Cousin de Lavarède !

Chapitre 17L’OBSERVATOIRE DE PARIS DEVIENT UTILE

Pendant plusieurs jours, Armand ne parla plusd’évasion. Il semblait avoir oublié ses projets. Cependant soncousin, qui épiait tous ses mouvements, remarqua que la présence dujournaliste sur le pont, au salon, partout enfin, coïncidaittoujours avec celle de Ramier.

Selon l’expression d’Astéras, on eût dit quele Parisien était un satellite retenu par la zone d’attraction dufou.

Par exemple si le capitaine du Gypaètes’enfermait dans son laboratoire, aussitôt Armand disparaissait. Àplusieurs reprises, on le surprit trinquant, bavardant, fumant avecdes hommes de l’équipage.

Et comme on le plaisantait, en insinuant quepeut-être il désirait se faire inscrire au rôle, il se contenta derépondre :

– Molière a trouvé le succès en lisantses pièces à sa cuisinière. Il est certain que je ne vaux pasPoquelin, mais un matelot n’est pas inférieur à un cordon-bleu.

Cette réponse quelque peu obscure dut suffireà ses interlocuteurs. Pour lui, il continua tranquillement sonétrange manège.

Cependant l’aéronef franchissait de vastesespaces. Traversant l’Équateur, il s’était élancé dans l’hémisphèreNord, et sous les pieds des voyageurs, avaient fui les immensesmarais du Bahr-El-Ghazal, recouverts d’une flore exubérante, lesriches districts du Darfour et du Kordofan.

À cette heure, le Gypaète dominait leSahara tripolitain, dont les dunes de sable rougeâtre sesuccédaient désolées, arides, sans cesse semblables, avec latristesse monotone d’un océan figé, à la houle soudainementimmobilisée.

Or, un soir, en se mettant à table, Robertconstata avec surprise que son cousin n’a l’ait pas son air placidehabituel. Tout son visage accusait la joie, des lueurs rieusesdansaient dans ses yeux, ses lèvres se pinçaient pour arrêterl’éclat de rire prêt à s’échapper.

L’ancien caissier regarda Lotia. Elle aussiconsidérait Armand avec un mélange confus de surprise etd’espérance. Depuis qu’il avait amené le fourbe Thanis à sedénoncer, l’Égyptienne, tout aussi bien qu’Aurett, le croyaitcapable de sortir des passes les plus difficiles, et elle sedemandait tout bas si la gaieté visible de l’aimable Parisien nevenait pas de ce qu’il avait enfin découvert le moyen de s’évaderde sa prison flottante.

Sans doute, il entrait dans les vues du pseudoSir Burke que sa bonne humeur fût remarquée, car il se mit àdébiter des folies, riant bruyamment, donnant en un motl’impression d’un homme satisfait des autres et de lui-même.

– Quel joyeux compagnon vous êtes !dit enfin Ramier. Au moins vous rendez justice aux mérites de monGypaète, vous ne vous ennuyez pas à bord.

– M’ennuyer… serait-cepossible ?

– Il paraît, car sans aller bien loin, jepourrais citer des personnes qui préfèreraient de beaucoup êtreailleurs.

– Allons donc, ce n’est passérieux ; ou bien il se produit chez ceux dont vous parlez unesorte de perversion du goût, qui les rend incapables d’apprécier lebonheur intense que procure cette course incessante dans lesnuages.

– Le bonheur ! Ah ! comme vousdites vrai.

– Je le sais bien.

– Tenez, s’écria le fou enthousiasmé parces paroles, le jour où je vous ai recueilli sur mon navirecéleste, doit être marqué d’une croix blanche.

Avec élan, le journaliste tendit par-dessus latable sa main à son interlocuteur, et d’un ton plein de chaleur, ilreprit :

– Depuis ce jour que vous rappelez, sirRamier, je suis au comble de mes vœux.

– De vos vœux ?

Il y avait une nuance d’étonnement dans le tondont la question fut posée.

– Oui, de mes vœux les plus chers… celavous surprend ?

– Oui et non. Il n’est pas ordinairequ’un habitant de la terre aspire à vivre en plein ciel.

– Mettons que je ne suis pas un hommeordinaire.

– J’en suis convaincu, sir Albatros. Ilexiste entre nous des affinités de caractère véritablementétonnantes. Comme moi, vous aviez le pressentiment del’aviation.

Armand sursauta avec une expressiond’étonnement parfaitement feinte :

– Comment, le pressentiment ? Oùprenez-vous le pressentiment ?

– Mais, répliqua l’insensé, dans votredésir de planer au-dessus des misères humaines.

– Ce désir, permettez-moi de vous ledire, n’était point basé sur une supposition, mais bien sur unecertitude.

Du coup, la face de Ramier trahit lastupéfaction.

– Une certitude, grommela le petit homme,une certitude, comme vous y allez. Au demeurant, vous n’allez pasprétendre avoir résolu le problème de l’aviation.

Levant les bras en l’air avec une moueempreinte de modestie :

– Loin de moi cette pensée orgueilleuse,s’écria le journaliste. Je voulais seulement dire que j’étaisassuré que l’aviation était découverte.

– Assuré ?

– Absolument. D’ailleurs, interrogezmistress Burke – et Armand lançait sur Aurett un regard malicieux,– interrogez-la. Elle vous répondra que je passais mes journées, lenez en l’air, fouillant l’espace des yeux, et qu’il ne s’écoulaitpas une heure, sans qu’elle m’entendît me plaindre de ne pouvoir metrouver à bord de l’aéronef mystérieux qui errait à traversl’atmosphère terrestre !

Si le Parisien avait voulu produire un effet,il dut être content du résultat de son affirmation.

Comme mus par des ressorts, Ramier,Mme Hirondelle s’étaient redressés.

Ils faisaient, suivant l’image populaire, desyeux ronds.

– L’aéronef, glapit l’épouse du fou.

– Vous aviez deviné mon aéronef, hurlaRamier ?

– Deviné, fit tranquillement lejournaliste, que non pas, j’avais simplement lu lesconclusions…

– Quelles conclusions ?

– Celles des astronomes.

– Quels astronomes ?

– Je ne me souviens pas de leurs noms. Ceque je me rappelle, c’est qu’ils faisaient partie de l’observatoirede Paris.

La figure de l’insensé se contractaaffreusement ; ses dents grincèrent. Un moment, les assistantscrurent qu’il allait bondir sur son interlocuteur, mais il vainquitson emportement pour demander d’une voix lente et calme, tandis queses mains se crispaient sur le rebord de la table :

– Et qu’avaient écrit vosastronomes ?

– Ils exposaient qu’après une séried’observations et de calculs précis, ils se refusaient à admettrequ’un bolide, un corpuscule de l’espace abandonné à son propremouvement pût suivre une ligne brisée sinueuse comme celle del’objet lumineux sur lequel s’exerçait la sagacité de tout le mondeastronomique.

Ceci posé, ils affirmaient qu’un gouvernement,ou peut-être un riche excentrique, avait surpris la formule de lanavigation aérienne au moyen du « plus lourd quel’air », et que la chose observée était bel et bien unaéronef.

Et, comme le capitaine du Gypaète,pétrifié par cette révélation, gardait un silencemenaçant :

– Je n’avais pas grand mérite, vous levoyez, à connaître l’existence de votre navire volant. Toutl’honneur de la découverte en revient à l’observatoire de Paris, jele proclame hautement, car je n’aime à me parer, ni des plumes dupaon, ni de celles des astronomes.

À cet instant, Ramier murmura d’une voixsourde :

– Ainsi l’observatoire de Paris a pénétrémon secret ?

– Oh ! relativement, rectifiahypocritement le faux Anglais. On connaît la nature de votreengin ; mais sur son but, sur son propriétaire, on n’a aucunrenseignement.

– On en aura. Parbleu ! Ondécouvrira les maisons qui ont fabriqué les diverses parties del’appareil ; on apprendra que ma femme avait fait lescommandes ; de là à prononcer mon nom, il n’y a qu’un pas, ilsera vite franchi. Et dans les journaux, mon nom terrestre ce nomque je croyais oublié à jamais, sera reproduit à des centaines demille exemplaires. De nouveau l’humanité s’acharnera sur moi, etimpuissante à atteindre mon corps, elle me flagelleramoralement.

Tout à·coup, le bras du petit homme se tenditmenaçant, un flot de sang envahit sa face pâle, et d’une voixgrinçante qui terrifia les assistants :

– C’en est fait ! La guerre estdéchaînée entre les observatoires et moi. Faux savants, curieuxineptes, je vous briserai.

Et après une pause :

– D’abord je raserai cet odieuxobservatoire de Paris, de la ville lumière. Je signerai mon œuvrede destruction, afin que le monde tremble, que ces potiniers de lacosmographie, qui s’embusquent derrière un télescope, ainsi que lebandit derrière un buisson, sachent qu’il convient de garder lesilence, sinon que rien ne les sauvera de ma vengeance.

Il jeta violemment sa serviette sur sa chaiseet se dirigeant vers la porte du couloir central, il appela d’unorgane tonitruant. Un marin parut.

– C’est toi, fit le maniaque avec unhideux ricanement. Va à la machinerie d’avant ; que l’on mettele cap sur Paris et que l’on force de vitesse.

– Bien, Capitaine.

– Va… ou plutôt je t’accompagne.

Ramier sortit sur ses pas.Mme Hirondelle, oubliant, tant elle était troublée,sa politesse habituelle, se précipita dehors.

Les prisonniers restaient seuls.

– Eh bien, murmura Robert en regardantson cousin, tu viens de faire un joli coup !

– En quoi donc, dit ce dernier, sur leslèvres duquel se jouait un fin sourire.

– Il va détruire l’observatoire deParis.

– Rien du tout ; car avant del’atteindre, il aura reçu une lettre de moi qui modifieracomplètement ses idées.

– Il sera furieux !

– J’y compte bien.

– Et tu jongles avec la colère d’unfou ?

– Décidément, mon pauvre Robert, tumanques de logique.

– Moi ?

– Toi-même. Voyons, j’exaspère Ramier,c’est convenu. Je te dis que je lui écrirai une missive quiarrangera l’affaire. Tu aurais dû comprendre aussitôt que sij’employais la plume au lieu de la parole, c’est qu’à l’instantprécis où ma correspondance lui sera remise, je me serai, moi,absenté de son aéronef.

Tous eurent un même cri :

– Absenté ! Vous avez donc un moyend’échapper à nos gardiens ?

– Naturellement ! C’est même pourcela que je viens de le décider à faire route pour la France. Carenfin, ce n’est pas le tout de sortir du Gypaète, encorefaut-il mettre le pied sur une terre civilisée, où nous nerisquions de mourir, ni de chaleur, ni de froid.

Armand disait ces choses d’un air bonhomme,avec l’ironie sans fiel dont il avait le secret :

– Mais ce moyen ? demandèrentRobert, Lotia, Aurett, Maïva et Astéras, anxieux de connaître leplan qui avait germé dans le cerveau inventif du journaliste.

– Oh ! répliqua-t-il, c’est bête…comme toutes les choses simples. Je m’étonne de n’y avoir pas songéde suite.

– Mais enfin, qu’est-ce ?

– Vous allez le trouver vous-mêmes.Tenez, une supposition : Vous êtes en ballon, l’aérostats’enflamme. Il vous faut le quitter. De quel appareil vousservirez-vous ?

– D’un parachute, firent tous lesassistants.

– Justement, mes bons amis, unparachute.

Tous parurent désillusionnés, et Robertexprima le peu de confiance de ses compagnons par cesmots :

– Mais nous n’en avons pas.

D’un air railleur, le Parisien imita soncousin :

– Nous n’en avons pas. Ô cœursimple ! Tu es captif, et voilà comment tu scrutes ta prison.Mais si, malheureux, il y a un parachute à bord, pouvant soutenirsept ou huit personnes, un parachute merveilleux, convenablementroulé sur le cylindre d’un treuil prêt à fonctionner. Et tu ne l’aspas vu, parce que tu n’as pas eu l’idée élémentaire de visiter lacale.

Puis reprenant un ton plus posé :

– À terre est placée la nacelle, justeau-dessus d’un panneau qui, débarrassé de deux boulons, se rabat audehors. La nacelle alors descend, par son propre poids et leparachute se déroule. Par l’orifice supérieur du parachute passe uncâble de soutien, dont les deux extrémités sont fixées au centre duplancher de la nacelle, l’une par un nœud, l’autre par un crochet.Les personnes qui veulent utiliser ce mode de descente se placentdans la nacelle. Alors le panneau s’ouvre, le treuil tourne et leparachute se déroule jusqu’au moment où, étendu ainsi qu’un vasteparapluie fermé, il n’est plus retenu que par le câble qui entourele rouleau du treuil, on détache alors le nœud fait à l’un de sesbouts et l’appareil tombe normalement.

Tous écoutaient avec une angoisse.

Certes, la fuite était possible ainsi, mais seconfier à un parachute, alors que l’on n’a pas l’habitude de cegenre d’exercice, est un expédient assez hasardeux.

– Oh ! murmura Lotia d’une voixfaible, je n’oserai jamais.

– En ce cas, répondit Armand, vouscondamnerez l’observatoire de Paris à la destruction, et vouscauserez sans doute, du même coup, le trépas de quelquesastronomes.

– Oh ! je dirais plutôt àM. Ramier…

– La vérité ! il ne vous croira pas.Il pensera que vous voulez sauver le monument de la ruine. Tandisque, notre évasion effectuée, la situation devient autre. Nouspartis, il trouve une lettre de moi. Je l’informe que, désireux dele quitter en pays civilisé, j’ai imaginé la fable dont il a étédupe. Il ne doute pas, car notre fuite est un fait précis, quidémontre jusqu’à l’évidence la véracité de mon dire.

– Et puis, ajouta Aurett en souriant,j’ai déjà fait de l’aérostation. La traversée aérienne de Pékin auThibet m’a donné confiance, j’adopte le parachute.

– Moi aussi, appuya crânement Maïva.

– Il n’y a aucun danger, ajouta Armandd’un ton insinuant.

Fut-ce cette dernière remarque, fut-cel’exemple de l’ex-muette, Lotia cessa de résister.

Chacun se déclara prêt à se confier aujournaliste.

– À propos, demanda soudain Robert à soncousin. Comment as-tu découvert l’existence de ceparachute ?

– En causant avec les matelots. Depuis unan environ, le Gypaète parcourt les airs. Au début,M. Ramier et son équipage souffraient un peu d’êtreconstamment enfermés dans ses flancs. De là, la nécessité dedescendre parfois à terre.

Or, comme la manœuvre de l’atterrissage estdélicate, on confectionna un parachute.

Quand le besoin de se dégourdir les jambesdevenait trop violent, les hommes prenaient place dans la nacelle,et Ramier, demeuré seul à bord, atterrissait de son côté avec sonappareil, après maint tâtonnement.

– Ah ! s’écria joyeusement Lotia, leparachute a déjà été éprouvé ?

– Une dizaine de fois.

– Eh bien alors ! va pour ce mode dedélivrance. Recevez, du reste, Monsieur, les remerciements qu’aupremier moment nous n’avons pas songé à vous adresser.

Toutes les mains pressèrent celles duParisien, et ce fut avec une émotion profonde que les voyageursremontant sur le pont, tournèrent les yeux vers le N.-O., où secachait, bien loin derrière l’horizon, la terre libre de France,sur laquelle ils allaient tenter de reconquérir leur liberté.

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