Cousin de Lavarède !

Chapitre 16UN DUEL À 2870 MÈTRES D’ALTITUDE

Le lendemain, vers cinq heures du matin,Armand, Robert, Astéras et Thanis se glissaient lentement sur lepont. Dans la salle d’armes de Ramier, ils avaient trouvé sanspeine une paire d’épées, qui allait servir à la rencontre.

Sur le terrain, tandis que l’astronome et lejournaliste, faisant fonctions de témoins, arrêtaient les derniersdétails du duel à mort qui allait avoir lieu, Robert, accoudé surla balustrade, regardait au-dessous de lui. Le jeune homme étaitcalme, mais au moment d’engager un combat suprême à l’issuedouteuse, il ne pouvait se défendre d’une certaine mélancolie. Ildisait tout bas adieu à cette terre lointaine, sur laquellepeut-être il ne remettrait pas les pieds vivant.

Le Gypaète s’était élevé durant lanuit, sans doute pour éviter de se heurter à quelque sommet. Ilglissait rapidement parmi de légères buées, qui s’interposaientainsi qu’un voile de gaze, entre le sol et lui. Parfois, un coup devent écartait ces draperies de brouillard, une éclaircie sefaisait, et tout en bas, le voyageur apercevait la surfacemiroitante d’un grand lac, dont les rives basses, couvertes defourrés de roseaux, se prolongeaient au delà de l’horizon.

Enfin Armand vint le tirer de sarêverie :

– Es-tu prêt, cousin ?

– Oui, répondit-il d’un ton ferme.

– Bien. Et surtout du sang-froid.

– J’en aurai.

– Le Radjpoor doit connaître quelque coupde gredin. Défie-toi de la garde basse.

– Sois tranquille.

Et sur ces mots, l’ancien caissier prit placeen face de son adversaire. Astéras remit les épées aux combattants,les retenant par la pointe, afin de les contraindre à attendre lesignal du journaliste.

À ce moment même, au pied de l’échelle de fermontant vers l’écoutille, deux femmes s’arrêtaient chancelantes.C’étaient Lotia et Maïva.

Ni l’une ni l’autre n’avait pu trouver lesommeil. Des hallucinations sanglantes avaient peuplé leur veille.Quelques précautions qu’eussent prises les témoins et leursclients, les jeunes filles avaient perçu leurs pas furtifs dans lecorridor central. Alors elles s’étaient levées, s’étaient vêtues àla hâte, puis elles étaient venues là, pour être plus près de ceuxqui allaient jouer leur vie.

Pourquoi avaient-elles agi ainsi ? Ellesn’auraient su l’expliquer. À cette heure, rien ne pouvait empêcherla rencontre. Peut-être leur semblait-il que là, à deux pas de lui,leur présence serait une protection pour Robert. Elles obéissaientenfin à une de ces impulsions secrètes et toutes-puissantesauxquelles les femmes, plus sages que les hommes, ne cherchentpoint à résister.

Et au bas de l’échelle, elles attendaient, lagorge sèche, la respiration haletante. Le froissement de l’acierles fit frissonner. Armand venait de prononcer lesacramentel :

– Allez, Messieurs.

Les deux adversaires étaient debout, l’épée àla main. Le combat commençait.

Tous deux avaient la volonté de restercalmes ; aussi les premiers contacts furent-ils larges, peuprécipités, académiques si l’on peut s’exprimer ainsi. Évidemmentils s’observaient, se tâtaient. Armand, qui n’était pas exemptd’inquiétude à l’endroit de la science de son cousin, respira. Lesennemis étaient à peu près de force égale.

Bientôt cependant Thanis s’échauffa. Il avaitplus de haine au cœur que Robert, car alors que celui-ci avaitenfin conquis la foi de Lotia, l’Égyptien avait perdu en même tempsses espérances de fortune et d’affection.

Thanis s’irritait visiblement de la résistanceflegmatique du Français. Il multipliait les attaques, se dépensaiten feintes, cherchant à énerver son ennemi, à lui faire commettrequelque faute.

Mais guidé par la conviction que son épéedéfendait, non seulement sa vie mais encore son bonheur, Robertconservait une garde impeccable, se bornant à parer. Il attendaitune occasion favorable pour risquer une riposte foudroyante.

Soudain le jeu de Thanis changeabrusquement ; sa main descendit, passa à la garde basse.

Le journaliste s’en aperçut, il pressentitqu’une botte perfide allait suivre, et il feignit de tousser pouravertir son cousin.

Celui-ci eut un vague sourire. Ses yeux sefixèrent avec obstination sur ceux de son adversaire.

Rapide comme l’éclair, Thanis simula un coupdroit, et comme Robert venait d’instinct à la riposte, son épée nerencontra que le vide. L’Égyptien s’était laissé choir à terre etportait à l’ancien caissier un furieux coup de pointe de bas enhaut.

Armand, Astéras poussèrent un cri. Ils crurentle jeune homme transpercé ; mais plus prompt que la pensée,celui-ci s’était jeté de côté ; il évita l’arme de sonadversaire, qui glissa sur la hanche, égratignant simplementl’épiderme.

Les témoins voulurent s’interposer, mais illes arrêta du geste :

– À quoi bon, cria-t-il, Thanis se batainsi que les assassins. En le faisant, il prouve qu’il a peur.

Tout penaud de son insuccès, l’Égyptiens’était redressé. De nouveau les fers se croisèrent.

Mais la physionomie du duel avait changé.

Maintenant Robert passait à l’offensive, ilattaquait à son tour. Soit que Thanis fût pris de crainte, ainsique l’avait dit le jeune homme, soit qu’il éprouvât un commencementde fatigue, il rompait. Bientôt il fut acculé contre la balustradede fer.

Alors une pâleur livide couvrit son visage,ses traits se contractèrent. Par une série de bottes pressées, iltenta d’éloigner son adversaire. Dans le silence, les épées sefroissaient avec des bruits secs. Si hâtifs étaient leursbattements, si fulgurants leurs éclairs, que les assistants étaientéblouis.

Tout à coup, avec une vigueur irrésistible,Robert fit un pas en avant, se fendit, et la lame d’acier disparuttout entière dans la poitrine de son adversaire. Puis il seredressa, se remettant en garde.

Précaution inutile. Son ennemi était horsd’état de lui nuire. Le corps raide adossé à la balustrade, la têtepenchée en arrière, une écume rougeâtre aux lèvres, il faisaitentendre un sourd gémissement. L’épée avait traversé le poumon.Avant que les témoins fussent arrivés auprès de lui, sa maindéfaillante laissait échapper son arme, et il se renversait enarrière.

Mais à ce moment une chose imprévue,effroyable, se passa. Dans cette chute soudaine, ses reins vinrentfrapper le garde-fou, son corps bascula, et, glissant sur le flancde l’aéronef, il fut lancé dans l’espace.

Un même mouvement réunit Robert et ses amis àla place que le traître occupait une minute plus tôt. Machinalementils regardèrent. Thanis tombait dans le vide, se rapetissant,devenant un point noir, à mesure qu’il s’éloignait du navire aérienavec une vitesse uniformément accélérée.

Cela dura près d’une minute ; enfin lapetite tache sombre, qui avait été un homme, atteignit la surfacedu lac. Les spectateurs distinguèrent vaguement un éclaboussement,une gerbe d’eau projetée en l’air par la violence du choc, puisplus rien.

Et comme ils se redressaient, profondémenttroublés par ce dénouement du drame qui venait de se jouer, Lotia,soutenue par Maïva apparut à l’écoutille.

Le silence succédant au choc des épées avaitépouvanté la fille de Yacoub ; ses jambes tremblaient souselle, et son joli visage avait revêtu une teinte de cire.

Elle vit Robert debout, sans blessure. Ellevoulut courir à lui, mais ses genoux fléchirent et elle tomba surle pont.

D’un bond il la rejoignit, la releva. Alorssoutenue par lui, elle se prit à sanglotter :

– Vivant ! vivant ! disait-elleà travers ses larmes… La mort n’a pas été cruelle. Songez donc,j’ai été si coupable envers vous. Ma vie suffira-t-elle à expiermon injustice !

Mais elle se calma ; le désir de savoirla prit. Elle interrogea. Avec une stupeur heureuse elle apprit lesincidents du duel, et quand son fiancé, car il l’était désormais,lui raconta comment Thanis avait été précipité, elle hochadoucement la tête et murmura :

– Coup terrible de la destinée !Traître à tous, il croyait nous vaincre par la ruse, et maintenantil dort sous les eaux profondes d’un lac perdu au centre del’Afrique. Nul ne reconnaîtra l’endroit où il s’est abîmé, nul nelui creusera une sépulture. Justice ! Justice ! comme tusais toujours atteindre le coupable !

Elle parlait comme en rêve, puis elle secouale souvenir de l’auteur de tous ses maux ; elle redevintjoyeuse pour féliciter encore Robert, pour remercier Armand etAstéras. Les couleurs étaient remontées à ses joues. Longtemps elleaurait exprimé son bonheur, si le journaliste ne l’avaitinterrompue.

Ramassant les épées, il dit :

– Je vais ranger ces joujoux. Inutile demettre le sire Ramier dans la confidence. Nous lui déclarerons queThanis est tombé par accident. Rien de plus.

Tous ayant promis de se conformer à son désir,il se rendit à la salle d’armes, replaça soigneusement les épées,puis revenant à ses amis qui l’avaient suivi, il enveloppa Robertet Lotia d’un regard souriant :

– La première partie du programme estremplie, cousin. Tu es heureux. Reste maintenant à quitter notreprison.

– Ce sera plus difficile encore.

– Bah ! Tu connais le vieil axiomedes prisons d’État : Quand un geôlier a pris toutes lesprécautions, il peut être certain qu’il en a oublié au moins unedont profitera le captif, car le prisonnier a sur son gardienl’avantage indiscutable de ne nourrir qu’une seule pensée,recouvrer la liberté. Tu le verras, nous profiterons de cetavantage.

Et reprenant son ton de bonnehumeur :

– À présent, promenez-vous, tenez-vous engaieté, faites des projets d’avenir. Moi, je vais parcourir leGypaète. Pour sortir d’un cachot, il est bon de leconnaître.

Robert eut un geste dubitatif :

– Celui-ci défie toutes les tentatives.Le seul chemin qui nous conduirait à la liberté a été indiqué àl’instant par Thanis.

– Mauvais chemin, railla le journalistesans se déconcerter, c’est le bon que je cherche.

– En est-il ?

– Voilà que tu sacrifies audoute ?

– Puis-je faire autrement ?

– Je ne sais si tu le peux, maisj’affirme que tu le dois. Et sur ce, je pars en reconnaissance. Jesuppose que ma chère Aurett s’est arrachée au sommeil. Je laprierai de m’accompagner. Avec elle, ma curiosité inspirera moinsde soupçons.

Et saluant ses interlocuteurs :

– Il est bien entendu que pour nos hôtes,je suis toujours Sir William Burke. L’utilité de ce pseudonymebritannique est indiscutable, puisque nous voulons les quitter« à l’anglaise ».

Sur cet à peu près, il se sépara de ses amis,et tandis que ceux-ci regagnaient le pont, il alla frapper à laporte de la cabine d’Aurett.

La jeune femme ouvrit aussitôt Elle sedisposait à sortir :

– Vous avez bien dormi, mon amie, ditdoucement le Parisien, cela se voit. Vos joues sont des parterresde lis et de roses.

Elle sourit gentiment, heureuse d’êtrecomplimentée par son époux.

– Mais voyez un peu l’influence du reposréparateur, continua ce dernier. Vous vous êtes levée avec unecuriosité insatiable de mécanique.

– Moi, fit-elle surprise ?

– Vous-même, ma douce Aurett. Aussi, pourvous être agréable, vais-je vous mener visiter minutieusementl’aéronef qui nous emporte. Je vous connais, vous admirerez tout,et à chaque instant, vous m’adresserez des questions auxquelles jene serai pas en mesure de répondre, si bien qu’il me faudra merenseigner auprès des hommes de l’équipage.

La gracieuse fille d’Albion indiqua d’unmouvement de tête qu’elle comprenait.

– Oh ! termina Armand, avec le plusaimable sourire, croyez que je ne me plains pas, et que j’aurai aucontraire grand plaisir à vous servir de cicerone.

Galamment il offrit le bras à sa compagne.Tous deux suivirent le couloir central, avec la gravité un peuraide d’Anglo-Saxons visitant un musée et pénétrèrent dans lamachinerie.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer