Cousin de Lavarède !

Chapitre 10AU PAYS DES DERVICHES

La nuit s’écoula lentement. Robert auraitvoulu dormir, mais sa pensée en éveil ne le lui permettait pas. Deplus, sur une console, une horloge de forme antique, dont lemouvement était réglé par un sablier qui se renversait de quartd’heure en quart d’heure en actionnant une sonnerie, eût suffi àelle seule pour justifier l’insomnie.

Et le jeune homme, attristé autant que penaud,se répétait sans trêve :

– J’irai en Abyssinie puisqu’ils leveulent. Je prendrai ce diamant d’Osiris, origine de tous mes maux.Et après, bonsoir la compagnie. Mais le voyage sera long, durant delongs jours encore je verrai Lotia… et je serai très malheureux.Que la foudre écrase l’Égypte et les Égyptiens… et l’HindouRadjpoor par la même occasion !

Puis la lassitude vint. Le cerveau vide, lesmembres engourdis, il se jeta sur un lit, dont le bois curieusementouvragé figurait une barque portant à la proue l’épervier sacré auxailes déployées.

Mais là non plus le sommeil ne vint levisiter. En se retournant sur sa couche, il aperçut, soigneusementétendus sur une chaise, ses vêtements européens. Il comprit qu’onles avait mis là, afin qu’il les revêtit. Il eût été insensé, eneffet, de partir pour Axoum dans l’uniforme par trop voyant d’unpharaon. Parbleu ! ce costume le ferait arrêter, livrer auxAnglais ! Il ne manquerait plus que cela.

Avec une hâte rageuse, Robert se leva,dépouilla les insignes de la royauté, endossa ses propres habits etreprit ainsi sa physionomie habituelle.

Mais sa belle placidité d’antan ne lui revintpas, et son esprit troublé continua ses divagations où Lotia, lediamant d’Osiris, l’Abyssinie se succédaient ainsi que les imagesdu cinématographe.

Les heures ennuyeuses elles-mêmes ont une fin.Les aiguilles de la pendule marquaient sept heures, quand la portepar laquelle Lotia s’était retirée se rouvrit. La jeune fille parutsur le seuil. Elle aussi s’était européanisée. Sa taille souples’emprisonnait dans une robe de flanelle légère, un chapeau depaille muni d’un voile de gaze allongeait son bord doré au-dessusde ses yeux noirs. Ainsi parée, elle était charmante. Ce que latunique égyptienne donnait de trop théâtral à sa beauté avaitdisparu, et il restait une fille exquise, joignant à la grâceraidillonne d’une miss anglaise, un parfum discret et pénétrantd’orientalisme.

– Nous allons partir, dit-ellefroidement, je sonne pour avertir que nous sommes prêts.

En parlant, elle tirait une bandeletted’étoffe servant de cordon de sonnette.

– Un instant, fit Lavarède avec un gestepour l’arrêter.

Elle le toisa sévèrement :

– Pourquoi, je vous prie ?

– Pour qu’il me soit permis de vousparler, d’éteindre un malentendu fâcheux.

Elle haussa les épaules, et regardant soninterlocuteur avec une fixité gênante.

– N’insistez pas ; je me suissacrifiée, je vous ai mis à même d’atteindre le pouvoir, objet devotre ambition.

– Ambitieux, moi, voulut se récrierl’ancien caissier ?

– En échange de cela, poursuivit-ellesans se soucier de l’interruption, j’ai droit, je pense, à quelquepitié. Lorsque nous serons seuls, ayez la générosité de m’éviter latristesse de vous entendre.

À cette réplique sanglante, Robert demeurabouche bée. Presque aussitôt du reste la svelte Maïva, entrée enfonction de suivante, répondait à l’appel de la sonnerie etmontrait sa gracieuse silhouette à la porte :

– Prévenez mon père que nous sommesdisposés au départ.

À cet ordre donné par Lotia, l’esclavedisparut, pour revenir bientôt en compagnie de Yacoub.

Celui-ci se confondit en révérencescompliquées, dont se fut contenté le monarque le plus « àcheval sur l’étiquette », puis d’une voix basse, respectueuse,comme s’il avait eu l’intuition de parler il undemi-dieu :

– Si Votre Majesté y consent, j’aurail’honneur de la conduire à l’embarcation qui lui permettra decontinuer son voyage.

D’un mouvement de tête, Robert acquiesça à laproposition du vieillard qui, marchant le premier, le guida àtravers les méandres de l’hypogée. On atteignit la sortie empruntéela veille au soir, mais au lieu de se diriger vers le forum, oùl’union des fiancés avait été célébrée, Yacoub tourna en sensinverse, et par une pente raide, sur laquelle des rochers, trouantl’humus, formaient des gradins, il escalada l’éminence dont lepalais funèbre était recouvert ainsi que d’un dôme de granit.

Du sommet, un sentier moins déclive descendaitvers l’extrémité sud de l’île de Philæ. À travers les arbres, onapercevait près du bord, une légère chaloupe à vapeur de moindretonnage que celle qui avait amené les voyageurs. Les matelotsétaient à leurs postes, et sur le pont, Astéras, Niari, Radjpoorattendaient, les yeux fixés du côté des époux.

– Offre la main à ton épouse, ô Roi, ditalors le vieil Yacoub, les rites l’exigent.

Lavarède obéit. Il prit la main de Lotia.Cette main était glacée, elle tremblait, et avec un serrement decœur, l’ancien caissier surprit ces paroles s’échappant des lèvresfrémissantes de sa compagne :

– Pour la Patrie !

Une larme tremblotta à la naissance de sescils ; il la renfonça par un énergique effort. Il comprenaitle sens de l’exclamation de l’Égyptienne. C’était par seuldévouement à la cause de son pays, par pur patriotisme qu’elle luiabandonnait sa main fine, aux doigts fuselés. Sans cela comme ellel’aurait repoussé loin d’elle. Et de cela il souffrait cruellement,lui qui la trouvait belle, et qui savait bien n’être pas le Thanismeurtrier, lui, bienveillant petit Français, casanier peut-être,mais si disposé à se faire violence pour lui être agréable.

Cependant on atteignait l’embarcation. Robert,Lotia et la muette Maïva montèrent à bord, entre une double haie dematelots ; un coup de sifflet strident déchira l’air, et lachaloupe, dans un remous d’écume, évolua, mettant le cap au sud,tandis que Yacoub, debout sur la rive, les bras croisés, sa longuebarbe agitée par la brise, les regardait partir.

La navigation devait durer des semaines. Tantque le soleil brillait, le bateau filait à toute vapeur sur leseaux bleues du fleuve. Le soir venu, on ralliait le rivage, et sousdes tentes de poil de chameau, on passait la nuit. On entrait dansla période des basses eaux, car l’inondation annuelle qui atteintson maximum en juillet, décroît ensuite jusqu’en février.

La végétation se réduisait à une étroite bandeverte bordant le fleuve ; au delà, à quelques centaines demètres s’étendaient, tantôt des chaînes de hauteurs nues,torréfiées par le soleil, tantôt les plaines jaunes du désert.Bakleh, Korosko, Houadi-Halfa, agglomérations peu importantes,furent laissées en arrières. En ce dernier point, Robert apprit quela chaloupe était démontable, car les morceaux en furenttransportés par terre au-delà de la deuxième cataracte. Puis onrencontra Ahache, Salebi. Le petit steam put traverser les passesrocheuses du seuil de Kaïbar, qui, un mois plus tard, les eauxayant l’étiage le plus bas de l’année, eût barré complètement lecours du Nil.

On parlait peu à bord. Radjpoor et Niariavaient bien de mystérieux conciliabules, mais sans éprouver lebesoin de confier leurs pensées à leurs compagnons de route. Lotiarestait immobile, les paupières closes, comme étrangère à ce qui sepassait autour d’elle, et Robert la regardait, s’enivrant de sabeauté délicate et originale, jusqu’au moment où il se souvenait dela haine imméritée que l’Égyptienne faisait peser sur lui. Alors ilse glissait à l’avant du bateau, et ses yeux erraient avec uneindifférence ennuyée sur les alternances de massifs verdoyants etde sables aux tons d’or rouge.

Sans doute, la muette Maïva s’était aperçue deson chagrin ; à diverses reprises, elle s’était approchée deLotia, essayant de lui faire comprendre par gestes son injustice.Mais la fille d’Yacoub l’avait repoussée. Dans son esprit, cetteservante, imposée par Lavarède, ne pouvait être qu’une créature àsa dévotion, indigne par conséquent de toute confiance.

Et la pauvre petite avait fini par se réfugierauprès d’Astéras, qui, lui au moins, ne la rudoyait pas. Le savant,du reste, avait commencé son traitement du mutisme. Pour démontrerà Maïva qu’il est bon de parler, il bavardait pour tout le monde.Et elle écoutait surprise, charmée, ses longs discours surl’astronomie ; car tel était le sujet des monologues d’Ulysse.De quoi aurait-il causé, sinon de l’armée des soleils évoluant dansle champ de manœuvres sans limites de l’infini.

De fait, nulle chose n’aurait intéressé aumême degré la jeune Égyptienne. Issue de ces peuples, pour qui lespremiers dieux furent les voyageurs lumineux de l’espace, elleavait l’amour atavique des merveilles célestes, et toutnaturellement, le calculateur avait trouvé le chemin de sonattention et de son cœur.

Il lui disait l’histoire féerique et grandiosede la terre, d’abord amas de vapeurs embrasées perdu dans lanébuleuse solaire, puis le refroidissement insensible produit parle rayonnement ; la formation autour du noyau centrald’anneaux concentriques semblables à ceux qui entourent encore laplanète Saturne ; puis ces anneaux se condensant, et sous lesinfluences combinées de leur contraction et de leur mouvement,prenant la forme de sphères en fusion ; satellites nomadesemportés par la loi de la gravitation universelle autour du noyauigné, devenu le soleil de ces planètes.

Et le refroidissement continue ; lessatellites, plus petits que le soleil, deviennent liquides ;ils passent du blanc éclatant à la teinte jaune. La températures’abaisse encore ; des parcelles se solidifient ; une àune, la Terre, Vénus, Mars, Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune,pages sidéraux qui accompagnent le Soleil roi, passent du jaune aurouge, puis au noir. Ce sont maintenant des boulets sombres,tournant dans les déserts de l’espace autour d’une sphère delumière. Elles sont mûres pour que la vie s’établisse à leursurface.

Les premières cellules organiques se montrent,se groupent, donnent naissance à des plantes élémentaires d’abord,puis à des êtres embryonnaires. Les formes, indécises au début, seprécisent, s’affinent. L’instinct rudimentaire du végétal, quiconduit la racine vers le point où elle trouvera sa nourriture, secomplique chez le reptile, puis chez le mammifère ; ilgrandit ; des apparences imprécises de volonté et deraisonnement s’y ajoutent. L’heure de l’intelligence a sonné ;l’homme apparaît. Barbare primitif, il domine bientôt les autresespèces animées. D’un pas lent, hésitant, il marche vers leprogrès. Au commencement, il admire la force brutale, mais lapensée s’éveille ; des philosophes inspirés prêchent la bonté,le respect du faible, l’infériorité de la vigueur physique sur lapuissance morale. Les révolutions se succèdent, car ce n’est pointen un seul mouvement que l’on parvient à la lumière. La conscienceobscure de l’humanité s’éclaire peu à peu. Elle a l’intuition vaguequ’elle doit deviner les lois immuables de la nature ; lasociété se développe ; on comprend l’axiome qui veut quecertains soient faits pour concevoir et d’autres pour exécuter. Ilfaut une tête, il faut des bras.

Qui sera cette tête ? Quels seront cesbras ? Là, de longs flottements se produisent. À la tête onplace les guerriers, les sorciers, ils sont reconnus insuffisants.Par quoi les remplacera-t-on ? Une période de bouleversements,dans laquelle nous vivons hélas ! est la première réponse àcette formidable question. Le capital, travail de la veille, letravail, capital du lendemain, se disputent la suprématie. Celadure et durera jusqu’au jour où l’on s’apercevra, que l’un etl’autre sont des convenances sociales et non des principes de lanature. Alors viendra le règne de l’intelligence, fin des luttesfratricides, apothéose de la pensée, apogée des raceshumaines !

Et puis à son tour le soleil s’éteindra. Déjàdes taches nombreuses paraissent à sa surface. En quantité, endimension, elles augmentent de siècle en siècle, et le momentarrivera où Phœbus ne sera plus qu’un globe de nuit emportant dansle vide d’autres sphères noires. La vie ne sera pas éteinte pourcela ; elle subira un temps d’arrêt, une sorte de sommeil.

Le soleil n’est pas un point immobile autourduquel nous tournons. Il est lui-même un astre en marche. Suivantune ligne dont l’origine est figurée par l’étoile Sirius, il sedirige vers les constellations d’Hercule et de la Lyre, avec unevitesse de 200,000 lieues par jour. De leur côté, cesconstellations s’avancent vers nous à une allure deux fois plusrapide. La distance qui nous sépare d’elles diminue donc de 600,000lieues par vingt-quatre heures. Cet énorme parcours est un pointdans l’espace, il faudra 40,000,000 d’années pour que notre systèmesolaire soit en contact avec ces groupes stellaires ; maispareil nombre d’années n’est rien dans l’éternité. Un chocformidable se produira alors. Selon les lois de la physique, lemouvement des corps, au moment de la collision, se transformera enchaleur. Les mondes éteints seront réduits en vapeur, formeront unenouvelle nébuleuse, qui elle-même donnera naissance à un nouveausystème solaire, sur lequel se développeront des racesintelligentes, sans doute aussi supérieures à nous-mêmes, que nousle sommes aux animalcules rudimentaires qui façonnent le corail. Etla vie se renouvelle partout ainsi dans l’espace, allant sans trêvevers un progrès irrêvé. C’est là le mystère géant, que les ancienspeuples d’Égypte et de Bactriane avaient symbolisé par la fable duPhénix renaissant de ses cendres.

Il s’était tu. Maïva l’écoutait encore.Soudain elle se dressa devant l’astronome, lui appuya les mains surles épaules, et la figure contractée par un violent effort, ellefit entendre un son inarticulé.

– Je comprends, s’écria Astéras ravi. Tuvoudrais parler, Maïva.

Elle inclina la tête, satisfaite d’êtredevinée.

– Eh bien ! enfant, jet’apprendrai.

Et tirant de sa poche une pièce de monnaied’argent, il la tendit à la muette.

– Tiens, mets ceci dans ta bouche, etessaie de prononcer a… a… tu entends ?

De nouveau elle fit signe qu’elleentendait :

– Exerce-toi toute seule. Quand tusauras, le reste ira bien.

D’un mouvement brusque, il attira la petite àlui, et l’embrassa sur le front, en ajoutant d’une voix émue.

– Tu parleras, mignonne, tu parleras etnous bavarderons.

Radjpoor n’avait rien perdu de cette scène. Lesoir, au moment de l’atterrissage, il prit Astéras àpart :

– Un mot, je vous prie.

– Plusieurs, si vous le désirez.

– J’ai remarqué tantôt votrerecommandation à Maïva. Vous pensez qu’une pièce de monnaieintroduite dans sa bouche lui permettra de parler.

– Peut-être. Sous l’action de la salive,le cercle métallique produit un faible courant d’électricité. Iln’en faut parfois pas davantage, pour stimuler le système nerveuxet rendre son fonctionnement normal à l’organe.

– Alors, acceptez un conseil.

– Bien volontiers.

– Renoncez à l’expérience que vousprojetez.

– Pourquoi ?

– Parce que Maïva mourra si elleparle !

Et laissant le calculateur bouleversé parcette déclaration, l’Hindou s’éloigna tranquillement.

Mais la perplexité d’Ulysse ne lui inspiraaucun moyen de résister à son terrible compagnon, et il regagna satente en murmurant :

– Quel cynisme ! Refuser à cettemalheureuse le moyen de s’exprimer. Oh ! je la préviendrai…Elle parlera sans qu’il s’en doute…, elle parlera ou bien j’yperdrai mon nom !

Vaines résolutions. Le lendemain, avant ledépart, Radjpoor s’entretint avec Lotia. Le visage de la jeunefemme trahit la surprise, la colère. Elle appela Maïva, et d’unaccent courroucé lui interdit de s’approcher d’Astéras, sous peined’être abandonnée sur le rivage, à la première infraction à cetordre.

De grosses larmes roulèrent sur les jouesbrunes de la muette, mais elle n’eut pas un geste de révolte. Dansle bateau, elle s’assit à la place qui lui fut désignée. Seulement,s’il lui était défendu d’aborder Ulysse, il lui était permis de leregarder, et ses yeux disaient éloquemment sa reconnaissance et savolonté d’obéir au savant.

Une fois elle essaya de glisser entre seslèvres la pièce de monnaie que lui avait remise lecalculateur ; mais Niari, qui épiait tous ses mouvements, seprécipita sur elle, lui arracha le disque d’argent et le jeta dansl’eau du fleuve.

Elle haussa les épaules et parut demeurerindifférente à cette brutalité.

Pourtant Astéras, qui l’observait aussi, lavit détacher un sequin de son collier et le faire disparaître danssa bouche, tandis que Niari, rassuré par son acte d’autorité, avaitla tête tournée d’un autre côté.

– Pauvre petite, murmura Ulysse, elle seperd. Si elle parle, elle mourra.

Désolé d’avoir mis la muette en danger,n’osant faire un geste que ses ennemis auraient surpris, ilattendit anxieux, la poitrine serrée, une occasion favorabled’avertir l’Égyptienne.

Cependant l’embarcation avait franchi lesrapides d’Hannek, qui forment la troisième cataracte.Dongola-le-Neuf et Dongola-le-Vieux étaient dépassés ; on sedirigeait vers Kosti et Abou-Hamed, suivant le coude du Nil,emprisonné entre le désert de Nubie et le désert de Bayouda.

Le temps était superbe. Le soleil versait destorrents de lumière sur le sable, et dans cette aveuglante clarté,de rares palmiers se dessinaient en noir sur la surface étincelantede la plaine.

Ce jour-là et les jours suivants, on franchitles rapides de la quatrième cataracte, puis ceux de la cinquième,désignés sous les noms d’étranglements de Gueracheb et de Mogrât.Enfin un soir, on campa au delà du bourg de Berber, au confluent duNil et de la grande rivière Atbara, dont la source est située surles hauts plateaux d’Abyssinie.

Le panorama était grandiose. Le large lit duNil s’étendait vers le sud jusqu’aux confins de l’horizon, bienloin derrière lequel se cachait Karthoum, la ville sainte desderviches ; l’Atbara se voyait à l’est, formant avec le fleuveégyptien un angle presque droit. Entre les deux cours d’eau uneplaine immense, sablonneuse, ornée de quelques bouquets depalmiers, terre jadis féconde que les anciens appelaient l’île deMéroë ; aujourd’hui pays inculte envahi par les dunes dudésert.

Sur ce sol dépeuplé, aucune surprise neparaissait à craindre. Personne ne fut chargé de la garde du camp.Mal en prit aux voyageurs qui, au milieu de la nuit, furentbrutalement réveillés. Des hommes armés avaient pénétré dans lestentes et, d’un air menaçant, tiraient leurs habitants audehors.

C’étaient de grands gaillards bronzés ounoirs, offrant les types les plus variés, depuis le Berbère Targuijusqu’au nègre soudanien. Sous la clarté de la lune, drapés dansleurs amples manteaux, ils avaient quelque chose de farouche et deterrifiant.

Au milieu d’un cercle hostile, tout étourdisde l’aventure, Lavarède, Maïva, Astéras, Lotia, Radjpoor, Niari,pêle-mêle avec l’équipage de la chaloupe, s’interrogeaient duregard sans parvenir à comprendre ce qui leur arrivait.

Soudain le silence se fit. Les rangs desagresseurs s’ouvrirent, et un jeune homme portant le costume desofficiers de l’armée égyptienne entra dans le cercle.

– Qui commande ici, demanda-t-il d’unevoix calme ?

Les voyageurs se consultèrent et Radjpoor pritla parole :

– Qui es-tu et de quel droit nousinterroges-tu ?

L’officier eut un sourire qui découvrit sesdents blanches.

– J’étais sabelcher – lieutenant– dans les troupes du khédive, mais l’oppression étrangère mepesait. Avec beaucoup d’autres, les plus nobles, les pluscourageux, j’ai quitté ma patrie asservie et suis venu prendre uncommandement chez les guerriers derviches. C’est encore une façonde lutter contre les envahisseurs. La facilité avec laquelle je teréponds doit te prouver que tu n’as à attendre aucun secours deceux-là.

– Alors, nous sommes amis, répliquaRadjpoor, en tirant de sa poitrine un parchemin couvert decaractères bizarres et agrémenté de larges cachets de cireverte.

À peine le sabelcher y eut-il jeté les yeuxque son attitude changea. Il s’inclina profondément devantLavarède, puis s’adressant à ses hommes :

– Inssallah ! paravabanlaou, cria-t-il.

Ces syllabes étranges produisirent un effetmerveilleux. En une seconde, le terrain occupé par le campement futdéblayé. Le groupe des guerriers derviches se massa à une distancerespectueuse, et l’officier qui les commandait se retira aprèss’être excusé en ces termes :

– Que le fils de Thanis pardonne àOussaya. Il ignorait qu’il était devant son roi. Pour rachetercette erreur, il foncera dans les rangs ennemis, comme un coin defer dans le bois tendre du dattier.

Puis doucement :

– Vous allez remonter l’Atbara et sonaffluent, la rivière Takazé, pour atteindre Axoum. Le long de leursrives, Sire, vous verrez un spectacle qui vous réjouira. Partoutles tribus se lèvent à notre voix. Elles marchent vers la citadellede Kassala, que les Italiens, ces serviteurs inconscients del’Angleterre, occupent. Il faut que cette forteresse tombe en notrepouvoir, afin que nous puissions sans inquiétude faire face vers leNord. Tes serviteurs travaillent pour toi.

Et avec une lente révérence, retirant letarbouch rouge dont il était coiffé, il ajouta :

– Longue vie et gloire àThanis !

D’un pas élastique il s’éloigna, rejoignit seshommes, et tous, après une acclamation puissante, disparurent dansla nuit.

Ce que les voyageurs avaient de mieux à faireétait de reprendre leur somme interrompu. Ils n’y manquèrent pas,après avoir au préalable distribué aux matelots les quarts deveille, afin d’éviter une nouvelle surprise.

Rien ne vint troubler leur quiétude. Au jour,tous se rembarquèrent, et le petit vapeur, cessant de battre de sonhélice les eaux du Nil, s’engagea à toute vitesse sur le coursindolent de l’Atbara.

Des journées se succédèrent. Maintenant lesvoyageurs voguaient sur la Takazé, tantôt élargie en nappesstagnantes, tantôt bondissant entre des murs de rochers. À maintesreprises, il fallut contourner par terre des passages par tropdangereux.

L’officier égyptien avait dit vrai. À chaqueinstant, on rencontrait des troupes indigènes en marche versKassala. Des patrouilles venaient reconnaître la caravane, et surla présentation du firman dont Radjpoor était muni, rejoignaientleurs camarades avec des cris d’allégresse.

Tout le pays s’agitait, se levait en masse.Les étendards verts du Prophète, les enseignes hideuses desfétichistes allaient côte à côte, emportés par un même élan à larencontre des soldats d’Italie, voués au carnage.

Et devant ce peuple en ébullition, soulevétout entier pour défendre sa liberté, Lavarède oubliait satristesse, Lotia perdait son indifférence dédaigneuse, Radjpoor etNiari surveillaient moins étroitement Maïva. Si bien quel’astronome, qui seul n’était pas en extase devant les nationsprêtes à s’entredéchirer, parvint sans éveiller l’attention àinformer la muette de sa brève mais significative conversation avecl’Hindou.

C’était à la nuit tombante. On établissait lecamp, et tous étaient absorbés par le dressage des tentes. Secourbant derrière de maigres buissons épineux, Astéras avait puarriver près de Maïva.

– Ne bouge pas la tête, ne fais pas unmouvement, lui dit-il, mais écoute.

Mot pour mot, il lui redit les paroles de sonennemi. Quand il eut achevé, en dépit de sa recommandation,l’Égyptienne se retourna vers lui. Ses yeux brillaient. Ses lèvress’ouvrirent à plusieurs reprises ; ses traits exprimèrent latension de sa volonté, et enfin de sa bouche s’échappa nettement ceson :

– A…

Une joie intense pénétra le calculateur ;il saisit les mains de la fillette, les serra nerveusement. Maisles tentes étaient en place, il ne fallait pas se laisser voir parRadjpoor ou Niari. Très vite, il murmura :

– Bien, je suis content… tu parleras. Tudis A.

Elle répéta :

– A.

– Essaie maintenant O… tu saisisO ?

Elle inclina sa jolie tête.

– Tu sais O, la lettre toute ronde quandon écrit.

Et comme elle le considérait d’un airinterrogateur.

– Car tu écris, acheva-t-il ?

Elle fit un geste négatif.

– Non. Pourtant dans la cabine duPharaon, tu nous as montré les papiers où il était question de monami Lavarède ?

Du doigt la jeune fille désigna son oreille,puis son front.

– Ah ! expliqua le savant, tu asentendu et retenu.

Elle frappa ses mains l’une contre l’autre etbaissa le front pour affirmer. Ulysse allait parler encore, mais unbruit de pas se fit entendre. On venait de leur côté.

– O… O… dit-il tout bas. Rappelle-toi…O.

Et rampant sur les mains et sur les genoux, ildisparut derrière les buissons, à l’instant même où Niari arrivaitauprès de Maïva et lui intimait durement l’ordre de se retirer soussa tente.

Astéras entendit sa voix acerbe. Il dut semaîtriser pour ne pas se ruer sur le sinistre personnage. Ilsentait grandir en lui des ardeurs belliqueuses qu’il ne s’étaitjamais connues à l’Observatoire. Mais cette fois encore, leraisonnement triompha de la colère, et dans un rictus ironique, ilmurmura :

– Elle dit A, sans que tu le soupçonnes,sauvage Niari. Elle va dire O. Elle m’apprendra ton secret, et jepourrai alors la délivrer, elle, délivrer Robert et me délivrermoi-même.

Il s’interrompit, mordu au cœur par unesoudaine tristesse.

– Alors il s’agira de lui trouver unemploi, car elle ne peut habiter avec moi. Je ne la verrai pluscomme à présent. C’est curieux combien cela me paraît pénible. Jeme suis attaché à cette pauvre enfant… Bah ! je dis cela, maisquand j’aurai repris mes travaux astronomiques…

Sans achever la phrase, il secoua la tête defaçon désolée. Décidément, la muette concurrençait victorieusementles étoiles dans l’esprit de l’astronome, et chose qu’il eûtdéclarée impossible autrefois, la terre était en voie de lui faireoublier le ciel.

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