Cousin de Lavarède !

Chapitre 4EN VUE DE LA CÔTE D’ÉGYPTE

– Causons, avait dit Radjpoor. Invitationironique au possible, car s’il parla, durant les jours suivants, cefut de tout, sauf de ce qui intéressait les voyageursinvolontaires.

– Où nous conduit-on ? murmuraitRobert avec une rage croissante.

Et rongeant son frein, se promettant deglisser, dès la première occasion, entre les doigts de celui qu’ilappelait son geôlier, il écoutait impatiemment ses dissertationssur l’Égypte, but avoué de la traversée.

Sur ce point, Radjpoor se montrait prolixe. Ilracontait avec une éloquence particulière, empreinte d’une vagueraillerie, les splendeurs éteintes de la terre des Pharaons et desPtolémées. Il disait l’histoire de l’Égypte.

– C’est l’histoire de son fleuve,affirmait-il. Le Nil, le cours d’eau le plus long du globe, car ildépasse 6470 kilomètres, de la Méditerranée aux grands lacs, a faitéclore la plus gigantesque civilisation des siècles écoulés. Surses rives, ont surgi des monuments à sa taille, les pyramides, lesobélisques, les sphinx, les palais de Memphis et de Thèbes, dontchacun eût contenu l’une des bourgades nées sur les bords de cesruisselets, que l’Européen décore pompeusement du nom de fleuves.Le Nil était-il l’objet des préoccupations des gouvernements ;ses digues, barrages, canaux latéraux apparaissaient-ils en bonétat ; aussitôt le peuple égyptien devenait puissant,dominateur. Négligeait on le « chemin qui marche »,l’empire perdait toute énergie, les invasions asiatiquestriomphaient. Alors que les armées des Pharaons, que leursfantassins à la plume d’aigle, leurs chars de guerre au timond’airain subjuguaient l’immense territoire qui s’étend du Delta àla côte de Mozambique ; alors que leurs colonies guerrièrescampaient aux bords du lac Tchad, dans la boucle du Niger, auSénégal[1], le Nil apportait le tribut de ses eaux àla mer par sept branches, la Canopique, la Bolbytique, laSébénytique, la Phatnitique, la Mendésienne, la Tanitique Saïtiqueet la Pélusiaque. Sous la treizième dynastie, l’incuriegouvernementale laisse s’obstruer deux de ces embouchures.Immédiatement les Hycsos, pasteurs nomades venus d’Asie Mineure,soumettent l’Égypte qu’ils dominent pendant plus de trois centsans. Leur administration rétablit les sept bras du Delta ;c’est le signal d’un mouvement patriotique irrésistible. LesÉgyptiens, qui avaient fui vers le sud devant l’envahisseur, ets’étaient fixés en Éthiopie, en Abyssinie, descendent le cours duNil ; ils rejettent les Hycsos dans les déserts d’Arabie parl’isthme de Suez. Aujourd’hui, la grandeur de la terre antiqued’Osiris est bien finie, car son fleuve ne communique plus avec lamer que par deux branches ! celles de Damiette et de Rosette,les antiques Bolbitique et Phatnitique.

D’une oreille distraite, Robert Lavarèdeécoutait en grommelant tout bas.

– Les Égyptiens, les Pharaons, le Nil…comme je donnerais bien tout cela pour être à ma caisse, dans lamaison Molbec, Brice et Cie.

Quant à Ulysse Astéras, il ne semblait pasregretter l’Observatoire de Paris. Peut-être, avec sa distractionhabituelle, avait-il même oublié son existence.

Deux problèmes occupaient sa pensée :

L’un, nocturne, était posé par le bolide dontl’apparition avait bouleversé le monde savant. Le soleil couché, lepetit homme s’installait sur le pont et scrutait, avec uneattention béate, l’indigo du ciel taché par l’or des myriadesd’étoiles.

L’autre, diurne celui-là, l’agaçaitprofondément. Ses amis et connaissances eussent été prodigieusementsurpris s’ils avaient pu deviner que le calculateur, qui jusque-làn’avait connu l’existence des femmes que par ouï-dire, se livrait àdes recherches par tout le navire, pour retrouver la muette uninstant entrevue.

Car on ne la voyait plus nulle part. Sansdoute, le seigneur Radjpoor la séquestrait, afin d’éviter qu’elletrahit ses desseins. Et à l’idée que la pauvrette souffrait pourlui, Astéras ressentait une désolation comme jamais il n’en avaitéprouvée dans sa carrière d’astronome, pas même le jour néfaste oùil avait relevé une erreur dans l’un des tableaux communiqués parlui à l’Annuaire du bureau des Longitudes.

L’esclave Maïva – il avait appris son nom –jouait dans sa vie le rôle d’une petite étoile terrestre. Et ellefaisait tort à ses collègues de la sphère céleste, car le braveUlysse, sans bien s’en rendre compte, était plus dépité de sonéclipse persistante que de celle du bolide.

Oh ! il avait découvert sa prison.

En se glissant le long des coursives, les sonsplaintifs d’une guzla, sorte de guitare, étaient arrivés jusqu’àlui. Pas un instant il n’avait hésité. Le gémissement musicalémanait de Maïva. L’enfant muette confiait sa tristesse à la cordevibrante.

Tout troublé, il s’était élancé dans ladirection de l’harmonie, mais un homme s’était dressé devant lui.Petit, sec, noir, menaçant, Niari, le fidèle de Radjpoor carc’était lui, avait enjoint à Astéras de diriger sa promenade d’unautre côté du navire. Le calculateur avait voulu parlementer, maisNiari sans répondre avait fait glisser son poignard hors dufourreau, avec un froissement métallique si éloquent que soninterlocuteur n’avait pas insisté.

Ulysse n’était pas très brave, il le fautavouer. Cela n’a rien de surprenant. Un savant n’est point unmilitaire, et ce sont métiers différents que s’adonner à ladiffusion des lumières ou à l’effusion du sang.

Seulement de la constatation de soninfériorité batailleuse, naquit chez le bon garçon la pensée detourner l’obstacle par la ruse. Jamais auparavant il ne lui étaitvenu à l’esprit qu’il fût possible de biaiser. Il regardait bien enface les astres, qui le lui rendaient sans fausse modestie. Et toutà coup, ce que le ciel ne lui avait pas fait soupçonner, un méchantÉgyptien le lui enseignait ; à savoir que pour lutter contrela force, la faiblesse doit se doubler d’habileté.

Mais pour être adroit, il ne suffit pas de levouloir. Astéras en fit la cruelle expérience. Toutes sestentatives pour déjouer la surveillance de Niari furent inutiles.Si bien que, lorsque le Pharaon arriva en vue du phared’Alexandrie, son exaspération atteignait son paroxysme.

C’était le soir. Au loin, à l’ouest, dans desvapeurs rouges de fournaise, le soleil s’enfonçait lentement sousla ligne d’horizon, colorant la tour du phare, les murs de l’enclosqui l’entoure, de couleurs pourprées.

Accoudé sur le bastingage, le calculateurmonologuait nerveusement. Soudain une main s’appuya doucement surson épaule, et la voix de Robert susurra tout bas à sonoreille :

– Nous allons entrer dans le portd’Alexandrie ?

Le savant haussa les épaules avecindifférence.

– Voici ce que j’ai résolu, poursuivitLavarède. Le Pharaon s’arrêtera dans l’un des bassins. Lanuit venue, je me laisse glisser à l’eau, je gagne le quai, et jecours chez le consul de France pour qu’il te fasse remettre enliberté et qu’il nous renvoie à Paris.

– À Paris ? répéta le calculateurd’un air ahuri.

– Certainement, à Paris. Ah ça !éternel songe-creux, as-tu rayé la capitale du monde de tessouvenirs ?

– Non, mais…

– Mais quoi !

La bouche du savant s’ouvrit en accentcirconflexe ; sa face ronde exprima la gêne, et d’un tonhésitant, il répliqua :

– Quoi ? Dame, je pensais… enfin, tuconsentirais à revenir sans avoir mis le pied sur le solégyptien ?

– Non pas.

– À la bonne heure !

– J’y mettrai le pied, comme tu dis, pourme rendre au consulat.

Un instant éclairée, la figure d’Astéras serembrunit :

– Comment… ? Pas une visite auxPyramides, aux hypogées, au Labyrinthe ?

Robert leva les bras avec ahurissement.

– Tu es fou… Des marches, descontremarches. Par ma foi, ce voyage n’a que trop duré. Il me tarded’être réinstallé dans ma caisse, derrière mon guichet, dereprendre mes habitudes, ma bonne vie tranquille, d’oublier cedéplacement-cauchemar dont je souffre depuis quelques jours.

– Ah ! gronda Ulysse, natureprosaïque.

– Je m’en vante.

– Tu ne ressens aucune émotion devantcette terre classique.

– Tu te trompes… elle me fait horreur… Jeme souviens de mes pensums au collège. Les Pharaons… cinq centslignes… la mythologie du Nil… mille lignes… Osiris se présente àmon esprit avec la tête d’un pion barbare me privant de sortie ledimanche, et Thèbes aux cent portes me rappelle seulement quecelles du lycée se fermaient sur moi.

– Ainsi les ruines géantes… ?

– Tas de pierres !

– Les hiéroglyphes ?

– Grimoire !

– Les rois Chléphrem, Chéops… ?

– Souverains d’opérette !

– Les études des Égyptiens, les plusanciens astronomes du monde… ?

– Charlatanisme !

– Ah ! gémit Astéras… vraiment tun’as pas de cœur !

À cette conclusion inattendue, Robert demeurasans voix. Il lui fallut un instant pour se remettre de sonétonnement.

Enfin il demanda :

– Pas de cœur ? Où prends-tucela ?

– Dans tes paroles.

– Parce que je n’aime pas Osiris, Anubis,Nephtis, Isis, Apis et autres confettis de la mascarade deMemphis.

– Eh ! il s’agit bien decela !

Du coup, Lavarède sursauta.

– Il ne s’agit pas de cela… Alors de quoime parles-tu ?

– De quoi ? Tu oses le demander. Tun’as pas conscience d’avoir contracté une dette de gratitude…

– J’ai fait des dettes, moi, gémit lecaissier de la maison Molbec, Brice et Cie complètementabasourdi ?

– Sans doute… cette petite Maïva…

– L’esclave ?

– Elle-même ! Pour t’avoir manifestéquelque intérêt, elle est prisonnière, gardée par un geôlierrébarbatif. Mais cela t’est bien égal. Tu ne songes qu’à ta caisse,sans t’inquiéter de savoir quel sera le sort de cette pauvreenfant.

– C’est là que le bât te blesse.Rassure-toi. Elle est enfermée pour qu’elle ne puisse communiqueravec nous. Notre liberté reconquise assurera sa délivrance.

– Libres ! Nous serons libres, etelle restera l’esclave de cet homme qui la frappe.

– Le moyen de l’empêcher, mon pauvreUlysse ?

– Le moyen… il y en aurait bien un…

– Lequel, je te prie ?

– Ne pas fausser compagnie au seigneurRadjpoor.

Lavarède toisa son interlocuteur, porta lamain à son front, geste qui indique chez tous les peuples uneestime mince pour les facultés intellectuelles de qui le motive.Après quoi, il gonfla ses joues, et pivotant sur ses talons, se miten devoir de s’éloigner du savant.

Mais dans ce mouvement, ses yeux parcoururentun demi cercle d’horizon, et loin déjà dans l’ouest, étincelantdans les brumes grises du crépuscule, il aperçut le fanal du phared’Alexandrie.

– Le Pharaon avait passé devantle port, continuant sa marche vers l’Est.

D’un bond, Robert se retrouva auprès de sonami et lui désignant le feu tournant :

– Regarde, dit-il.

– Le phare, balbutia Astéras qui necomprenait pas encore ?

– Oui, il reste en arrière, nous netouchons pas à Alexandrie.

– Nous ne touchons pas, répétajoyeusement l’astronome !… Alors c’est parfait !

L’exclamation allait lui attirer une verteréplique de son compagnon, mais celui-ci n’eut pas le temps dedonner cours à sa mauvaise humeur.

Radjpoor s’avançait vers eux.

– Nous ne débarquons pas à Alexandrie,questionna Lavarède d’un ton sec ?

L’Hindou se prit à rire :

– Non, cher Monsieur.

– C’est un tort, il me semble que…

– Nul point n’était plus favorable. C’estexact. Le chemin de fer nous conduisait au Caire.

– Au Caire, nous allons au Cairemaintenant ?

– Et même plus loin.

– Plus loin… ah mais je m’insurge, à lafin.

Radjpoor secoua la tête d’un airsatisfait.

– C’est bien ce que je craignais.

– Ce que vous craigniez ?

– Vous ne voulez pas vous laisserconduire. Alors, au lieu de choisir le chemin le plus court, leplus commode, le plus rapide, vous m’obligez à des détours. Voilàce que j’avais à vous dire. Et sur ce, Messieurs, bien lebonsoir.

Il fit un pas en arrière, puis seravisant :

– À propos, un conseil. Couchez-vous, carvers minuit, il vous faudra vous lever.

Et sur cet avertissement donné d’un tondégagé, il quitta les voyageurs muets de surprise.

Dire quels rugissements s’échappèrent de lapoitrine de Robert, quelles épithètes malsonnantes il accumula surla tête du maître du Pharaon, est impossible. Quant àl’astronome, après avoir assisté un instant au débordement de lacolère de son compagnon d’aventures, il lui dit d’un airnarquois :

– Je vais me conformer à l’invitation deM. Radjpoor. Tu serais sage d’en faire autant.

– Va-t-en au diable, gronda Lavarèdeexaspéré.

– Tu ne veux pas, bien, bien… Je tesouhaite le bonsoir.

Et d’un pas léger, un sourire satisfaitépanouissant sa face arrondie, le calculateur gagna sa cabine.

Tout en s’étendant sur sa couchette, ilmurmurait :

– Par bonheur, ce Radjpoor est un malin.Sans cela, Robert lui jouait un tour de sa façon… C’eût étédommage… une excursion si bien commencée… Maintenant, une occasiond’arracher Maïva à l’esclavage, et je serai parfaitement heureux demon déplacement.

Puis il se tut. Sa respiration régulièreindiquait qu’il dormait. Par le hublot, un rayon de lune se glissadans la cabine et vint se jouer dans les cheveux de l’astronome.Phœbé rendait visite au savant qui, si souvent durant les nuitssereines, lui avait fait les doux yeux à travers les lentilles deson télescope.

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