Cousin de Lavarède !

Chapitre 8CONFIDENCE INATTENDUE

Les deux rivaux n’eurent pas le loisird’échanger leurs impressions, ce qui, entre des gaillards aussiexaspérés, eût pu avoir les conséquences les plus fâcheuses. Ramierreparut et lança ce mot magique :

– La mer libre !

– La mer libre ! répétèrent lespassagers ?

– Sans doute ! Vous n’ignorez pasque de nombreux savants, s’appuyant sur ce fait que le pôle dufroid, c’est-à-dire l’endroit précis où la température atteint lalimite minima, se trouve sensiblement au Sud du pôle de rotation,ont soutenu cette théorie que, dans le voisinage même du pôle,l’Océan pouvait être libre de glaces. Mac Clure crut reconnaîtreles rivages de cette mer, lors d’une pointe au Nord exécutée entraîneau à travers la banquise. Eh bien ! ces chercheursavaient raison. Autour du pôle, le climat s’adoucit ; durantla plus grande partie de l’année, l’océan roule ses flots liquides.Il en est de même d’ailleurs au pôle Sud. Daignez m’accompagner surle pont. Il vous sera loisible de contempler la mer polaire surlaquelle nulle créature humaine n’a vogué.

Si indifférent que l’on soit en matièrescientifique, on ne saurait taxer de banale une proposition de cegenre : embrasser du regard une région inexplorée.

Aussi, en dépit de leurs préoccupationspersonnelles, les assistants suivirent le fou sur le pont.

En y arrivant, ils éprouvèrent une impressionbizarre. Tout là-bas, semblant rouler sur la ligne d’horizon, lesoleil éclairait de ses rayons obliques la mer libre, donnant descolorations, des reliefs dont les habitants des zones tempérées nesauraient avoir idée.

Sur des îlots nombreux, couverts de mousses,de lichens verts, les vagues déferlaient, se disloquant en pluied’écume.

Une faune nombreuse animait le paysage. Surles rivages, des morses, des phoques prenaient leurs ébats. Lesfalaises étaient garnies de rangées de pingouins, d’eiders, d’oiesau plumage éclatant. Et à la surface des eaux profondes, desbaleines jouaient, soulevant en nuages l’onde battue par leursformidables queues.

C’était un tableau de l’âge d’or, alors queles bêtes étaient heureuses et que l’homme, sous prétexted’intelligence et de progrès, n’avait pas élevé à la hauteur d’undogme la loi de destruction, où la brutalité du plus fort a raisondu droit du plus faible.

Une brise relativement tiède éventait lespassagers du Gypaète, et vers le Sud, la limite extrême dela banquise se découpait sur l’horizon en une dentelure d’un bleuviolet.

Le regard des jeunes gens se portait surtoutde ce côté. Malgré eux, ils subissaient l’attraction des payslointains où le soleil vivifie de ses rayons une nature exubérante.En présence des mousses, ils regrettaient sans bien préciser leursentiment, le baobab géant et l’eucalyptus élancé.

– Veuillez regarder au Nord, leur ditRamier.

Ils obéirent. D’abord ils ne comprirent pas lepourquoi de l’ordre du fou. Mais en fixant leurs yeux dans ladirection indiquée, ils aperçurent comme une tache sombre s’élevantau dessus des eaux.

On eût dit un brouillard prêt à se dissiper aumoindre souffle. Et cependant le capitaine du Gypaètedésignait cette fumée légère :

– Le pôle Nord, murmura-t-il d’un accentétrange.

Nul ne répondit. Tous venaient de recevoir unecommotion morale. C’était donc vrai ? Le génie d’un fou avaittriomphé des obstacles glacés accumulés par la nature entre le pôleet la curiosité humaine ; il avait réussi là où les plusaudacieux, les plus intelligents avaient échoué. Sans effort, enpressant seulement un bouton de son merveilleux appareil, il avaitfranchi les remparts éternels de glace ; il allait toucher àce point précis où l’axe idéal de la planète troue la coucheterrestre !

Ramier souriait d’un air satisfait delui-même. Nul ne songea à lui reprocher cette petite manifestationd’orgueil.

– Le pôle, reprit le petit homme ;le pôle où dame Nature avait ménagé au Gypaète un spacieuxlogement. Le pôle où personne avant moi n’avait posé le pied.

Il secoua la tête d’un air pensif etcontinua :

– Je dis personne, et pourtant…

De nouveau il s’arrêta. Mais la singulièrehésitation du fou n’avait pas échappé à Astéras. Quel mystèrenouveau cachaient ses réticences ?

Le savant voulut l’apprendre et d’un tondétaché :

– Oh ! personne avant vous, biencertainement. Mieux que tout autre vous avez le droit del’affirmer.

L’insensé esquiva un geste impatient.

– Moins qu’un autre, devriez-vousdire.

– Moins qu’un autre… etpourquoi ?

– Parce que là-bas, la première fois quemon Gypaète est entré dans le sanctuaire dont je parlaistout à l’heure, j’ai trouvé, moi… une chose étrange, tellementétrange que je n’ose formuler ma conviction… Mais cela est, cela aété un document humain. Sont-ce les hommes qui l’ont apportélà ? Sont-ce les éléments, les hasards d’une débâcle ?Qui affirmerait ? Qui nierait ?

Et l’astronome le questionnant du geste, duregard, Ramier murmura :

– Vous ne comprenez pas ? Non,n’est-ce pas ? Eh bien, tâchez d’expliquer ceci. Quand monaéronef fut construit sur la côte de la baie d’Hudson, jel’essayai. Satisfait de ses qualités, j’accomplis un voyage autourdu globe. Je voulus atteindre le pôle, but décevant de tantd’explorations manquées. Il me plaisait à moi, victime des humains,de respirer un air que jamais l’haleine d’un homme n’avaitvicié.

– Il me semble que pas un point du globen’était mieux indiqué…

– Ah ! vous pensez comme je pensaisalors.

– Vous avez donc changé d’idée ?

– Je ne sais pas. Voici ce qui advint. Àun soixantième de degré du pôle même…

– À une minute ?

– Une minute exactement, c’est-à-direenviron dix-huit cents mètres, je découvris une caverne gigantesquede basalte, auprès de laquelle les grottes de Fingal ne sont quedes bibelots d’étagère. Je m’y aventurai avec prudence. La mer enavait envahi une partie, mais au delà, le sol s’élevait et… dansune salle si large, si élevée, que l’on eût cru y voir, avec un peud’imagination, la nef d’une cathédrale de géants, je conduisis monnavire aérien. Il avait en cet endroit un refuge assuré, danslequel ni les flots, ni la tempête, ni les hommes ne viendraient letroubler.

Un profond soupir s’échappa des lèvres du fouqui, fixant ses prunelles troubles sur ses auditeurs muets,continua :

– J’opérai une reconnaissance desgrottes. Jamais fantaisie plus admirable n’était sortie du creusetséculaire de la nature. J’étais émerveillé. Songez donc, quel rêveenchanteur : arriver là où l’homme n’existe pas et y trouverun palais réduisant à néant les colossales manifestations de l’artégyptien ou Kmer. On pourrait jucher la pyramide de Chléphrem surcelle de Chéops sans atteindre la voûte, et les ruines des valléesdu Nil et du Gange, celles de la plaine d’Angkor s’accumuleraienten vain dans cette caverne sans parvenir à la remplir. Il me fallutdes jours pour explorer mon nouveau domaine. Depuis huit foisvingt-quatre heures j’y séjournais, lorsque m’approchant d’unenfoncement dont je ne m’étais pas inquiété encore, j’y remarquaiun tas de blocs de basalte empilés symétriquement.

– Hein ? s’écria Ulysse avec un hautle corps.

– Je fis le même mouvement que vous,gémit Ramier. Puis le raisonnement dominant la surprise, je medéclarai que, mes semblables n’ayant jamais atteint le pôle, jedevais me trouver en face d’une construction accidentelle, plusbizarre que tout ce que j’avais vu déjà, et je continuai mapromenade de découverte. Seulement ma joie était diminuée,j’emportais avec moi une sourde inquiétude. J’eus beau me tenir lesdiscours les plus probants, toujours le souvenir de ces blocs debasalte entassés régulièrement me hantait. Le lendemain, n’ypouvant tenir, je retournai au singulier monument.

– Et, interrogea avidementl’astronome ?

– Et pierre à pierre je le détruisis. Or,sous l’amoncellement, sous le tumulus, savez-vous ce que jerencontrai ?

– Non.

– Un coffret de fer dévoré par larouille, mais résistant encore… et dans ce coffret… Au surplus,vous l’allez voir.

Le fou se pencha sur le tube acoustique, puisil se releva et demeura immobile.

Les assistants n’osaient le questionner, etcependant ils attendaient avec une impatience anxieuse le mot del’énigme posée par leur interlocuteur.

Leur attente fut courte. Un matelot surgit del’écoutille et remit à l’insensé un paquet assez volumineux, puisil se tint à quelques pas, les talons réunis, les bras pendants,dans une attitude militaire.

Avec une hâte fébrile, Ramier dépliaitl’enveloppe du ballot. Il mit à jour un coffret de fer. Sous lacouche de rouille dont il était couvert se devinaient vaguement dessculptures effacées.

Ramier fit sauter le couvercle, sa mains’enfonça un instant dans la cassette, et quand elle reparut, sesdoigts se crispaient sur un parchemin jauni, piqué par lesémanations salines.

– Voici, dit-il, ce qui était enfoui sousle tumulus.

– Ce parchemin ?

– Oui.

Et le dépliant lentement, il ajouta :

– Un parchemin couvert de caractères quin’appartiennent à aucune écriture connue. Et comme si cetteétrangeté ne suffisait pas, des sceaux reproduisant des monnaiesastronomiques lui forment une sorte d’encadrement.

– Mais ces monnaies elles-mêmesn’indiquent-elles pas l’origine de ce curieux document ?

– Non, hélas ! Car elles furentfrappées chez des peuples qui ne sont pas précisément voisins. Ausurplus, voyez vous-mêmes.

Il tendit la feuille à Astéras :

– Remarquez que la première médaillereproduite au haut de la feuille est japonaise ; la secondeest chinoise et les suivantes sont des monnaies gauloises, frappéesdans l’ancienne France des druides. Quant aux caractères, ils nesont ni chinois, ni assyriens, ni hindous, ni arabes, ni européens.Que conclure de cela ? Que penser ?

Les sourcils froncés, les veines du frontgonflées par l’effort qu’il faisait pour deviner le mystère proposéà sa sagacité, Astéras considérait le singulier parchemin.

Mais il cherchait vainement. Le fou avait ditvrai. Les signes employés par l’écrivain inconnu n’avaient jamaisfrappé ses regards, et les sceaux monétaires dont la confusionavait sans doute un sens pour l’explorateur ignoré du pôle Nord,n’en présentaient malheureusement aucun pour lui-même.

De guerre lasse, il rendit la feuille àRamier.

– Que pensez-vous, demandacelui-ci ?

– Je ne sais trop que vous répondre.Pourtant une chose me semble évidente.

– Laquelle ?

– C’est que coffret et parchemin ne sontpas venus tout seuls au pôle.

– Alors votre avis ?

– Est qu’un voyageur, dont l’histoire n’apas conservé le nom, a réussi à franchir la banquise. Quelétait-il ? À quelle race appartenait cet audacieux ? Celaje ne puis le deviner. Peut-être même son secret est-il mort aveclui. Après avoir laissé ce témoignage de son passage, il a reprisla route de sa patrie, et sans doute que, moins heureux au retour,il a péri dans la banquise, sans que l’humanité ait appris lesuccès de sa téméraire expédition.

Le fou eut un ricanement joyeux :

– Déjà je me suis fait des réflexionsanalogues.

– Cela ne m’étonne pas.

– Mais je suis réjoui de vous lesentendre exprimer. Ainsi, d’après vous, nous serions seuls àposséder ce secret du passé ?

– Oh ! bien certainement !

– Alors qu’il disparaisse.

Et déjà le petit homme faisait mine dedéchirer le parchemin, quand Astéras l’arrêtabrusquement :

– Pourquoi détruire ceci ?

– Pour que le nom d’un rival disparaisseà jamais.

– Ne faites pas cela. Vous avez eu à vousplaindre des foules, mais un homme de génie ne saurait prendreombrage d’un génie différent.

L’argument frappa l’insensé. Il repliasoigneusement la feuille, puis la mettant dans la maind’Ulysse :

– Vous avez raison, lui dit-il, vousm’épargnez un acte bas. Mais gardez vous-même ce document, car jene suis pas certain de résister à l’envie de revendiquer pour moiseul l’honneur de la conquête du pôle.

Et soudain il éclata d’un rire aigre,douloureux :

– L’honneur ! Je suis affolé devanité, en vérité. L’honneur ! Qui donc me l’accordera,puisque je me suis mis en dehors de l’humanité, que je ne dois plusavoir de rapports avec elle. Ma parole ! Le ridiculeamour-propre survit à toutes les résolutions. Vanitasvanitatum ! Imbécile, il y a donc encore de l’homme entoi.

Des larmes de rage roulaient sur ses jouescontractées. Il cacha son visage dans ses mains et s’appuya sur labalustrade.

Robert et Ulysse le considéraient avecpitié.

Dans ce maniaque qui, jusqu’à ce moment, neleur avait inspiré que terreur, admiration ou mépris, ils venaientde pressentir un martyr. Sans doute, celui que les sanglotssecouaient devant eux avait vu son puissant génie méconnu, nié, parla tourbe des incapables envieux, et d’une intelligence d’élitel’infâme jalousie avait fait ce pauvre déséquilibré, en qui lesrêves de gloire s’agitaient encore, cet infortuné qui, après avoirbrutalement rompu avec l’humanité, sentait encore le besoin d’êtreapplaudi par les hommes.

Longtemps ils restèrent ainsi. L’aéronefvolait rapidement au-dessus de la mer libre, franchissant lesîlots, diminuant sans cesse la distance qui le séparait du massifaperçu à l’horizon.

Maintenant, les Français distinguaient dehautes falaises, dominées par une chaîne de montagnes de huit àneuf cents mètres d’altitude. Ils discernaient, entre deux pointesde rochers, l’entrée d’une sorte de golfe resserré, analogue auxfjords des côtes de Norwège.

– Serait-ce l’ouverture qui donne accèsdans les grottes, murmura Lavarède qui se trouvait auprès deRamier ?

Celui-ci parut être ramené à lui-même par laquestion. Il se redressa et montrant aux deux amis sa facecongestionnée, mouillée de larmes :

– Oui c’est là !

Et après un silence :

– Quoi qu’il en soit, mon prédécesseurest mort depuis des siècles sans doute, et moi, je suis le seul etlégitime maître du pôle.

Il secoua la tête d’un mouvement brusque,comme pour chasser une pensée importune, et, d’un tonchangé :

– Je vous laisse, Messieurs. Les abordsdu refuge sont difficiles. Je vais prendre place aux leviers dedirection. Restez ici, je vous le conseille. L’entrée de ma cavernevaut la peine d’être vue.

Un salut rapide ponctua sa phrase. D’un paspressé, il traversa le pont, se coula par l’écoutille conduisant àl’intérieur de l’aéronef et disparut, laissant seuls les Françaiset leur ennemi Radjpoor.

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