunes gens.

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