Cousin de Lavarède !

Chapitre 12LE DIAMANT D’OSIRIS

Vers minuit, le long des murailles sombres quiceignent à l’est la basilique d’Axoum, une masse blanche glissajusqu’au sol. Parvenue à terre, elle se redressa, et Radjpoor,Niari, s’ils eussent été là, eussent reconnu avec surprise lasilhouette élégante de Maïva.

Dès son arrivée, la muette s’était aperçue quesa chambre était située près du mur extérieur. Une étroite fenêtre,percée comme une meurtrière dans l’enceinte s’ouvrait à trentepieds du sol. L’idée de s’évader, de sauver les Français qui luiavaient appris la bonté, avait aussitôt germé dans son cerveau. Unevieille carte, piquée au mur, lui avait servi de trait d’unionentre sa pensée et celle de ses amis. Et maintenant elle venaitd’utiliser une natte découpée en lanières en façon de corde pouratteindre le pied du mur.

Elle riait silencieusement au souvenir deNiari, qui, la nuit venue, l’avait enfermée dans sa chambre avec unluxe de précautions bien inutile. Il n’était, point venu à l’espritde l’Égyptien que la courageuse créature irait à la liberté,suspendue à dix mètres du sol, à un faible lien que le poids légerde son corps souple eût pourtant suffi à rompre. Elle, insouciantedu danger, avait accompli heureusement son tour de force, etmaintenant, longeant les maisons, dans la zone d’ombre qu’ellesprojetaient, Maïva marchait d’un pas élastique et rapide, à traversla cité endormie.

Bientôt elle se trouva dans la campagne. Desbruits menaçants s’élevaient autour d’elle : rugissements defauves, cris plaintifs de gazelles effrayées ; mais rien neralentit son allure. Elle traversa la plaine, atteignit une gorgerocheuse et noire, qui trouait la chaîne de montagnes dont lavallée d’Axoum est entourée ainsi que d’une ceinture, et s’enfonçadans l’obscurité.

Au même instant, Lavarède, se conformant auxinstructions de l’abouma, descendait seul dans la cour, où le grandprêtre avait reçu les voyageurs.

L’endroit était lugubre ; on eût dit lefond d’un puits d’ombre. De tous cotés, les hautes murailles de labasilique s’élevaient perpendiculaires, découpant entre les arêtesde leurs sommets un polygone du ciel où de rares étoilesscintillaient.

– Me ferait-on poser, murmura le jeunehomme impressionné par le morne silence qui régnait autour delui ?

Il avait à peine achevé que le grincementléger d’une porte lui arriva, et que sur le perron, il distinguaune forme qui se mouvait plus sombre que l’obscurité ambiante.

– Es-tu là, mon fils, demanda une voixque Robert reconnut ?

– Oui, Abouma, je t’attendais.

– Tu es exact, c’est bien. Le roi quipratique l’exactitude est soucieux du bonheur de ses sujets. Viens,mon fils, et puisse le bijou précieux que je vais remettre entretes mains te donner la victoire.

Ce disant, il descendait les degrés du perron.Parvenu auprès de l’ex-caissier, il lui prit la main :

– Laisse-toi conduire. Dans le temple,j’allumerai la lanterne dont je suis muni. Mais nous accomplissonsune œuvre de mystère, et nulle lueur ne doit déceler notrepassage.

Tâtonnant, butant contre des marchesinvisibles, Lavarède suivit son guide dans la nuit. Ilsparcoururent ainsi des corridors obscurs, des salles dallées dontles vastes dimensions se trahissaient seulement par la répercussionprolongée du bruit de leurs pas.

L’abouma se dirigeait dans ce dédale commes’il eût fait grand jour. À chaque instant, il avertissaitdoucement son compagnon de la présence d’un obstacle.

– Courbe le front, car la voûtes’abaisse. Attention ! deux marches à gravir, etc., etc.

Soudain le grand prêtre fit halte. Une faiblelumière brilla. Il avait enflammé une allumette. De sa main maigreet tremblante, il ouvrit une lanterne attachée à sa ceinture etcommuniqua le feu à la bougie de cire fichée à l’intérieur.

Alors Robert distingua devant lui une porte defer, sur laquelle d’énormes clous dorés formaient une croixgrecque.

L’abouma introduisit une clef dans la serrure,la porte s’ouvrit, et un courant d’air froid vint fouetter levisage du jeune homme.

– Entre, mon fils, marmotta soncompagnon ; le temple supérieur d’Axoum est prêt à terecevoir.

– Le temple supérieur, répéta leFrançais ?

– Oui. Avance sans crainte et tucomprendras.

Le voyageur céda à cette injonction. Sur lesol formé de dalles blanches et noires alternées il fit quelquespas, et la nef se dessina confusément à ses yeux sous la clartétremblottante de la lanterne.

Non prévenu, il eût cru se trouver dans unemosquée sarrazine. Partout des piliers légers, élancés, jaillissantdu sol ainsi que des fûts de palmiers, montant à une prodigieusehauteur et se rejoignant en ogives allongées. L’autel étincela dansla pénombre avec ses ornements d’or et de lazzulite. Toujourssuivant son guide, Robert le contourna et vit à ses pieds unescalier tournant qui s’enfonçait en spirale dans la nuit.

L’abouma descendit les degrés. Robert l’imita,comptant cinquante-deux marches.

– Le temple médian, dit encorele grand prêtre.

Autour de lui, l’ancien caissier promena unregard effaré. Sous la mosquée musulmane, il distinguait une égliseromane, aux assises trapues, aux pleins-cintres massifs. Là aussiil y avait un autel ; mais celui-ci était de marbre uni. Pasde dorures, pas de pierres précieuses ; la grandeur austèredes premiers siècles du christianisme.

Il se retourna vers l’abouma pourl’interroger, pour apprendre par quels événements ces deux templesétaient ainsi superposés ; mais le prêtre s’éloignait déjà,précédé du cercle lumineux de sa lanterne et laissant derrière luiune ombre démesurée. Robert pressa le pas pour le rejoindre. Dansses traces, il traversa la nef à la voûte basse. Dans l’angleopposé à l’entrée, l’Abyssin lui désigna une dalle portant unanneau de fer.

– Nul n’a soulevé cette trappe depuis quele diamant d’Osiris nous a été confié. Prends le pic que tu voisappuyé au mur, descelle-la, et tu seras libre alors de pénétrerdans le temple inférieur, celui que les Pharaons avaientconstruit au temps de leur grandeur.

Dominé par l’étrangeté de la scène, Robertsaisit le pic, dégagea le tour de la dalle ; puis glissantavec peine l’extrémité de l’instrument sous la plaque de pierre, illa fit, par une lente pesée, sortir de son alvéole. Un nouvelescalier se présenta.

– Mon fils, psalmodia le prêtre. Je nepuis te suivre dans cet asile de l’ancien paganisme ; jet’attendrai ici. Emporte la lanterne et le pic. Au bas del’escalier tu apercevras un coffre de pierre au couvercle en dosd’âne. Ouvre-le, et tu y trouveras ce que tu cherches.

Robert ne se le fit pas dire deux fois.S’emparant des objets désignés, il s’engagea dans l’escalier étroitaux marches glissantes. Il s’enfonçait dans un air lourd,concentré, enfermé depuis des siècles en la crypte souterraine, oùnul ne pénétrait, ainsi que l’avait affirmé l’abouma.

Il se sentait envahi par un étrangemalaise ; les ombres mobiles projetées sur les murs par lalueur tremblottante de la lanterne, prenaient l’apparence d’êtresanimés, gardiens impalpables du trésor des Pharaons. Et ilsongeait, non sans trouble, qu’il allait enlever le bijou précieux,lui, citoyen sans importance de la république française ; queses mains plébéiennes toucheraient la pierre étincelante quibrillait jadis au front des souverains.

Certes, celui qui s’approprie le bien d’autruiest un voleur, mais Lavarède n’était-il pas contraint par tousd’agir ainsi. Par suite d’un quiproquo fantastique dont la causelui échappait, il était devenu Thanis, roi des Égyptiens révoltés,ami des derviches, chevalier d’Abyssinie. Il eût été héroïque, ilse l’avouait, de braver la colère de ses sujets, de crier àtous :

– Je ne suis pas Thanis, mais RobertLavarède, caissier de la maison Brice, Molbec et Cie.

Caissier… ce mot le fit sourire. L’était-ilencore seulement ? Sans doute un autre commis avait pris saplace, tandis que lui-même prenait celle de Thanis, de ce Thanismystérieux, fils d’un assassin.

Tout en réfléchissant, il avait atteint le basde l’escalier. Il promena autour de lui le rayon de sa lanterne. Ilétait dans une vaste salle plus longue que large, dont les piliers,aux corniches desquels s’enroulaient des boutons de lotus, étaientcouverts de caractères hiéroglyphiques ainsi que les murs. Dans sonellipse d’or, un cartouche était reproduit partout, figurant cetteimage : Il indiquait à quelle divinité le temple était jadisconsacré. Les hiéroglyphes inscrits à l’intérieur sont ceux de laplanète Vénus ; – l’Oiseau d’Osiris – c’était donc en sonhonneur que les prêtres d’autrefois brûlaient en ce lieu la myrrheet l’encens.

Mais Robert, qui n’avait rien de commun avecChampollion, chercha vainement le sens du cartouche, portant à sapartie inférieure le contour du scarabée sacré.

– Après tout, se dit-il enfin, je ne suispas ici pour déchiffrer les rébus égyptiens ; où est l’écrinqui renferme le diamant d’Osiris ?

Il l’aperçut bientôt. C’était une énorme boîtede basalte noir, sarcophage poli, sur lequel des sculpteurs destemps écoulés avaient gravé des scènes de la vie antique, modelantdans ce rocher, sur lequel s’émoussent les aciers les mieuxtrempés, des figures gracieuses, parfaites comme des camées. Auxangles, des statues de dieux à la barbe tressée en fines nattes,regardaient de leurs yeux immobiles ce moderne qui venait troublerleur séculaire repos.

– Allons, fit Lavarède à haute voix,comme pour se donner du courage, voici l’écrin et il est d’unebelle dimension ; il s’agit de le débarrasser de soncouvercle.

Tout en parlant ainsi, il introduisit le picqu’il portait, sous la plaque de basalte dont le sarcophage étaitfermé. Lentement, à l’aide de pesées répétées, il le fit glisser àterre.

Aussitôt, des senteurs aromatiques serépandirent dans l’air ; odeurs inconnues de nos jours,distillées jadis par les femmes Colchytes pour la toilette funèbredes rois. Frissonnant sous ces émanations ignorées, Lavarède élevasa lanterne pour éclairer l’intérieur du coffre. Un cri de stupeurs’échappa de ses lèvres. Étendu sur le fond, un squelette recouvertd’une toge de pourpre, le front ceint du pschent, le sceptre d’ordans sa main décharnée, montrait le ricanement éternel et figé desa mâchoire. Au centre du pschent, formant la prunelle d’un œilosirien, un diamant énorme, double au moins du « Régent »de France, brillait avec un insoutenable éclat.

Certes, après les aventures dont il étaitassailli depuis quelques semaines, l’ancien caissier devaits’attendre à tout, mais l’apparition de ce squelette, imagegrimaçante du pouvoir, emblème philosophique et funèbre du néantdes grandeurs humaines, le médusa.

Qu’osait-on exiger de lui ? Qu’ilarrachât le bandeau royal au front de ce mort inconnu ; qu’ildépouillât de leur dernière parure ces ossements abandonnés encette crypte obscure. Il fut sur le point de renoncer à son projet,mais en lui s’éleva la voix de l’instinct de la conservation.Comment expliquerait-il à ses compagnons l’émotion qui arrêtait samain à l’instant décisif ? Ne serait-ce pas avouer lasupercherie, bien involontaire de sa part, dont tous avaient étévictimes ? Et quelles représailles tragiques seraient laconséquence de cet aveu !

– Ma foi, dit-il en regardant lesquelette bien en face, vous êtes défunt, digne détenteur du joyaud’Osiris ; cela ne vous rendrait pas la santé, si je vousrejoignais au tombeau. Bien contre ma volonté, on m’a fait votrehéritier, permettez que j’entre en possession d’un bijou dont vousn’avez que faire.

D’un geste brusque, il saisit le pschent, lefit glisser sur le crâne poli et se redressa.

Le diamant étincelait dans sa main. Sous levolume d’une noix, le caillou précieux représentait une fortuneprincière.

– Cette pierre transparente, murmuraRobert, vaut des châteaux, des parcs, des fermes, des prairies, deschevaux, des voitures, tout ce qui embellit et charme l’existence.Et ce n’est qu’un peu de carbone solidifié qu’une flamme réduiraiten cendres. Enfin puisque les hommes y attachent tant de prix,c’est un trésor inestimable.

Et reprenant son pic qui avait glissé à terre,il se dirigea vers l’escalier.

Une réflexion lui fit faire lagrimace :

– Quelle tête j’aurais, si un joaillierallait me dire que c’est du strass.

Mais chassant cette pensée morose :

– Allons donc, les Pharaons ne portaientpas du « toc » ; les Lère-Cathelain et les Bluze nefleurissaient pas sur les rives du Nil.

Rassuré par cette constatation historique, ilgravit deux à deux les degrés et rejoignit bientôt l’abouma. Sansune parole, le grand prêtre remit en place la dalle qui cachaitl’escalier, puis les deux hommes, reprenant en sens inverse lechemin qu’ils avaient parcouru, parvinrent bientôt au perron d’oùils étaient partis.

L’abouma regagna sa chambre et Lavarède en fitautant.

Mais il ne dormit pas de la nuit. Il sesouvenait que Maïva s’était engagée à porter aux Italiens campés àAdoua la missive qu’il lui avait confiée. Aurait-elle réussi àtromper la surveillance de ses gardiens, à sortir de la basilique,à atteindre le camp ?

Si elle échouait, on serait ramené versl’Égypte, et alors… que de complications : Robert devrait serésoudre à être général, à marcher à la tête des rebelles, quesais-je encore ? Et la perspective, il le faut reconnaître,n’avait rien de réjouissant pour un homme casanier, de mœurspaisibles, désireux seulement de rentrer en France, pour s’y livrerà une existence régulière, sans imprévu, sans émotions. Grâce à laréalisation du diamant d’Osiris, il serait riche, il pourrait fairebeaucoup de bien. Certes il n’y manquerait pas, mais il le ferait àheure fixe, comme tout le reste ; car pour la charité, commepour le repos, la promenade, les repas, la méthode est tout, etLavarède, ballotté depuis trop de jours par des événementsdésordonnés, caressait le rêve d’être méthodique avec passion.

À ce tableau enchanteur il n’y avait qu’uneombre, importante il est vrai ; c’était d’abandonner Lotia.Ah ! certes, l’ancien caissier eût été complètement heureuxs’il avait pu lui faire partager sa vie rangée, mais hélas !cette partie de son rêve était plus irréalisable que les autres. Safemme, – elle l’était à la mode de l’Égypte antique – nedissimulait pas son aversion pour lui. Et puis, comme son pèreYacoub, elle était fanatisée par l’idée de délivrer sa patrie. Enadmettant même que Robert arrivât à lui persuader qu’il n’avaitrien de commun avec le sanglant Thanis, elle considérerait sondépart pour la France comme une défection.

Et se retournant sur son lit, le jeune hommegrommelait à haute voix, comme s’il répondait à la belleÉgyptienne :

– Que diable ! Je suis avant toutsoldat français. Si je dois me faire rompre les os pour le bassind’un fleuve, ce n’est pas pour celui du Nil biencertainement ; il ne contient ni Strasbourg, ni Metz.

Vers le jour, Lavarède s’assoupit enfin. Unvacarme épouvantable le réveilla. C’était Astéras qui venaitd’entrer dans sa chambre avec tant de précipitation, qu’il avaitheurté une chaise ; la chaise était tombée sur la table quis’était renversée, tandis que l’astronome s’allongeait sur leparquet.

– Hein ? Qu’y a-t-il, balbutial’ancien caissier en se frottant les yeux ?

– Il y a, clama triomphalement Ulyssesans quitter sa position horizontale. Il y a que Maïva s’est enfuiecette nuit.

– Enfuie… Comment ? paroù ?

– Par la fenêtre de sa chambre, braveenfant, en se servant d’une natte comme d’une corde… Mais nous laféliciterons plus tard. Radjpoor est furieux, il craint quelquemanigance de la mignonne. Il veut quitter Axoum ce matin même.Alors je suis accouru te prévenir. Tu es le roi, donc tu commandes.Arrange-toi pour attendre le retour de Maïva.

Il se releva enfin et venant à sonami :

– As-tu compris ? Tu me regardescomme si j’étais tombé de la lune.

– Là, là, calme-toi, irascible savant.J’ai parfaitement entendu. Nous resterons ici jusqu’à l’arrivée denos libérateurs.

Et prenant dans sa poche le diamant d’Osiris,il le balança devant le nez de son interlocuteur :

– Rentrons en Europe au plus vite, aprèsfortune faite, continua-t-il. Avec un pareil joyau, tu penses bienque j’ai hâte de quitter la brousse… Quand on possède despierreries, il n’y a encore que les pays civilisés, avec de bonsgendarmes et des coffres-forts incombustibles.

– Il est superbe, déclara Ulysse enretournant le bijou sous toutes ses faces. Superbe ! Cela vautvingt ou trente millions.

– Au moins, cher ami ; avec cela jete bâtirai un observatoire pour toi tout seul. L’observatoireAstéras.

– C’est trop, beaucoup trop.

– Pas du tout. Moi j’aurai une maison decommerce, avec une petite caisse vitrée comme chez Brice et Molbec.J’y passerai ma journée. Le soir j’irai te chercher sous tacoupole. Nous reprendrons nos anciennes habitudes.

– Et Maïva ?

– Elle en sera. Ce voyage m’a formé,j’admets quelques visages nouveaux et même…

– Même quoi ?

– Je sens en moi une soif de débauche…Nous irons parfois au théâtre ; et le lendemain matin, commeje serai mon patron, je me permettrai d’arriver au bureau une heureplus tard.

Gravement Astéras leva l’index en l’air, etd’un ton railleur :

– Prends garde, Robert, tu tedéranges.

– Que veux-tu ? répliquasérieusement l’ancien caissier, je suis vraiment trop riche pour nepas me permettre quelques extras. Fortune oblige, parbleu… et pourme faire pardonner ces infractions administratives, j’obligerai lesautres, le plus possible. Je leur dirai comme aux petits enfanteauxquels on offre une friandise : « Ouvre la bouche, etferme les yeux. »

Deux coups secs frappés à la porteinterrompirent les projets d’avenir de Lavarède.

Il s’était jeté tout habillé sur son lit. D’unbond, il sauta à terre, releva la table et la chaise que ledistrait Astéras n’avait pas songé à ramasser, et d’une voix forte,cria :

– Entrez !

Sur le seuil Radjpoor se montra aussitôt. Lepseudo-Hindou était souriant ; son regard cauteleux se posatour à tour sur chacun des Français, puis avec l’accent du plusgrand respect :

– J’ose espérer que Sa Majesté a biendormi.

À ces mots, à ce titre, Lavarède regardaautour de lui, mais se frappant le front :

– C’est vrai, La Majesté, c’est moi. Oui,seigneur Radjpoor, Ma Majesté a parfaitement dormi.

Le visiteur inclina la tête avecsatisfaction.

– J’en suis bien heureux. Je craignaisque son expédition nocturne n’eût troublé le repos de mon roi.

Ses prunelles noires se fixaient en même tempssur le diamant que l’astronome tenait toujours à la main. Robertintercepta ce regard. D’un geste rapide il enleva le bijou à sonami et le fit disparaître dans sa poche.

– Mais, continua Radjpoor sans paraîtres’apercevoir de ce mouvement, puisque Morphée, la bienfaisantedéesse, a daigné verser ses pavots sur vos paupières, vous ferezbon accueil je pense, Sire, à la proposition de votresujet ?

Lavarède échangea un coup d’œil avec lesavant :

– Voyons la proposition, Seigneur.

Le sourire de l’Hindou s’accentua, sa voix sefit plus mielleuse :

– Les nobles Égyptiens attendent votreretour avec impatience. Le but de notre long voyage est atteint,l’emblème du pouvoir se trouve entre vos mains ; il serait bonde revenir sans retard vers ceux qui vous espèrent.

De nouveau Robert regarda Astéras :

– Sans retard, que voulez-vousdire ?

– Que nous pourrions dès aujourd’huiquitter Axoum et reprendre la route du Nil.

– Dès aujourd’hui ?

Le Français se passa la main dans les cheveux,fit mine d’hésiter, et enfin répondit :

– Décidément, non, seigneur Radjpoor,cela ne me va pas.

– Songez que l’aristocratie d’Égypte estdans l’attente.

– Oh ! une journée de plus ou demoins, cela n’a pas d’importance.

Avec un geste de colère aussitôt réprimél’Hindou insista.

– Quelques heures ont parfois compromisdes empires.

– Et parfois aussi un léger retard en asauvés.

– C’est vrai, mais comme en politique, onne sait jamais, le plus sage…

– Le plus sage est de se taire, achevaLavarède. Se taire et écouter son instinct. Or, le mien me pousse àprendre un peu de repos, à faire, après le déjeuner, une promenadedans la ville.

– Et à remettre le départ à demain,demanda Radjpoor en serrant les dents ?

Son interlocuteur haussa insoucieusement lesépaules :

– Je n’ai pas dit cela, SeigneurRadjpoor. L’homme raisonnable ne préjuge pas ce que serademain.

– Enfin, Sire, vous n’avez pasl’intention de séjourner longtemps en cette cité !

Agacé par la résistance inattendue ducaissier, l’Hindou perdait toute mesure. Mais Lavarède se redressade toute sa hauteur et d’un ton sans réplique :

– Monsieur, les rois reçoivent desexplications et n’en donnent pas. Veuillez rentrer dans votrechambre et y demeurer aux arrêts pour avoir oublié cette véritéfondamentale de toute autorité. Quand il me conviendra de partir,je vous ferai prévenir… Allez.

D’un geste digne, il congédia celui quil’avait fait souverain et qui devait sincèrement le regretter en cemoment, puis resté seul avec l’astronome :

– Es-tu content,questionna-t-il ?

– Certes, fit le petit homme. Seulementcet énigmatique personnage ne l’est pas.

– Que m’importe ! Il m’a donné letitre de roi, je lui ai octroyé celui d’écuyer. Donc…

– Donc ?

– Il n’a qu’à s’incliner devant mavolonté.

Et se mettant à rire :

– C’est égal, va, mon cher ami, si nousétions encore à Paris et ce monsieur aussi, il ne se donnerait plusautant de mal pour nous traîner en Égypte.

Mais tandis qu’il se réjouissait, l’Hindoufarouche, le visage pâli par la colère, rejoignait Niari et luifaisait part de son insuccès. Son complice l’écouta, puislentement :

– Il était d’accord avec Maïva. Elles’est enfuie sur son ordre. Il attend son retour.

– Tu penses, mais alors…

– Il veut nous échapper. Qu’a-t-ilimaginé, combiné ? Je n’en sais rien, mais je suis certain dene pas me tromper.

– Il renoncerait au pouvoir ?

– Ah ! maître, tu ne l’as pasregardé. S’il a tout accepté jusqu’à ce moment, du moins n’a-t-iléprouvé aucun plaisir. Je crois comprendre qu’il tenait à posséderle diamant d’Osiris. Il est en sa possession maintenant, et il luiplairait sans doute de nous glisser entre les doigts en emportantce royal butin.

Les yeux de Radjpoor se remplirentd’éclairs.

– Il nous volerait ce diamant ?

– Certainement ! Ah ! maître,pourquoi as-tu repoussé les conseils de ton fidèle serviteur, alorsqu’il en était temps encore ?

– Tais-toi, ordonna brutalement l’Hindou.Je t’ai défendu de me parler de cela. Au lieu de faire de la moraleà ton maître, tu ferais mieux de chercher comment on pourraitréduire ce Français. Car moi, Thanis, issu du sang le plus noble detoute la vallée du Nil, je ne puis servir de hochet à cet individuque j’ai tiré de son obscurité.

Et s’exaltant par degrés :

– Il ose jouer au souverain, ce fantocheque d’un souffle je réduirais en poussière. Il me tient en échec.Sa résistance même démontre que notre intérêt est de l’entraînerloin d’ici. Que résoudre ? Que faire ?L’enchaîner ?…

Froidement Niari secoua la tête :

– Cela est impossible, Seigneur. Pournotre escorte, il est Thanis, il est le roi. Quiconque porterait lamain sur lui serait massacré.

– Et pourtant je ne puis plier le genoudevant ce fantôme de roi, ce mannequin sur les épaules duquel j’aijeté la pourpre ! Et puis, je le sens, quelque chose se tramecontre nous… Vers quel but Maïva a-t-elle porté ses pas ?

– Je l’ignore. Mais je pense que lagracieuse Lotia réussirait peut-être, là où vous avez échoué.

– Lotia… Comment luiexpliquer ?…

– Vos inquiétudes causées par l’évasionde la muette ?… Quoi de plus simple ! En cette contrée oùles bandes armées vagabondent, qui sait si la petite esclave ne vapas rencontrer un parti d’aventuriers ; si, pour sauver sa viemenacée, elle ne désignera pas notre retraite. Si enfin, tout estsupposable, elle ne s’est point enfuie uniquement pour ramener dessoldats, délivrer les Français, ses amis, et leur permettre deretourner en Europe, et d’y mener joyeuse vie, grâce au talismand’Osiris ?

Une bordée de malédictions s’échappa de labouche de Radjpoor. Dans son traité secret avec l’Angleterre, ilavait trahi, vendu son pays pour une pension annuelle dépassant unmillion, et il avait stipulé de plus que le merveilleux diamant luiappartiendrait. Et soudain Lavarède, dans lequel il n’avait vuqu’un pantin docile, menaçait de lui enlever ce trésor. Cela nepouvait se passer ainsi. Sur son ordre, Niari gagna l’appartementoccupé par Lotia et fit demander à la jeune femme de consentir àrecevoir Radjpoor-Sahib pour une communication urgente.

L’audience fut accordée, et bientôt le fauxHindou exprimait à l’Égyptienne les craintes que faisait naître enson esprit la disparition de Maïva. C’était l’allié dévoué, l’amifervent de la liberté de la vallée du Nil qui se permettait deparler ainsi, qui osait, malgré la défense du roi, supplier lareine d’user de son influence pour que l’on ne séjournât pas unjour, pas une heure de plus à Axoum.

Lotia fut dupe du fourbe. Elle partagea sesterreurs imaginaires et se rendit chez Robert. Trop tard,malheureusement, car le jeune homme et son ami étaient descendus,après avoir annoncé leur intention de déjeuner et de visiterAxoum.

Elle ne se découragea pas cependant et lesjoignit au « réfectoire », où les étrangers sont servispar des « novices » de cette Chartreuse Abyssine.

Nerveuse, agitée, elle s’approcha de l’anciencaissier.

– Thanis, lui dit-elle, sans hésiter,j’ai foulé aux pieds mes rêves de jeune fille, j’ai mis ma maindans la vôtre, afin d’assujettir sur votre front la couronneroyale. À votre tour de ne pas rester sourd à ma voix. Je vousadresse une prière, j’ai peur d’un ennemi inconnu. Partons sansperdre une minute ; retournons là-bas, où mon père, où nosamis attendent, les yeux fixés vers le sud.

Il avait levé la tête, il la considérait,oubliant à sa vue ses projets d’évasion, de rentrée heureuse ettriomphante en Europe.

– Accordez-moi ce que je demande,supplia-t-elle, et je vous bénirai.

Elle suppliait. Son regard altier étaithumide. Tout à l’heure, Lavarède était irrésistiblement attiré versParis. Maintenant, la capitale lumineuse, enfiévrée, se résolvaiten une ombre confuse, se noyait dans le brouillard. Il ne percevaitplus que l’éclatante beauté de celle dont les dédains l’avaient sisouvent attristé.

– Vous ne me haïssez plus, demanda-t-ild’une voix hésitante ?

Et, sans faire attention à la mine désoléed’Astéras :

– Répondez, je vous en conjure,Lotia.

Elle eut un instant d’hésitation, puis sedécidant enfin :

– Non je le jure.

– Eh bien ! qu’il soit fait ainsique vous le désirez, nous allons partir.

Et tout bas il ajouta :

– Tant pis pour l’Europe, c’est Lotia queje préfère.

Il s’était levé, prêt à retourner en Égypte, àcombattre pour l’indépendance des fellahs, à sacrifier ses rêves detranquillité. Mais une pimpante sonnerie de trompettes vibra dansl’air, secouant les trois personnages d’un tressaillement.

– Qu’est cela ? balbutie Robert.

Dix secondes se passent. La porte duréfectoire s’ouvre, l’abouma essoufflé, les vêtements en désordre,se précipite. Il clame d’une voix épouvantée :

– Les Italiens envahissent la métropoled’Axoum ?

Et sur ses talons, paraissent des bersaglieri– chasseurs piémontais – qui font sonner sur le sol la crosse deleurs fusils. Parmi eux se glisse Maïva. Elle court à Astéras, etlui montrant les soldats, elle murmure :

– A… O… U…

L’astronome la serre sur son cœur. Mais Lotiaa tout vu. Le complot lui est apparu dans sa terrifiante clarté.C’est celui qu’elle prend toujours pour Thanis qui a appelé lesItaliens. Il a trahi la cause de la liberté égyptienne. Elle estprisonnière, elle le sait. Alors elle croise ses bras sur sapoitrine, et foudroyant le caissier ahuri de son regard enflammé,elle prononce ce seul mot :

– Lâche !

Puis elle va se placer au milieu des soldatsitaliens qui l’entraînent, ainsi que Robert et Ulysse, dans lacour, où déjà, entourés par un groupe de bersaglieri, Radjpoor,Niari et les matelots sont rangés, les mains liées, sombres,silencieux et stupéfaits.

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