Cousin de Lavarède !

Chapitre 18LE PARACHUTE

La patience des captifs fut mise à une rudeépreuve pendant les jours suivants. Le Gypaète, malgré sonallure rapide, leur semblait se déplacer avec la lenteurdésespérante d’une tortue. Et cependant il avait traversé le Saharaen trente heures !

Mais l’idée de liberté faisait palpiter tousles cœurs. Les craintes s’étaient envolées. Les hasards de ladescente disparaissaient, cachés par cet espoir lumineux :marcher librement à la surface du globe.

De plus, Robert et Lotia songeaient quelà-bas, en France, ils se marieraient. Quant à Ulysse, il avaitdéclaré à Maïva que, si elle ne consentait pas à lui accorder samain, il se précipiterait du Gypaète sur la terre sans lemoindre parachute, résolution extrême dont la jeune Égyptiennel’avait aussitôt dissuadé en lui tendant les deux.

Et les projets de bonheur allaient leur train.Le diamant d’Osiris, impuissant à assurer la félicité des fellahs,suffirait à celle des voyageurs. Astéras et Maïva se plongeraientde concert dans les études astronomiques. Mais Robert ne parlaitplus d’aller à son bureau ; au cours de son voyage, il avaittrouvé une gentille femme et un diamant, deux pierres précieuses,seulement il avait perdu son goût obstiné pour la vie sédentaire.Il se proposait de passer le printemps à Paris, l’été au bord de lamer, l’automne à la chasse et l’hiver à Nice. Comme on le voit, sonhumeur était devenue vagabonde.

Sur le pont presque tout le jour, lesprisonniers du fou devisaient, relevant avec une attention inquiètele chemin parcouru. Le désert traversé, l’aéronef avait voléau-dessus de la Tripolitaine, quitté le continent africain au fondde la grande Syrte, battu l’air de ses ailes à deux mille mètresdes flots bleus de la Méditerranée ; on avait entrevu laSicile au passage, puis l’extrémité Nord-Est de la Sardaigne, ledétroit de Bonifacio, la Corse et ses maquis. D’un dernier élan, onavait atteint la côte de France entre Marseille et Toulon.

Les Français s’étaient découvertssilencieusement à la vue de la terre natale. Mais, sans suspendreson vol, le navire aérien poursuivait sa course. Il franchissaitcomme une flèche les départements des Bouches-du-Rhône et deVaucluse, passait, à Pont-Saint-Esprit, le Rhône, un instantvisible comme un ruban d’argent, escaladait les Cévennesardéchoises, entrait dans la Haute-Loire.

– Demain ! dit alors Armand àRobert, nous planerons sur les plaines du Cher. Qu’après ledéjeuner tout le monde se tienne prêt.

Et sur cette injonction, qui avait causé àtous un trouble extraordinaire, chacun s’était retiré dans sacabine. Croire que les voyageurs trouvèrent le sommeil durant ladernière nuit qu’ils comptaient passer à bord, serait contraire àla vérité.

Si parfois ils s’abandonnaient à un vagueengourdissement, ils se réveillaient en sursaut, avec l’impressionde chutes vertigineuses. Ah ! dame ! le parachute lestracassait.

Tant que l’évasion n’était pas une choseimmédiate, ils avaient fait bonne contenance. Un danger lointain nefait pas grand’peur. Mais à l’instant de l’affronter, il en estautrement.

Enfin le jour vint. Un à un les passagersarrivèrent sur le pont.

Ils se regardaient curieusement, étonnés de setrouver pâles et défaits.

Seuls Armand et Aurett conservaient leurvisage habituel.

Ils restèrent ainsi, considérant vaguement lacampagne cultivée qui défilait sous leurs pieds, jusqu’à l’heure dudéjeuner.

Comme à regret, ils descendirent à la salle àmanger.

Par bonheur, Ramier ne se montra pas. Depuissa conversation avec le journaliste, il ne paraissait plus,obéissant probablement à une « crise de solitude »analogue à celle dont il avait été pris, après son attentat, contrel’observatoire des Montagnes Rocheuses.

Le repas fut morne. Il se termina pourtant.Sur un signe d’Armand, tous se levèrent avec un serrement de cœur,et d’un pas lourd, comme hésitant, marchèrent dans les traces dujeune homme.

Celui-ci avait bien choisi son moment. À cetteheure, les matelots, réunis à l’avant, prenaient leurnourriture ; la manœuvre était confiée à tour de rôle à l’und’eux qui se tenait au tableau de direction, placé à l’arrière dansune petite cabine ménagée à cet effet. Les captifs purent doncgagner la cale sans être aperçus.

Une fois là, Armand poussa une porte à droiteet fit entrer ses compagnons dans une pièce spacieuse. Au milieu, àmi-hauteur du plafond, s’étendait un énorme rouleau de treuil, dontles axes étaient fixés sur de solides supports appuyés auxcloisons.

À terre, une sorte de panier, long de troismètres, large de deux, était rattaché par des cordelettes àl’extrémité d’un parachute de soie enroulé sur le treuil. Sur leplancher de cette « sorte de manne » ; deux fusils àcarbure étaient couchés.

Tous frissonnèrent à cette vue :

– Dépêchons, ordonna le Parisien ; –et, montrant les fusils : – Des souvenirs du voyage.

Dominés par son accent, tous s’entassèrent nonsans peine dans la nacelle.

L’opération d’ailleurs nécessitait unegymnastique assez pénible, car les rebords avaient environ 1 mètre50 d’élévation.

– Tenez-vous bien, fit encore Armand,quand ils furent installés. Demeurez assis au fond de lanacelle ; comme cela, le vertige n’est pas à craindre.Attention, je dévisse les boutons de la trappe.

Avec une clef anglaise qu’il s’était procurée,le courageux journaliste défit les boulons ; le plancher serabattit aussitôt, et la nacelle se balança mollement, tendant lescordes qui la rattachaient au parachute.

Robert ne put résister à sa curiosité, il sedressa lentement et regarda par-dessus le bord. Une exclamation luiéchappa.

Au-dessous de lui, il avait aperçu le vide, età plus de deux kilomètres de profondeur, la terre se déplaçant ensens inverse de la marche de l’aéronef avec une prodigieuserapidité.

– Immobile et assis, gronda Armand.

Et tandis que son cousin se laissait glisserau fond du panier d’osier, il fit jouer le déclic de l’engrenage dutreuil.

Le rouleau se prit à tourner lentement. Lanacelle s’abaissa d’un mouvement insensible, déroulant leparachute.

Mais Ulysse eut un cri effrayé :

– M. Armand reste surl’aéronef !

Le journaliste l’entendit :

– Eh ! cria-t-il en se penchant àl’ouverture, il faut bien que je dirige la manœuvre. Je vousrejoindrai par la corde, soyez tranquilles.

Il disait cela simplement, comme s’il avaitpensé que descendre, suspendu à un cordage, à six mille pieds dusol, était l’opération la plus naturelle du monde.

Cependant le parachute, complètement déroulé,flottait au dehors, retenu seulement par le cordage passé sur lerouleau du treuil.

– Attention, je descends, cria leParisien.

Et avec un merveilleux sang-froid, il saisitle cordage et se laissa glisser dans la nacelle auprès de ses amisépouvantés de son audace.

Puis, sans s’inquiéter de leur mine effarée,il prit la main d’Aurett, la porta doucement à ses lèvres. D’ungeste brusque, il la lâcha, et se penchant sur le fond de lanacelle, se mit en devoir de dénouer l’extrémité du câble.

Tous fermèrent les yeux, et soudain ilssentirent qu’ils tombaient. Le mouvement de chute, rapide d’abord,se ralentit bientôt, leur rendant le courage de regarder.

Au-dessus d’eux, ainsi qu’un immense parapluiedéployé, le parachute dessinait sa circonférence concave, percée aucentre d’une ouverture circulaire, destinée à permettrel’échappement de l’air comprimé et à éviter ainsi les oscillationsdangereuses.

À une certaine distance déjà, un grand oiseau,aux ailes courtes, filait dans l’espace en s’éloignant duparachute. C’était l’aéronef. Ainsi, le plan hardi d’ArmandLavarède avait été couronné de succès. Les captifs avaient quittéleur prison et ils allaient atteindre la terre.

Seul debout, le journaliste considérait lasurface du sol. Il se rapprochait peu à peu ; les détailsdevenaient plus distincts.

Avec joie, Armand constatait que le parachute,déviant légèrement sous la poussée d’un vent faible, flottaitau-dessus de vastes prairies, au milieu desquelles se dressaient dedistance en distance des peupliers aux formes élancées.

– Tout va bien, dit-il en s’adressant àses amis, le terrain est aussi favorable que possible.

Bientôt le parachute se balança à quatre centsmètres du sol. Il descendit encore.

Soudain un cri de Maïva fit tressaillir tousles passagers.

– Gypaète, faisait l’Égyptienneavec l’accent de la terreur, il revient.

Tous se retournèrent vers le point de l’espacedésigné par la jeune fille, et avec une épouvante indicible, ilsdistinguèrent l’aéronef qui se dirigeait vers eux à tired’aile.

Sans aucun doute, leur évasion étaitdécouverte, et le fou, dans sa manie, craignant que son secret nefût livré à la publicité, voulait frapper ceux qu’il ne pouvaitplus reprendre. Il fonçait à toute vitesse sur le parachute. Ill’atteindrait, le déchirerait, et les passagers précipités sebriseraient sur le sol.

Mais dans cet instant critique, Armand neperdit pas la tête. Il se baissa vivement, empoigna l’un des fusilsposés par lui dans la nacelle, les souvenirs du voyage, comme illes avait appelés, et montrant l’autre à son cousin :

– Allons, Robert, prends cela et vise lesailes. C’est le point faible du Gypaète.

Déjà il épaulait son arme. La détonationéclata, suivie d’un cliquetis métallique. La balle avait frappél’aile droite de l’aéronef, brisant une des lames mobiles figurantles plumes.

Le résultat de cette mince avarie fut que levaisseau aérien dévia légèrement. Ses flancs frôlèrent leparachute, lui imprimant une légère secousse, et, emporté par savitesse, il s’éloigna, tandis que la descente continuait.

Mais Ramier ne se tenait pas pour battu. Lesfugitifs, qui suivaient d’un œil hagard tous les mouvements duGypaète, le virent décrire un cercle et la proue menaçantedirigée sur leur frêle support, revenir avec une rapiditéinconcevable.

Ils se crurent perdus cette fois, leurs mainsse crispèrent désespérément sur les rebords de la nacelle, mais lavoix joyeuse d’Armand s’éleva :

– Nous atterrirons, mes amis ; noussommes protégés par un rempart ! En effet, la cime d’un hautpeuplier dépassait la nacelle, et la descente se poursuivant, netardait pas à masquer le parachute lui-même.

Évidemment, Ramier avait reconnul’obstacle ; il ne voulait pas risquer de briser son appareilen le lançant contre l’arbre. L’aéronef évolua pour contourner lepeuplier tutélaire.

Durant cette manœuvre, la nacelle touchait lesol, et le parachute, cessant d’être tendu, se rabattait auprèsd’elle. En quelques secondes, les fugitifs se dégagèrent descordages. Avec un bonheur infini, ils foulaient la terre. Ilsétaient sauvés.

Non, pas encore. Le Gypaète s’était abaissé.Sur le pont, Ramier paraissait avec plusieurs matelots armés defusils.

– Ah ça ! grommela le journaliste,ils vont nous canarder comme de simples lapins.

D’un coup d’œil, il inspecta le terrainenvironnant. Pas un abri, pas une cachette où l’on pût défier lesprojectiles. Seul, le peuplier étalait son feuillage touffu àquinze mètres de lui.

– Au peuplier, cria-t-il.

Et tandis que tous se précipitaient versl’arbre, il épaula lentement, visant le fou.

Ses ennemis le prévinrent, une grêle de balless’abattit autour de lui, soulevant un nuage de poussière, mais ilne s’en émut pas et lâcha son coup de feu.

Un matelot, debout auprès de Ramier, chancela.Il y eut à bord de l’aéronef un moment de confusion, dont leParisien profita pour rejoindre ses compagnons.

Derrière le peuplier dont les branches basseseffleuraient le sol, on avait tout au moins un abri relatif.

Ramier devait être furieux.

Impossible de voir ses adversaires. Impossibleégalement de les enlever au filet, car le voisinage de l’arbreempêchait le lancement.

Sa rage, son incertitude se trahissaient parles mouvements du Gypaète. L’aéronef décrivait de grandscercles autour du peuplier, mais les fugitifs exécutaient lemouvement en sens inverse, restant toujours masqués par lefeuillage.

Et toujours une fusillade inoffensivecontinuait.

On ne sait quelle eût été l’issue de cebizarre combat s’il se fût prolongé.

Soudain des appels lointains retentirent. Surune route qui serpentait à travers les prairies, des paysans armésde fourches accouraient au bruit. Les amis d’Armand répondirent àleurs cris. C’étaient des sauveurs qui arrivaient.

Ramier les aperçut aussi.

Il eut un geste de rage ; sa vengeance etson secret lui échappaient. Il donna un ordre ; les matelotsrentrèrent dans le navire aérien, qui s’éleva tout à coup, suivantun plan incliné et se perdit bientôt dans les nuages.

Une heure après, les voyageurs, entourés desbraves cultivateurs qui les avaient délivrés, faisaient une entréetriomphale dans le village de La Guerche-sur-l’Aubois, prèsBourges, à dix-huit cents mètres duquel le parachute les avaitdéposés.

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