Cousin de Lavarède !

Chapitre 9LES JOIES DE LA ROYAUTÉ

Bientôt dans une autre portion de la crypte,Robert et Astéras se trouvèrent seuls en présence d’une collation,servie par des chambellans qui circulaient autour d’eux dans unsilence respectueux. Yacoub s’était discrètement retiré. Sur ungeste de Lavarède, les serviteurs l’imitèrent.

– Ouf ! fit alors le jeune homme. Onpeut respirer enfin.

– Non pas, s’empressa de répondrel’astronome. Je demande des explications.

– Sur ?…

– Sur ce qui fait que l’on t’appelle roi,on te traite en grand seigneur ?

– Je ne suis pas très fixé moi-même.Cependant, je vais te conter ce qu’il m’a semblé deviner.

Et brièvement, l’ex-caissier mit son compagnonau courant. Le petit homme à face lunaire l’écouta avec attention,puis quand il eut achevé :

– En somme, tu es roi. Tu peux ce que tuveux ?

– Relativement. Tous ici sont disposés àm’obéir, sauf cependant sur un point.

– Lequel ?

– Eh bien mais… mon désir de retourner enFrance.

– Tu m’as fait peur, cela n’a pasd’importance.

– Merci bien… Tu trouves toi, espritléger. Et l’Observatoire ? Et mon bureau ?

– Bah ! ils ne s’envoleront pas,nous les rejoindrons toujours, Donc, je reprends. Tu es toutpuissant, tu es le gouvernement, par conséquent tu peux commettreune injustice en ma faveur.

– Du népotisme, déjà ?

– Sans vergogne : En route, le sieurRadjpoor commandait ; ici, la situation est retournée. Je teconjure d’en profiter pour arracher la pauvre Maïva aux mains deson bourreau.

– Ah ça ! tu t’intéresses bien àcette fillette.

Une légère teinte rose s’épandit sur les jouesrondes du savant, et avec une nuance d’embarras :

– Intérêt scientifique, mon bon Robert,tout ce qu’il y a de plus scientifique. Je souhaite de rendre laparole à cette infortunée et d’apprendre d’elle le fond et letréfonds de notre aventure.

L’argument frappa Robert.

– Au fait ! tu as raison, j’ysongerai… Cela nous fera plaisir et nous vengera un peu de ceseigneur mystérieux. Ne me parle plus de rien ; laisse moichercher le moyen de réussir.

La collation terminée, les serviteurs avaientemporté la desserte. D’autres les remplacèrent et se mirent endevoir de revêtir Robert de vêtements de fête.

On le drapa dans un étroit jupon de linplissé, retenu aux hanches par une ceinture, sur laquelle desplaquettes d’émail et d’or figuraient des écailles ; son bustefut enfermé dans une brassière quadrillée de mauve et de bistre,aux manches courtes, rayées transversalement de lignes d’or, demauve et de rose. Un large gorgerin de pierres précieuses et d’orrecouvrit sa poitrine ; ses pieds furent chaussés de sandalesà pointes recourbées. Enfin sur son front fut posée une sorte demitre bleue, constellée d’yeux emblématiques, formés de cerclesconcentriques noirs, blancs et rouges, et surmontée d’une vipèred’or se tordant menaçante au dessus du crâne du singuliersouverain.

Ainsi paré, Robert ressemblait à s’y méprendreau pharaon des fresques de la pyramide de Chéops, revenantvainqueur d’une guerre en Éthiopie, avec son cortège de chars, desoldats, de captifs et de prêtres.

Le jeune homme se prêtait docilement à cettemascarade. Puisque les Néo-Égyptiens avaient jugé bon d’adopter lesinsignes des générations éteintes, et qu’il était leur roi, sanss’expliquer clairement pourquoi pareille fonction, lui était échue,il devenait tout naturel qu’il se mît à la dernière mode desPharaons.

Et puis, les larges glaces qui garnissaient lasalle lui renvoyaient son image, faisant naître en lui unecoquetterie ignorée. Vraiment quand il était couvert de sesvêtements étriqués, veston, pantalon de coupe anglaise, il ne sedoutait pas qu’il pût avoir aussi grand air. Avec une satisfactioninavouée, masquée d’une allure de plaisanterie, ilmurmurait :

– Si Chéops lui-même sortait du tombeau,il me tendrait la main en m’appelant son cousin. Car je suppose queles monarques d’autrefois étaient cousins comme ceux de nos jours,histoire de taquiner les républiques grecques.

Il s’interrompit soudain pour jeter un regardsur Astéras, et un accès de folle hilarité le secoua toutentier.

– L’astronome aussi était transformé. Unetunique bleu clair tombait en plis larges de ses épaules jusqu’àses pieds. Une coiffure en dôme, de chaque côté de laquelle sedressaient les cornes d’or du croissant isiaque, lui donnait laplus hétéroclite des physionomies.

Du reste, le savant n’en avait cure. Ilconsidérait avec satisfaction ses manches, sur la bordure blanchedesquelles se succédaient en rouge les signes duzodiaque :

Et il murmurait le distique latin du poèteAusone donnant les noms des douze constellationszodiacales :

– Sunt :Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo,Virgo,

Libraque, Scorpius, Arcitinens, Caper, Amphora,Pisces.

L’éclat de rire de son ami ne le troubla pasdans son petit exercice astronomique, et il se borna à riposter parces mots :

– Pour toi, esprit terre à terre, jetraduis : Ces constellations sont : Le Bélier, leTaureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion, la Vierge, la Balance, leScorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau et lesPoissons.

Puis avec une emphase lyrique :

– Quel peuple que ces Égyptiens ! Aulieu des fantaisies banales des dessinateurs, c’est l’astronomiequ’ils utilisaient pour leurs motifs ornementaux. Le poète a pu ledire : Peuple-Soleil qui vivait au milieu desétoiles !

La résonnance métallique d’un gong coupa courtà l’improvisation d’Ulysse. Presque aussitôt Yacoub se présenta.Après des salamalecs compliqués, le vieillard demanda à Lavarèdes’il était prêt pour la cérémonie du mariage. L’heure avait sonnéde proclamer la réconciliation d’Hador et de Thanis.

Gravement, habitué déjà à son nouveau rôle,l’ancien caissier se déclara tout disposé à marcher à l’autel. Surl’invitation du père de Lotia, il le suivit, escorté d’Astéras, quiretroussait sa longue tunique, pour ne pas se prendre les piedsdans l’étoffe flottante.

Au seuil de l’appartement, de nombreuxguerriers formaient une haie d’honneur, et le pseudo-roi passé, ilsse rangèrent derrière lui.

Lentement, le cortège serpenta dans lescorridors de l’hypogée. Un silence religieux planait surl’assistance, et le froufrou des étoffes, la vibration étouffée del’acier semblaient les chuchottements[4] d’espritsinvisibles accompagnant la marche nuptiale.

Soudain une bouffée d’air frais vint caresserle visage de Robert. Il frissonna, leva les yeux, et dansl’encadrement d’une porte, il aperçut des arbres, le ciel noirpiqué d’étoiles de feu.

On sortait donc du souterrain. On allait seretrouver à l’air libre. Le dôme transparent du firmamentremplacerait les voûtes de granit du tombeau royal.

Quelques pas encore et le seuil fut franchi.Sur le sol croissait une herbe courte qui craquait sous les pieds.Des buissons épais, des palmiers balançant à dix mètres de hautleurs panaches verts, charmaient les yeux du Français.

Dans une sente que des parfums de fleursinvisibles embaumaient, on cheminait maintenant. L’étroit passages’élargit, se développa en clairière, le grondement des rapides dufleuve s’entendait à droite et à gauche.

– Allons, murmura Robert, la carrière aune seconde sortie dans l’île. C’est bon de respirer un peu.

Yacoub allait toujours, s’engageant dans uneavenue de vastes dimensions. Entre les arbres, les lianes, lesarbustes enchevêtrés, des apparitions de pierre semontraient : sphinx, colonnes brisées, pyramides,obélisques.

Une harmonie lointaine arrivait aux oreillesde Lavarède sur l’aile tiède du vent. Il percevait la vibration desharpes, le murmure sourd des tympanons, les notes brèves de laguzla.

Brusquement un pylône de briques terminal’avenue. Comme sous un arc triomphal le cortège passa, et Robertstupéfait se trouva à l’entrée d’une vaste place, forum où lepeuple se réunissait alors que l’histoire bégayait encore. Palaisruinés, dont les corniches à jour couraient sur des alignements decolonnes, tours en gradins, statues colossales, vision grandiose degranit et de porphyre se dessinant sur le fond vert desvégétations.

Et dans ce cadre merveilleux, sous la lumièrebleue tombant du ciel, une foule étrange, se pressant, se poussant,devant un orchestre installé sur les marches d’un temple au frontonécroulé.

Juste en face de l’escorte du jeune homme, unautre cortège apparaissait. En tête, conduite par un prêtrereconnaissable à la peau de léopard dont il était couvert, Lotias’avançait lentement, couronnée de fleurs de lotus, drapée dans latunique blanche à palmettes vertes des fiancées.

Les deux groupes s’arrêtèrent à quelquesmètres d’un autel bizarre dressé au milieu de la place.

C’était une réduction du tombeau d’Osymandiasde Thèbes. Des degrés minuscules l’entouraient du bas jusqu’ausommet, sur lequel était placé un cercle d’argile séchée, divisé entrois cent soixante-cinq degrés. Entre chaque ligne séparativeétait figurée l’étoile correspondant à un jour de l’année :Régulus, Aldébaran, les Pléïades, Algenib, Anteria. Autour dumonument, formant une ronde, des prêtres se tenaient par la main,couverts des emblèmes des divinités de l’Olympe de la vieilleÉgypte. Ils représentaient Knef, Bouto, Phia, Pan-Mendès, Hathor,Phré, Isis, Rempha, Pi-Zéous, Ertosi, Pi-Hermes, Imuthès, lesDécans ou démons familiers des divisions de l’année, puis Osiris,Haroëri, Typhon, Nephtis, Anubis, Thoth, Busiris, Babastis et enfinSérapis.

La ronde se disloqua. Les fiancés furentpoussés vers l’autel, leurs mains droites unies, tandis que leursmains gauches, serrées l’une contre l’autre par une bandelette detoile, étaient placées successivement sur chacun des degrés ducercle d’argile.

Pendant ce temps, les prêtres psalmodiaient.L’orchestre s’était tu. Comme pétrifiée, la foule assistait, sansun geste, sans un murmure à la cérémonie. Et dans ce décorinvraisemblable, parmi cette agglomération de choses d’autrefois,Robert sentait son cœur accélérer ses pulsations, l’émotionl’étreindre à la gorge.

Et un remords cuisant le prenait. Cette bellejeune fille, qu’on lui donnait pour épouse, croyait s’unir à ceThanis inconnu dont il usurpait la place. C’était grâce à unsubterfuge, à un mensonge, qu’elle lui accordait sa main. Il avaitenvie d’interrompre le mariage, de crier la vérité ; mais ilse rendait compte que pareille conduite le mettrait dans un dangerterrible, sans profit pour personne.

Tout en réfléchissant, il considéraitsournoisement Lotia, et en voyant ses paupières nacrées, chastementabaissées, son profil délicat, sa chevelure lustrée, il trouvaitdes excuses à son action. Après tout, il n’était pas libre ;d’ailleurs le Thanis invisible aurait-il assuré à la fiancée unbonheur plus grand que lui-même ? Que diable ! unFrançais vaut bien un Égyptien. Et mille autres raisons tout aussimauvaises, à l’aide desquelles il tentait d’endormir saconscience.

Soudain, la bandelette qui enserrait les mainsdes époux fut dénouée. L’un des prêtres s’élança sur l’autel, etd’une voix perçante clama :

– Peuple d’Égypte ! Hador et Thanisont scellé le pacte d’alliance. Plus de rivalités, plus dedivisions désormais. Groupez-vous tous dans une même pensée, Thaniset Hador confondent leurs âmes ; en eux mettez votre espoir, àleur volonté immolez la vôtre pour la patrie égyptienne !

Une acclamation s’éleva.

– Vive Thanis ! Vive Hador !Vive la liberté !

– Thanis, montre-toi à tes fidèles. Queta voix leur donne le courage et la haine de l’oppresseur.

Ces mots prononcés par Yacoub avaient à peineimpressionné le tympan de Lavarède, que poussé par les uns, tirépar les autres, le jeune homme se trouva juché sur l’autel, auprèsdu prêtre.

– Parle, ô roi, murmura celui-ci. Parle àtes fidèles.

– Parler… Parler, bredouilla Robert. Jene suis pas orateur moi !

De fait, il aurait voulu être à cent lieues delà. Mais son interlocuteur reprit :

– Permets que je prête à ton esprit lesecours de mon expérience.

Et soufflé par lui, l’ex-caissier harangua lepeuple :

– Frères, je vous salue. L’indignationfait bouillir votre sang, ainsi qu’un fleuve de lave, à la vue dusol sacré de la patrie meurtri par la botte brutale du conquérant.Le jour est proche où notre cri de guerre changera en terreur laquiétude de nos maîtres. Mais alors il sera trop tard ; lesglaives se seront échappés du fourreau, la poudre crépitera,lançant la mort. Et sur les cadavres amoncelés, sur les citadellesdémantelées, nous proclamerons, devant le monde surpris de cebrusque réveil, l’émancipation de la terre égyptienne.

Un cri formidable ébranla l’atmosphère. Leshommes brandissaient leurs armes, les femmes lançaient des clameursaiguës, qui dominaient le tumulte comme des coups de sifflet.

– Bien… parfait, murmura le prêtre quivenait de remplir avec tant de succès les fonctions de souffleur.Maintenant, ô roi ; affirme l’union de Thanis et d’Hador endésignant Yacoub comme ton premier lieutenant.

– Ceux que je choisirai ne pourront sedérober, interrogea le jeune homme ?

– Ils ne l’oseraient.

– Vraiment. En ce cas, je tiens monaffaire.

– Quelle affaire ?

– Rien. Une chose personnelle. Fais taireces braillards, et laisse-moi proclamer ma confiance en Hador.

L’Égyptien fit un signe. Aussitôt un roulementde tambours bourdonna. Les cris, les hurrahs s’éteignirent commepar enchantement, et Robert se tournant vers soncompagnon :

– Guide ma voix. Si longtemps j’ai vécuen exil, que j’ai oublié les paroles qui font vibrer le cœur de cesbraves gens.

– Écoute donc, Sire.

Lentement le prêtre prononça ce discours, quel’ancien caissier répéta sans se tromper :

– Pour être forts, il faut être unis. Unehaine impie animait Hador contre Thanis. La paix est conclue entreeux. Lotia, fille de Yacoub, est mon épouse ; Yacoub devientmon père. Je veux qu’il soit plus encore ; que tous luiobéissent comme à moi-même, que son regard soit le mien, que sonbras soit mon bras, que sa volonté soit mon vouloir. À dater de cejour, il est le premier de mes lieutenants, et dans le Conseil, iloccupera la place d’honneur auprès de moi.

Les applaudissements recommencèrent ;mais à la grande surprise du prêtre, Lavarède commanda :

– Tambours ! un roulement.

Les peaux d’âne vibrèrent aussitôt sous lesbaguettes.

– Que fais-tu, interrogea le compagnon deRobert ?

– Je réclame le silence.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je n’ai pas fini.

– Si tu veux que je conduise ta parole,indique-moi au moins…

– Inutile… je n’ai plus besoin detoi.

Et s’adressant à la foule attentive :

– Frères, je viens de consacrer l’étroiteunion des défenseurs de la patrie, il me reste à accomplir un actede justice.

Il s’arrêta une seconde, fit planer surl’assemblée un regard dominateur, et d’une voix claire :

– Un homme, un étranger venu de l’Inde,n’ayant d’autre intérêt qu’une haine commune contre nosoppresseurs, a aidé le fidèle Niari dans ses recherches. Il adécouvert ma retraite, m’a accompagné, veillant sur mes jours avecle plus entier dévouement. Cet homme, ai-je besoin de lenommer ? Sur vos lèvres, je lis son nom :Radjpoor-Sahib.

– Vive Radjpoor-Sahib, hurla lafoule !

– Je vois, poursuivit Robert se tenant àquatre pour ne pas rire, je vois que vous appréciez sa conduite àsa juste valeur. Il a été à la peine, il est juste qu’il soit àl’honneur. Devant vous, je le nomme mon écuyer, car je veux qu’ilm’accompagne partout ainsi que dans le passé.

Un tonnerre de vivats ponctua la phrase.Profitant du tapage, Radjpoor s’était approché du monument. Sa facesombre exprimait la colère :

– Que signifie cette plaisanterie,questionna-t-il ?

Avec un geste ironique, Lavarède se penchaau-dessus de lui :

– Ce n’est pas une plaisanterie, monbon.

– Quoi, moi. Je serais votreécuyer ?

– Parfaitement ! Vous m’avez fourrédans une intrigue de tous les diables, eh bien, vous en serez avecmoi.

– Mais c’est impossible.

– Que non, cher Monsieur Radjpoor. Vousavez voulu que je sois roi. Parfait ! je le suis, donc vous medevez obéissance.

– Permettez !

– Je vous permets seulement de remercierma Grandeur.

Le public, remarquant ce colloque dont il necomprenait pas le sens, avait fait trêve à ses démonstrations.L’ancien caissier se redressa, souriant, épanoui par la vengeancequ’il tirait de son geôlier.

– Frères, fit-il, Radjpoor-Sahibm’exprimait sa reconnaissance. Mon cœur est plein de joie ausouvenir de ses paroles. Ô roi, m’a-t-il dit, je serai ton écuyerdévoué, je n’aurai qu’une pensée, être ton bouclier vivant, tepréserver des coups des ennemis. Laisse-moi offrir un dévouementsemblable à Lotia, ma souveraine. Je possède une esclave muette,Maïva est son nom. Daigne l’accepter pour le service de lareine.

Et comme Radjpoor, furieux d’être ainsi berné,faisait un mouvement pour protester, Lavarède impitoyables’écria :

– J’accepte, digne écuyer, j’accepte – etappelant deux oëris. – Messieurs, ordonna-t-il, Radjpoor-Sahib vavous conduire auprès de l’esclave Maïva. Il la remettra entre vosmains, et vous l’amènerez chez la reine. Elle commencera sonservice dès aujourd’hui.

D’un mouvement, très noble ma foi, il étenditla main au-dessus de la tête de l’Hindou, contraint de dévorer sarage impuissante ; il le regarda s’éloigner avec les oëris,puis se souvenant de la posture de la statue du maréchal Ney, illeva le bras en l’air et avec un enthousiasme parfaitementsimulé :

– Vive l’Égypte libre, cria-t-il d’unevoix de stentor !

Des hurlements lui répondirent. Au milieu d’unfracas épouvantable, il descendit de l’autel, reçut les complimentsde Yacoub et des principaux officiers. Astéras s’approchant à sontour, il lui serra fortement la main, et lui murmura àl’oreille :

– Es-tu content ?

– Parbleu, fit l’astronome sur le mêmeton, tu as été superbe.

Guidé par son beau-père, l’ancien caissier setrouva il côté de Lotia. Il lui prit la main sur l’ordre de Yacoub,et du même pas processionnel qu’à l’arrivée on retourna àl’hypogée.

Dans une salle tendue de soie bleue constelléed’étoiles d’argent, les époux furent laissés seuls.

Les portes étaient refermées, les parents, lesamis s’éloignaient, et le jeune homme debout en face de Lotia qui,silencieuse et attristée semblait oublier sa présence, sedit :

– Le Français est aimable, à ce que l’onprétend. Sans doute, ma charmante femme attend que je lui tourne uncompliment sterling.

Et souriant, la bouche en cœur, les mainsappuyées sur sa poitrine, ainsi qu’un jeune premier decomédie :

– Mademoiselle Lotia, susurra-t-il d’unaccent tremblé, vous êtes trop jolie pour être méchante ;laissez-moi cependant m’étonner que vous ayez été assez bonne pourm’épouser.

Mais il demeura pétrifié dans cette attituderidicule. Lotia s’était reculée, une teinte pourpre avait envahises joues brunes ; l’indignation brillait dans ses yeux.

– Ah ! fit-elle d’un ton méprisant,épargnez-moi au moins cette comédie.

Effaré, Robert bredouilla :

– Je vous assure que je suis sincère.J’avais horreur du mariage, je vous ai vue et j’ai changé d’avis.Mes paroles expriment un sentiment juste, mais modeste. Je ne voispas comment j’ai pu mériter votre affection.

– Mon affection, redit-elle.

Toute sa gracieuse personne frémissait.

– Mon affection, répéta-t-elle encore.Vous avez pensé que, fille indigne, j’oubliais la chèremorte ; que je donnais mon âme à celui dont le front estmarqué d’une tache de sang.

Vivement Lavarède tira son mouchoir et sefrotta le front, renversant dans sa précipitation la mitre dont ilétait casqué.

– Mademoiselle, essaya-t-il deprotester…

Elle l’interrompit :

– Quel mépris avez-vous donc des fillesd’Hador ?

– Du mépris, s’écria l’ancien caissieréperdu. Mais je n’ai que de l’admiration, de la tendresse.

D’un geste plein d’autorité, elle lui imposasilence :

– Vous voulez une explication ?Soit ! Sachez que les paroles que vous me contraignez àprononcer sont l’expression de la vérité. Sachez que ma résolutionest irrévocable, et inclinez-vous devant ce qui ne saurait êtreempêché.

Un instant elle se recueillit. Lui, laconsidérait avec stupeur, troublé par la gravité douloureuse de sonvisage, par l’amertume de sa voix. Elle reprit aveclenteur :

– Toute enfant j’ai appris à vous haïr,vous et ceux de votre race.

– Ma race, gronda Robert, ma race… quellerace ? les Thanis encore… Ces Thanis dont on m’assomme depuisce matin. Saprelotte, je veux bien être Thanis pour combattre, maissi vous me détestez, alors, bonsoir, je dépose ce nom décidémenttrop lourd à porter ; je ne suis plus Thanis.

Il se tut soudain. Emporté par sa mauvaisehumeur, il s’était trahi. Mais s’il avait conçu quelque inquiétude,il fut vite rassuré. La jeune fille murmurait avec un accentimpossible à rendre :

– Il renie ses ancêtres… Le dictonpopulaire est vrai : Fourbe comme Thanis !

Il essaya de parler encore, mais elle nel’écoutait pas. S’animant par degrés, elle continua :

– La patrie commandait, j’ai immolé maliberté ; j’ai endormi mes haines, mes répulsions, et fermantles yeux pour ne pas voir l’abîme où je roulais, j’ai placé ma maindans celle du meurtrier.

– Eh ! meurtrier, fit-il en grinçantdes dents. Il y a longtemps que l’on n’avait pas parlé de cela.

Sans prendre garde à l’interruption, elleallait toujours :

– Je sacrifiais ma vie, mes espoirs, à lacause supérieure d’un peuple. Mais mon cœur demeurait libre.J’assurais la couronne sur ton front, mais je te refusais matendresse. Écoute ce que j’ai résolu, Thanis. Avec toi, je merendrai à Axoum.

– À Axoum, en Abyssinie, rugit Lavarèdegalvanisé par cette déclaration ?

– À Axoum, en Abyssinie, oui. Là, lediamant d’Osiris te sera remis. Tu entreras en campagne contre nosoppresseurs. Ma tâche sera terminée. Alors je me retirerai dans uncouvent, je vivrai dans le souvenir de ma mère assassinée, et si,dans les nuits d’insomnie son ombre éplorée vient s’asseoir à monchevet, je lui dirai : Mère, je t’aime et j’abhorre ceux quit’ont précipitée jeune et belle dans le néant. J’ai dû paraîtreoublier pour la patrie. Toi-même m’eusses conseillé d’agir ainsi.Mais ce devoir rempli, je renonce au monde puisque je ne puis pluste venger.

Elle avait prononcé ces mots avec une énergiesauvage. Laissant Lavarède effaré, elle se dirigea vers une porteaux panneaux couverts d’hiéroglyphes bleus. Il eut un mouvementcomme pour la retenir. D’un geste rapide elle se campa devant leseuil. Un poignard brillait dans sa main crispée.

– Fourbe comme Thanis, fit-elle pour laseconde fois. Mais un poignard est un ami sûr, il permet d’échapperaux embûches de la trahison.

La pointe de la lame acérée s’appuyait sur sagorge délicate, rougissant la peau. Robert resta immobile,épouvanté par la froide résolution qu’il lisait dans ses yeuxnoirs. Elle comprit son angoisse, haussa dédaigneusement lesépaules et sortit.

La porte se referma avec un bruit deverroux.

Dans la salle nuptiale, le Français étaitseul ; une tristesse inconnue gonflait son cœur. Dans sa têteles idées s’entrechoquaient, l’emplissant de bourdonnementsconfus.

Il se laissa aller sur un siège, et se prenantle crâne à deux mains :

– En Abyssinie maintenant, ils veulentque j’aille en Abyssinie ! Ah ! mon pauvre bureau, mongrattoir poli, mon buvard rose, combien je vous regrette.

Soudain il leva le bras d’un air désolé, etcouvrant d’un regard humide la porte par laquelle avait disparuLotia.

– Si encore ce n’était que cela… Mais mafemme m’a en horreur, et moi, moi, nom d’un chien, je crois que jel’aime… Sur mon honneur, oui, je le crois.

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