Cousin de Lavarède !

Chapitre 9LE PÔLE NORD

Aucun des trois hommes ne songea à reprendrela querelle que la venue de Ramier avait empêchée. Leurs idéessuivaient à présent un autre cours. Le pôle, ce point mystérieuxétait devant eux. Leurs pieds fouleraient le sol qu’aucunnavigateur n’avait eu le bonheur d’atteindre. Il y avait bienl’auteur anonyme de la feuille manuscrite qu’Ulysse avaitprécieusement enfermée dans son carnet ; mais celui-là, commel’avait déclaré l’Astronome, était évidemment mort sans avoir pufaire part de sa découverte aux gens de sa nation. Peut-être mêmel’avait-il ignorée. Il ne faut pas oublier en effet que ladétermination du point est d’invention récente ; les anciensnaviguaient en vue des côtes, et si par hasard le vent ou lescourants les en éloignaient, ils voguaient au hasard, témoin lesage Ulysse qui mit dix années à revenir d’Ilion à Ithaque, alorsque nos vaisseaux actuels effectuent le trajet en trois jours.Cette réflexion aidant, l’aventureux inconnu ne gênait plusl’enthousiasme des passagers du Gypaète.

La vitesse de l’aéronef avait été modérée.Décrivant un large cercle dans l’air, il avait évolué de façon àprésenter son avant à la passe étroite remarquée par Lavarède. Souspetite pression, si l’on peut s’exprimer ainsi, il se dirigeaitvers la coupure étroite et profonde qui déchirait le flanc de lafalaise.

Les détails de la côte devenaient distincts.La roche d’apparence unie à distance, se montrait maintenant forméede colonnes basaltiques, polies par l’incessant ressac desflots.

Des remous tumultueux se produisaient dans lefjord dominé par des murailles rocheuses de près de cent mètresd’élévation. Le navire aérien atteignit l’étroite coupure ; samarche se ralentit encore, et à une allure lente, il s’engagea dansle passage.

La route était presque droite. Au dessus deleurs têtes, les passagers distinguaient une bande lumineuse duciel qui semblait tendue ainsi qu’un voile sur les arêtes de lacrête. Au dessous, la lumière décroissait peu à peu. Bien avant lefond, l’œil était arrêté par les ténèbres. On planait sur ungouffre noir d’où montaient comme des plaintes, des clapotis d’eause heurtant aux parois de basalte.

Soudain toute clarté disparut. La partie dugolfe à ciel ouvert se terminait brusquement par un murperpendiculaire de rocs, troué par une large ouverture béante etsombre.

Le Gypaète s’était engouffré danscette baie naturelle. Presque aussitôt son fanal s’alluma,illuminant un couloir large de trente mètres. Les rayonsélectriques se brisant sur les facettes de la roche, remplissaientl’espace d’éclairs. Les voyageurs éprouvaient une sorted’éblouissement lorsqu’ils jetaient les yeux sur les paroislatérales, que le fanal striait de lignes de feu. Le ronflement dela machine éveillait des échos sonores, et par instant on eût cruentendre les rauquements d’une armée de fauves.

Durant quelques minutes ce cheminextraordinaire se continua, puis les parois s’écartèrent, leplafond s’éleva, et avec un grondement de tonnerre, l’aéronefpénétra dans une caverne de dimensions colossales.

Ramier n’avait pas exagéré en parlant de son« palais de basalte ».

Les murailles, hautes de quatre cents mètres,étaient formées de rangées de colonnes prismatiques accolées. Leciel de la carrière, formé de cristallisations à facettes,renvoyait la lumière du fanal avec un insoutenable éclat.

Et dans cette demeure cyclopéenne, leGypaète descendit lentement sur le sol où il se posa sanssecousse ainsi qu’un oiseau fatigué qui se prépare au repos.

À peine le mouvement de l’aéronef avait-ilcessé, que le fou reparut sur le pont. À sa suite venaient Maïva,Lotia, Radjpoor, escortés de Mme Hirondelle et desmatelots du navire aérien.

– Ici, dit le petit homme, on peutdescendre à terre, car l’humanité avec ses vices et ses hontes n’apas encore pénétré en ce coin de monde.

Comme pour compléter ses paroles, les matelotsfixaient à la balustrade du pont une échelle de corde, dontl’extrémité atteignait le sol.

Les voyageurs ne se firent pas répéterl’invitation. Emprisonnés depuis plusieurs jours dans les flancs duGypaète, ils éprouvaient le besoin de fouler la terreferme.

La terre était au pôle, il est vrai ; desocéans liquides ou glacés la séparaient des continentshabités ; mais enfin c’était la terre, et de même qu’Antéereprenait des forces lorsqu’il touchait la glèbe, les captifs, enmettant le pied sur le rocher, se sentirent une énergie nouvelle,une espérance plus vigoureuse.

Armés de lanternes, ils parcoururent la cavitésouterraine. Des passages étroits réunissaient des grottes dedimensions variables, et sous les voûtes sonores, si loin descivilisations que celles-ci semblaient tenir du rêve, lesexplorateurs malgré eux eurent l’impression de vivre un conte desmille et une nuits ou de Perrault, de parcourir le palais enchantédu Roc fabuleux ou de l’ogre du petit Poucet. À chaque détour descouloirs, derrière chaque colonne soutenant la toiture basaltique,ils regardaient curieusement, comme s’ils se fussent attendus àrencontrer là, filant le lin de son rouet d’or, la sultaneScheherazade, Peau-d’Âne, Cendrillon, ou quelqu’autre belle dame dupays merveilleux de la légende.

Marchant ainsi, ils arrivèrent devant uneouverture que barrait une cloison de planches. À la vue de cetravail humain, leur illusion s’évanouit, et par une brusqueprojection de la pensée, ils retombèrent de l’âge des fées et desgénies à notre époque. Scheherazade, le Roc, Peau-d’Âne disparurentde leur esprit ; ils se souvinrent qu’ils étaient captifs d’unfou ; que la caverne était la plus sûre des prisons, car mieuxque des soldats, des geôliers, les éléments en gardaient lesissues.

Et tandis que ses compagnons gardaient lesilence, tristement impressionnés par ce retour involontaire à laréalité, Astéras, frappant de la main la barrière de bois, demandade sa voix tranquille :

– Qu’est cela ?

– Cela, répliqua Ramier, est l’entrée dema réserve. C’est là que j’ai accumulé mes provisions de carbure Z,de vêtements, mes pièces de rechange pour la réparation de mesappareils. C’est, en résumé, mon magasin et mon atelier.

Ce disant, il tirait une clef de sa poche,ouvrait un cadenas qui assurait la fermeture de la grossièreclôture, et prouvait en même temps la continuelle défiance del’insensé qui, dans ces régions inabordables, désertes, avait crudevoir recourir à un produit de l’industrie humaine pour préserverson bien des voleurs.

Les planches s’abattirent, démasquant uneouverture sombre, dans laquelle tous s’engouffrèrent à la suite ducapitaine du Gypaète.

Ce réduit ressemblait à une cave basse. Lelong des murailles étaient amoncelés des caisses, des tubesmétalliques, des cordages, des pièces de fer, d’acier oud’aluminium. Au centre, creusé dans le roc même, un bassin de formeirrégulière était rempli de potasse à demi liquéfiée.

– Une précaution que j’ai prise, dit lefou en s’adressant à Astéras. La potasse absorbe l’humidité del’air et mes aciers s’oxydent moins.

Puis d’un ton brusquement changé :

– Maintenant vous connaissez laconfiguration générale des cavernes. Promenez-vous à votre guise,tandis que mes matelots et moi, nous procèderons au ravitaillementdu Gypaète.

Sous sa forme amicale, l’invitation était unordre. Les passagers de l’aéronef ne s’y trompèrent pas, et saluantRamier, ils quittèrent la réserve.

De nouveau ils parcoururent les grottesimmenses, repris par l’impression étrange qui déjà, à leur arrivée,les avait, pour ainsi dire, dépouillés de leur personnalité pourles transporter, sur les ailes de l’imagination, à l’époqueimprécise où Simbad le Marin sillonnait les étranges océans de lalégende.

Sans parler, ils marchaient, regardant, selonl’expression populaire, de tous leurs yeux. Les salles succédaientaux salles. Ils avaient repassé auprès de l’aéronef qui, couché surun socle de basalte, semblait un monstre de la fable guettant uneproie. Dans l’irradiation de son fanal, ils avaient hâté le pas,pressés de se retrouver dans la lumière plus douce de leurslanternes. Ils allaient maintenant vers l’entrée des souterrains,suivant le large couloir parcouru naguère par le navire aérien.

Tout à coup Robert, qui précédait sescompagnons, se rejeta en arrière avec une exclamation. Le cheminpraticable s’interrompait brusquement, coupé par une tranchéesombre, dont les rayons des lanternes ne permettaient pasd’apercevoir le fond. Un pas de plus et le jeune homme aurait étéprécipité !

Arrêtés au bord de l’abîme, tous regardaient.Un bruit monotone, régulier comme le clapotis des vagues, montaitdes profondeurs du gouffre. Et comme les voyageurs demeuraientimmobiles, inquiétés par les ténèbres qui s’épaississaient au delàdu cercle lumineux formé par leurs lampes, la voix de l’astronomes’éleva dans le silence :

– Là haut… le ciel… levez la tête, laGrande Ourse brille !

Tous obéirent. Le savant ne s’était pastrompé. Dans leur promenade, les captifs de Ramier avaient atteintl’endroit où le couloir était à ciel ouvert. Les sept étoilesprincipales de la constellation de la Grande Ourse se détachaientavec un incomparable éclat sur un fond d’un noir absolu, On eût ditsept diamants jetés sur une bande de velours. Un peu plus loin, uneétoile isolée attira l’attention d’Ulysse. Il la désigna dugeste :

– L’étoile polaire !

Puis sans transition, éprouvant le besoin depenser à haute voix, il continua :

– Dire qu’en face de ces soleils perdusdans l’infini, les cosmographes n’ont eu qu’une idée : grouperles astres en constellations, de façon à obtenir des figuresgrossières d’hommes ou d’animaux. Si ces niais avaient vu, commenous, au sortir d’un tombeau de granit, les sept étoiles étincelersur la voûte céleste ainsi que des flambeaux d’espérance,certes ! ils ne les eussent pas groupées sous la silhouettegrotesque et lourde d’un ours.

Et s’enflammant peu à peu, le savantpoursuivit en élevant la voix :

– Un ours ! Et quel ours ! unquadrupède ridicule, balourd, tel que jamais il n’en fut enfantépar la nature, qui cependant s’est montrée avare de beauté àl’égard des plantigrades.

Puis tirant de sa poche un carnet quelque peufroissé par l’usage, il le feuilleta et présentant un dessin à sescompagnons :

– Regardez-moi cela. Est-ce assezlaid ? Comparez les astres flamboyants qui scintillent là-hautà cette odieuse caricature. Ah ! les représentationsgraphiques sont à refaire en astronomie. Il semble que cettescience idéale, qui eût dû être présentée seulement par des poètes,ait été confiée à des bouffons, désireux avant tout d’amuser lesignorants par des « charges » de rapins en délire. Durantdes siècles on a accumulé les fantaisies bizarres, torturant leslignes, contorsionnant les figures. Il serait grand temps que lemeilleur, le plus pur de l’art fût consacré à la plus grandiose desconnaissances humaines.

Il feuilletait nerveusement soncarnet :

– J’entre en fureur, reprit-il, quand jesonge qu’Andromède par exemple, ce type de la beauté grecque, qui adonné son nom à l’une des plus brillantes constellations du ciel, apu inspirer à un monsieur, qui n’était ni astronome, ni poète, lacomplainte barbare que vous voyez transcrite sur ces deuxpages.

LA COMPLAINTE D’ANDROMÈDE

Andromède avait deux poissons,

Deux gros poissons sur l’es-

Tomac.

Elle sautait comme un goujon,

Quand le bon docteur Persées

Passa

Ce qu’un poisson craint plus que tout,

Dit ce savant, ce sont les cou-

Rants d’air.

Pour enchifrener ces filous,

De l’œil aux pieds, perçons des trous,

C’est clair !

Changea la belle en écumoire,

Sitôt le vent siffla parmi

Ses os.

Pris de fièvre sternutatoire

Un poisson tombe à terre, expi-

Rando.

L’autre meurt de ballonnement,

Et Andromède en sa grati-

Tude,

L’offrit au docteur en paiement.

–––

Regret

–––

De si modeste émolument

Esculape a perdu l’habi-

Tude !

Signé : Un Astronome.

Extrait du premier et unique numéro del’Astronomie Poétique, publication scientifico-littéraireéclose et défunte en mars 1827.

Un éclat de rire accueillit la présentation dece singulier document. Astéras leva les bras en l’air avec une minedésolée :

– Vous riez, clama-t-il, vous riez, aulieu d’éprouver de la rage, et contre les dessinateurs sans art, etcontre le poète irrémédiablement brouillé avec Pégase. Vous riez,alors que du ciel, asile de toute poésie, on a fait un vaudeville.Voilà bien les peuples de la terre, voilà l’esprit humain. Maisnous changerons cela malgré vous, malgré ceux qui vous ressemblent.Dans ce carnet, j’ai groupé une foule d’exemples analogues ;je les mettrai sous les yeux des vrais astronomes, et j’en suissûr, ils soulèveront un tolle tel, que l’on sera obligé dereprésenter ce qu’il y a de plus beau dans notre univers, par lesimages les plus belles nées dans le cerveau de nos artistes. Riez,riez donc !

Le savant enrageait pour tout de bon. Roberteut peine à lui faire entendre que ses amis et lui partageaient samanière de voir. Leur hilarité provenait de la fantaisie bizarredes illustrateurs astronomiques, mais elle ne constituait pas uneapprobation ; loin de là.

Non sans résistance, Astéras se laissafléchir, et l’harmonie était rétablie quand les promeneursremontèrent à bord du Gypaète.

Cependant Ramier et ses hommes n’avaient pasperdu leur temps. Les approvisionnements nécessaires étaientarrimés dans la cale de l’aéronef, et le petit homme annonça à sespassagers que, dès le lendemain, on reprendrait le chemin duSud.

– Où nous conduisez-vous, demandaLavarède, ravi malgré sa captivité, de revenir vers les pays dusoleil ?

– En Amérique.

– Ah ! en Amérique, murmuraphilosophiquement l’ancien caissier. Nous avons déjà touché enAfrique, en Océanie, en Asie ; à présent nous allons parcourirle Nouveau-Monde ; nous finirons peut-être bien par songer àla vieille Europe.

Comme on le voit, le jeune homme finissait parprendre son parti de ses voyages obligatoires ; mais uneréflexion lui vint :

– À propos, cher Monsieur, vers quellepartie de l’Amérique dirigez-vous votre vol ?

– États-Unis… Observatoire desMontagnes-Rocheuses.

Ces quelques mots jetèrent à bas larésignation de Lavarède. Un instant il avait oublié le serment devengeance proféré par le fou contre l’observatoire desMontagnes-Rocheuses. L’arrivée au Pôle Nord, la visite des cavernesavaient chassé l’angoisse de son esprit ; maintenant elle sereprésentait plus aiguë, plus lancinante.

Le capitaine du Gypaète avait parléde faire un exemple terrible. Un crime allait être commis que nulne pourrait empêcher. Et les passagers de l’aéronef, captifs dansleur prison ailée, assisteraient à la catastrophe qu’ilsprévoyaient devoir être effroyable.

Tous avaient entendu les brèves répliqueséchangées entre les deux hommes. Aussi, sur l’invitation de Ramier,descendirent-ils à la salle à manger, le cœur serré, une vagueterreur pesant sur eux ainsi qu’un linceul de plomb.

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