Cousin de Lavarède !

Chapitre 11CYCLONE

Très aisément les captifs de Ramier s’étaientrendu compte du chemin parcouru. Chaque matin, sur une carte fixéeà la cloison de la salle à manger, une main invisible marquait lepoint. Une épingle, portant un petit drapeau noir, avec au centreune ancre blanche, était piquée à l’endroit précis que dominaitl’aéronef.

Maintenant les renseignements nediscontinuaient pas. Le Gypaète franchissait les mersillustrées par les explorations de Wilkes, de James Ross, deDumont-d’Urville. Il filait vers la terre de Graham, située à lalimite extrême du cercle polaire. On ne pouvait plus douter. Le butdu voyage était le pôle Sud.

Et Robert, avec un mélange d’ironie et demauvaise humeur, répétait dix fois par heure :

– Non, cela n’a pas le sens commun !Moi, qui n’aime pas voyager, on me fait faire le tour du monde enpassant par les deux pôles !

Récrimination bien platonique, car celui quila causait persistait à demeurer invisible.

Par instants, l’ancien caissier se répandaiten reproches à l’adresse d’Astéras, reproches que celui-ci écoutaitd’un air étonné. Le distrait astronome, à même pour la premièrefois de contempler les constellations de l’hémisphère Sud, ne sesouvenait plus de Ramier, ni de son odieux attentat contrel’observatoire des Montagnes Rocheuses.

Dans une vitrine du salon, il avait trouvé unfragment de bas-relief, évidemment d’origine égyptienne.

Une étiquette, collée sur la tranche, portaitces mots.

Ruines du MASHONALAND

(Afrique Australe).

Représentation hiéroglyphique du Ciel et de la Terre.

Cette découverte avait été le point de départd’interminables dissertations astronomiques, que Maïva seule avaitécoutées. Mais comme le savant avait plaisir à parler à la jeunefille, que celle-ci ne se lassait pas d’entendre Ulysse, ilrésultait de cette satisfaction en partie double que l’éloquence del’astronome était intarissable.

Après avoir vanté le peuple des Pharaons,avoir démontré qu’en effet il avait dû établir des colonies dansl’Afrique méridionale, puisque sur certains de ses monuments estfigurée la constellation de la Croix du Sud, invisible de l’Égypteproprement dite, Astéras s’était lancé à corps perdu dans unediscussion dont il faisait tous les frais, afin de prouver àl’ex-muette que seuls les hiéroglyphes de la vallée du Nil sontastronomiques. Les étoiles, les soleils, les sculpteurs despyramides se mêlaient en un pittoresque désordre, et quand Ulysse,lassé mais non rassasié de monologue, s’arrêtait, Maïva le priaitde continuer. Décidément ces deux êtres, nés sous des latitudesdifférentes, avaient été créés l’un pour l’autre.

De son carnet, inépuisable recueil dedocuments scientifiques, l’astronome avait tiré, à l’appui de sathèse, des reproductions de sculptures arias, assyriennes, perses,indiquant les différences capitales qui les distinguaient desœuvres similaires de la patrie des Pharaons.

– Tous les peuples, disait-il, lorsqu’ilsont voulu fixer leurs idées sur la pierre, ont figuré des chosesterrestres, matérielles. Seuls les Égyptiens ont entrevu l’idéal.Seuls, ils ont brisé les liens qui les attachaient au sol et ontpermis à leur pensée de voler librement dans l’espace. Ce qui estvrai pour l’antiquité, l’est également chez les modernes. Lespeuples inférieurs de nos jours usent encore de l’écriturehiéroglyphique. Où vont leurs pensées ? Simplement à deschoses vulgaires, aux menus faits de la vie usuelle.

Et comme preuve de cette affirmation, il avaitmontré triomphalement à Maïva, qui, il faut l’avouer, en parutravie, le calendrier des Peaux-Rouges Dakotahs pendant la périodecomprise entre les années 1799 et 1870.

– Ce document, commentait-il, a ététrouvé à la fin de 1869, lorsque les milices américaines, après unsiège de plusieurs semaines, enlevèrent le village fortifié de latribu indienne. Tous les survivants furent faits prisonniers ettransportés dans l’Ouest.

On avait besoin de leur territoire pour lescolons. Sans m’appesantir sur ce procédé de civilisation, jepoursuis ma démonstration. J’ai noté quelques uns des faits que lesPeaux-Rouges relatent dans leur calendrier. Guerres, chasses,maladies, incendies ; voilà pour cette tribu les incidentsannuels dignes d’être rapportés. Deux fois seulement en soixante etonze ans, nous voyons figurer des événements astronomiques :une pluie de bolides et une éclipse de soleil. Mais il ne faudraitpas croire qu’il y a là un embryon d’observation céleste. LesDakotahs ont signalé ces phénomènes uniquement parce qu’ils en onteu peur, car ils les attribuaient à des génies terrestres,dispensateurs des ténèbres et de la lumière.

C’était sur le pont, vers quatre heures dusoir, que l’astronome pérorait ainsi. À quelques pas de lui, Robertet Lotia examinaient l’horizon qui semblait éclairé d’une lueurétrange. C’était le blink, réverbération de la banquisesur laquelle le Gypaète allait bientôt s’engager.

Cela formait une ligne claire, sauf vers leSud-Ouest, où une tache noire se développait lentement sur leciel.

Le Français considéra ce point sombre, sansparvenir à discerner sa nature, et il finit par se demander à voixhaute :

– Qu’est donc cela ?

Lotia se crut interrogée.

– Je ne sais, dit-elle ; onpenserait que ce sont des nuages, mais si noirs, si noirs qu’ilsannonceraient une tempête.

Il y avait une nuance de crainte dans lesparoles de la jeune fille. En effet l’ouragan est déjà terrifiant àla surface du sol ; mais, dans le navire aérien, l’idée quel’on allait essuyer le choc des vents déchaînés prenait quelquechose d’horrible et de fantastique.

Du reste, l’hésitation des observateurs ne futpas de longue durée. L’armée des nuées gagnait rapidement sur leciel. Bientôt un tiers de l’horizon fut noyé dans un brouillardgris-jaunâtre, cotonneux, où se confondaient la mer et la voûtecéleste.

– Rentrons, murmura Lotia, et prévenonsl’équipage.

– Vous avez raison, acquiesça Robert.L’assaut du vent sera terrible, et il est bon sans doute de prendrequelques dispositions pour le supporter.

Il appela Ulysse et Maïva qui n’avaient rienvu.

Mis au courant, ceux-ci partagèrent lescraintes de leurs compagnons, et tous quittèrent le pont. Mais ilseurent beau parcourir l’aéronef, ils ne rencontrèrent ni le fou, niMme Hirondelle. De guerre lasse, ils se rendirent àla machinerie.

Les matelots les écoutèrent tranquillement.Ils souriaient comme si les terreurs des passagers leurparaissaient puériles.

En vain Robert insista. Tout ce qu’il obtint,ce fut cette réponse d’un marin :

– Le Gypaète se rit du vent.Soyez paisibles. Il ne déviera pas de sa route.

Loin d’être calmées par le flegme del’équipage, les appréhensions des prisonniers de Ramiers’accrurent.

Rassemblés dans le salon, penchés aux hublots,ils considéraient, avec un serrement de cœur, les nuages quimontaient toujours. Si le Gypaète ne modifiait pas saroute ; il serait pris en flanc par la tempête ! etquelque admiration qu’ils eussent pour l’appareil volant, c’étaitavec angoisse que les voyageurs se demandaient comment ilsupporterait la tourmente.

Cependant un calme lourd, précurseur del’orage, pesait sur la nature ; la surface de la mer avaitpris une teinte livide, mais elle s’étalait sans une ride sans unremous, ainsi qu’un lac d’huile.

Soudain un éclair rouge fendit la nue, unedétonation épouvantable assourdit les passagers. Comme si la foudreavait donné le signal de la lutte des éléments, un vent violents’abattit sur l’Océan, le creusant en gouffres sombres, lesoulevant en lames déchiquetées.

Le Gypaète avait tressailli sous le choc, samembrure craquait ; à chaque rafale, il était secoué par unroulis violent. Pourtant il continuait sa marche, fonçantintrépidement dans la tourmente. Les éclairs se croisaient, lescoups de tonnerre se succédaient avec des sonoritésassourdissantes, de l’Océan montait le bruit des vagues sefracassant les unes sur les autres, et au milieu de ce vacarme,parmi les hurlements de la tempête, il volait imperturbablementvers le pôle Sud.

Ahuris, confondus par l’audace de cettemanœuvre, les passagers restaient debout auprès des hublots. Levisage pâle, les dents serrées, ils assistaient à cette luttedésordonnée d’un frêle aéronef contre le gigantesque cyclone.Malgré eux, la bonne tenue du Gypaète ranimait leurconfiance. Ils se surprenaient à penser qu’il vaincrait l’ouragan.Les balancements que lui imprimait le vent cessaient de lesinquiéter.

Et comme ils se regardaient, prêts à secommuniquer leur espérance, voilà qu’un coup sec fait trembler toutl’appareil. Le Gypaète se couche sur le flanc ; ilparaît prêt à se retourner complètement, mais il se redressesoudain pour se coucher encore.

Personne n’a le temps de demander uneexplication.

La porte du salon s’ouvre violemment, etRamier se précipite dans la pièce. Il est blême, ses cheveux sehérissent sur son front. Il court au tube acoustique, y jette desordres rapides.

Presque aussitôt les mouvements désordonnés del’aéronef cessent, il retrouve sa stabilité ; il filemollement à travers la bourrasque.

Le fou se redresse ; son visage a reprisson calme habituel. Il se dirige vers la porte ; il va sortirsans adresser la parole à ses hôtes, qu’il n’a point l’air devoir.

Mais Lavarède ne l’entend pas ainsi. Il seplante devant le petit homme et s’inclinant :

– Bonjour, Monsieur Ramier. Un vilaintemps, n’est-ce pas ?

L’insensé secoue la tête :

– Vilain, parce que nous avons uneavarie, sans cela mon Gypaète…

– Une avarie, interrompt leFrançais ?

– Oui ; une aile brisée net. Ce sontles ailes de sûreté qui fonctionnent maintenant. Par prudence j’aiordonné de fuir dans le vent.

– Alors l’ouragan nous emporte ?

– Parfaitement.

– Où cela ?

– Je n’en sais rien. La direction estSud-Ouest Nord-Est. Qu’importe, d’ailleurs en plein ciel, il n’y apas d’écueils à éviter. Et puis, vu l’avarie dont je parlais, latempête me met presque dans mon chemin.

– Elle vous éloigne cependant du pôleSud ?

– Absolument.

– Ne désiriez-vous pasl’atteindre ?

– Si, mais j’ai dû changer d’avis. Monatelier de réparations, mes pièces de rechange sont au pôle Nord.Il me faut donc y retourner.

– Alors, nous revenons là-bas, dans lacaverne, balbutia Robert perdant tout sang-froid devant cettefatalité qui le condamnait à un nouveau voyage au pôlearctique ?

Le fou se méprit sur son sentiment :

– Oh ! en huit jours, le dommagesera réparé, et alors, je vous le promets, je vous conduirai à cepôle Sud qui paraît tant vous intéresser, bien qu’il ressemblefurieusement à l’autre.

– Ensuite au pôle Sud, répéta le Françaisd’une voix étranglée et laissant retomber ses bras avecabattement.

Ramier fit oui de la tête, et se glissantprestement entre la cloison et son interlocuteur incapable des’opposer à son mouvement, il s’élança dehors et disparut dans lecouloir.

Quant au jeune homme, il ne prit pas garde àcette fuite. Il regarda ses compagnons et hochant la tête d’un airdésolé :

– Hein, dit-il, est-ce assezcomplet ? Un pôle nous renvoie à l’autre ; c’est unepartie de raquettes, et nous sommes le volant !

Un coup de tonnerre plus violent arrêta laparole sur les lèvres de ses amis ; une gerbe de flammesjaillit des nuages et alla s’éteindre dans la mer, rappelant toutel’attention des passagers aux hublots.

L’ouragan sembla redoubler d’intensité ;une brume épaisse environnait l’aéronef, et de la mer, rendueinvisible par le brouillard, s’élevaient des bruits singuliers. Oneût cru entendre des plaintes, des gémissements, des clameursd’agonie.

– Un navire en détresse, s’écriaRobert ?

Astéras fit un geste de dénégation :

– Non, un navire naufragé, eût-il deuxmille hommes à bord, ne réussirait pas à couvrir les hurlements duvent. Ce que tu entends, c’est la voix même de la tempête. Ce sontces cris qui faisaient dire à nos ancêtres, les Gaulois, que,durant l’ouragan, les âmes des nautoniers morts en mer revenaient àla surface implorer l’assistance des druides, pour gagner le mondemeilleur, où les guerriers étaient reçus après leur trépas.

Ces voix de la tourmente furent l’origine desmystères de l’île française de Sein. Durant les orages, desprêtresses, vêtues de longues tuniques blanches, les cheveuxdénoués, couraient sur les falaises qui regardent l’Armorique.

Parfois, l’une d’elles, prise du délire sacré,s’offrait volontairement en sacrifice aux divinités des eaux. Alorselle appelait ses compagnes, désignait le nombre d’âmes errantesque sa mort devait racheter, puis elle se mettait à danser avec degrands cris. Elle tournait sur elle-même, toujours plus vite, serapprochant sans cesse du bord de la falaise surplombant les flots.Elle atteignait ce rebord, et, sans interrompre sa danse, elle selaissait tomber dans l’abîme.

Cette fois, tous prêtaient une oreilleattentive au savant, et quand leurs yeux se fixaient sur leshublots derrière lesquels on n’apercevait qu’un rempart deténèbres, ils croyaient assister au spectacle lointain qu’ilévoquait.

Faisant un brusque retour sur eux-mêmes, ilssongeaient qu’une nouvelle avarie pouvait se produire, et qu’alors,tous, ainsi que la prêtresse de l’île de Sein, seraient précipitésdans le gouffre rugissant sous leurs pieds.

Certes ! ces réflexions n’avaient rien derécréatif. Aussi le dîner fut-il morose, la nuit détestable.

En face du péril imminent, les voyageurs nevoulurent pas se séparer. Ils s’installèrent tant bien que mal dansle salon, qui sur un fauteuil, qui sur un divan, et attendirent lesinistre qu’ils considéraient presque comme inévitable.

Quand l’aube vint, ils étaient brisés, mais lecyclone n’avait rien perdu de son intensité.

Cependant la clarté, encore qu’elle fûtindécise, leur apporta une sorte de soulagement. La journées’écoula sans apporter un changement à la situation.

Le soir revint avec son cortège deterreurs.

Quand la lumière reparut, il sembla auxprisonniers de Ramier que le vent se calmait.

Ce n’était pas une illusion.

Les nuages disloqués permettaient de voirquelques coins de ciel bleu, et vers midi, le soleil brilla dansune atmosphère apaisée.

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