Cousin de Lavarède !

Chapitre 10L’AMÉRIQUE À VOL D’OISEAU

Cette nuit-là, on dormit mal à bord duGypaète. Des cauchemars sinistres assiégèrent lesprisonniers de Ramier, et dans une ronde infernale, ils virentdéfiler devant eux une armée d’astronomes privés de têtes, de brasou de jambes, qui bondissaient éperdument sur les ruines fumantesd’observatoires incendiés.

Aussi, lorsque de grand matin, la trépidationdes machines les avertit que l’aéronef se remettait en marche,furent-ils debout en un instant et se trouvèrent-ils réunis, sanss’être donné le mot, sur le pont du navire aérien.

Déjà l’appareil avait quitté les cavernes. Ilsuivait maintenant le fjord resserré qui s’ouvrait sur la merlibre. À l’extrémité du conduit, il vira avec une admirableprécision et mit le cap au Nord.

– Tiens, grommela Lavarède avec surprise,nous ne nous dirigeons donc pas vers l’Amérique. Notre geôlieraurait-il changé d’avis ?

Mais Ulysse secoua la tête :

– La terre est ronde, répondit-il enfin,et du pôle, point d’intersection des lignes qui figurent lesdivisions du globe en longitude, nous redescendrons tout droit versle Sud et vers l’observatoire que menace notre insensé.

– Ne ferez-vous rien pour leprotéger ?

La question était prononcée d’une voix émuepar Lotia. Les yeux de la douce Égyptienne se fixaient anxieusementsur Robert.

Celui-ci étendit la main vers elle, et avec unaccent profond :

– Si, Lotia, je vous le jure, noustenterons l’impossible pour empêcher le crime que vousredoutez.

Un geste effrayé de Maïva arrêta la parole surses lèvres. Suivant la direction des regards de la mignonnecréature, Lavarède aperçut le fou qui, glissant silencieusement surla surface du pont, se rapprochait du groupe formé par lespassagers.

Il ne semblait pas les voir. Évidemment leurspropos n’étaient pas arrivés jusqu’à lui.

Passant auprès de ses prisonniers, il allas’accouder sur la balustrade, et, la tête rejetée en arrière, ilregarda avec persistance dans la direction du Nord.

Muets maintenant, tous l’observaient. Unebrise légère, plutôt fraîche que froide, caressait lesvoyageurs.

À quatre cents pieds d’eux, la mer sedéroulait paresseusement, agitée par une houle faible, et venaitlécher mollement de ses lames allongées les rivages d’innombrablesîlots.

Soudain l’astronome poussa une exclamation desurprise. Tous tressaillirent, et répondant à leur muetteinterrogation, Astéras montra un récif isolé s’élevant d’unevingtaine de mètres au-dessus des eaux :

– Voyez là, dit-il. Mes yeux me trompentsans doute, mais il me semble voir un drapeau flotter sur cerocher.

Non, il ne se méprenait pas. LeGypaète piquait droit vers le roc ; la distancediminuait rapidement, et bientôt tous distinguèrent nettement unpavillon noir sur lequel se détachait une ancre blanche.

Et comme ils regardaient, stupéfaits derencontrer en ce point une trace du passage de l’homme, le fou seretourna brusquement. Il courut au porte-voix, prononça un ordrebref dans l’embouchure ; aussitôt un claquement sec retentit àl’arrière de l’aéronef.

Les prisonniers dirigèrent leurs yeux de cecôté, et avec stupeur, ils virent émerger de la surface polie unpavillon semblable à celui que portait le rocher.

Ramier revint à eux, et un sourire orgueilleuxcrispant ses traits :

– Mon drapeau, dit-il. Il a la couleur dudeuil, mais il contient l’ancre blanche de l’espérance. Celui quivole à la suite de mon Gypaète salue celui que j’ai arboré au pointprécis qui marque le pôle.

Avec une sorte de respect, tous les regards sereportèrent sur le récif, modeste bloc de rocher, situé par uncaprice de la nature à l’endroit où l’axe terrestre perce la croûtedu globe.

Et ils se surprirent à s’étonner de ne pointtrouver le paysage plus étrange. L’eau de la mer ressemblait àl’eau d’un océan quelconque. Le récif était tel que tout autreécueil. De cela ils éprouvèrent comme une désillusion. Quoi, lepôle du monde que tant de navigateurs ont tenté d’atteindre, pourla découverte duquel les nations civilisées ont sacrifié sanscompter les millions et les existences humaines, c’était ce petitmorceau de pierre, sans caractère, sans grandeur, que par les grostemps, les vagues de la mer libre devaient recouvrir.

L’auréole mystérieuse du pôle s’évanouissaitpour eux. Il n’était plus l’inconnu, l’inabordable, et dégagé dubrouillard des légendes, il se montrait dans sa prosaïque etattristante nudité.

Cependant le rocher restait en arrière. Ildisparaissait bientôt, et suivant le 110e de longitude,l’aéronef s’élançait à toute vitesse vers le sud.

Durant quelques jours, aucun incident netroubla l’existence monotone du bord. Le navire franchit la merlibre, l’immense étendue de glaces qui l’entoure. Les passagersentrevirent au passage le Groenland, les plaines neigeuses duLabrador, traversèrent à la vitesse d’un express le Canada etfranchirent la frontière des États-Unis.

Souvent l’un ou l’autre avait été sur le pointd’interroger le fou, de lui demander quels projets il nourrissaitcontre l’observatoire des Montagnes Rocheuses, mais toujours, commes’il eût pressenti la question suspendue au-dessus de sa tête, lepetit homme s’était dérobé, glissant entre les doigts de sesinterlocuteurs, avec une prestesse telle que le découragements’emparait d’eux.

Et pourtant chaque minute rapprochait lemoment où le navire aérien atteindrait le but de sa courserapide ; chaque seconde aggravait le danger dont les paisiblesastronomes des Great-Mountains étaient menacés.

À tout hasard, Robert et Astéras s’étaientmunis de fusils à carbure ; ils les conservaient dans leurcabine. Certainement Ramier n’ignorait pas ce détail, mais il nejugea pas à propos de faire à ce sujet la moindre observation.

Les prairies du Far-West, les territoires dechasse des indiens Pawnies défilaient sous les yeux desprisonniers ; mais ce spectacle magique ne les intéressaitpas. Ils ne prêtaient aucune attention aux villes nouvellesentrevues, aux forêts impénétrables, aux fleuves larges comme desbras de mer.

Les voies ferrées sillonnant les solitudes dela prairie, les bandes de bisons migrateurs, les chevauchéeshurlantes des guerriers indiens, toute la vie des déserts herbeuxde l’Ouest, sollicitaient vainement leurs regards indifférents. Unecrainte aiguë les absorbait, plus intense, plus insupportable àmesure que le voyage se prolongeait.

Vague jusque-là, leur terreur se précisatout-à-coup lorsque la silhouette dentelée de la chaîne desMontagnes-Rocheuses barra l’horizon. C’était là, au milieu de cettenature tourmentée, de ces pics pointant leurs cimes vers le ciel,que le malheur allait s’accomplir.

Alors une rage les prit. Non, ils neconsentiraient pas à devenir les complices de leur geôlier.L’inaction, en pareil cas, serait une lâcheté ; ils agiraient.Réunis au salon, les passagers du Gypaète tinrentconseil.

Ils ne connaissaient pas l’emplacement exactde l’observatoire, mais ils le sentaient proche. Sans tarder, ilfallait paralyser la volonté de Ramier. Peut-être, en privant lenavire aérien de son capitaine, préparait-on un épouvantableaccident, une chute vertigineuse ou l’aéronef et son équipagerouleraient broyés, pulvérisés, dans les gorges ouvertes, ainsi quedes gueules avides, au milieu des escarpements. Tel était l’étatd’esprit de tous que cette perspective ne les arrêta pas. L’horreurdu crime les haussait jusqu’à l’héroïsme. Ils acceptaient d’êtrevictimes pour ne pas devenir bourreaux.

Il fut décidé que Robert et Astéras semuniraient de leurs armes, et que le soir, alors que le fou seraitavec eux dans la salle à manger, ils le saisiraient, leligotteraient et ne lui rendraient la liberté que sous promesseformelle d’épargner l’observatoire et ses habitants.

– Et puis, conclut Lavarède, qui sait si,du même coup, nous ne pourrons obtenir du « Capitaine »qu’il nous dépose à terre.

En parlant ainsi, il regardait Lotia. La jeunefille baissa la tête avec embarras. Il comprit ce qui se passait enson esprit, et d’une voix lente :

– À terre, Lotia, vous serez libre. Jevous l’ai affirmé, je suis Français, et je ne considère pas que lacérémonie célébrée dans l’île de Philæ soit un mariage. Vous n’êtespas enchaînée. Si un jour, vous croyez enfin que je n’ai jamaismenti, je solliciterai votre main et vous supplierai de mel’accorder suivant les rites de ma patrie.

Elle leva ses paupières, fixant sur soninterlocuteur le regard clair de ses yeux noirs.

– Je vous remercie de me parler ainsi,murmura-t-elle. Je sens bien que vous exprimez la vérité ; jecrois qu’en effet je serais libre si je foulais la surface dusol.

– Ah ! vous avez donc confiance enmoi !

– Pour le présent, oui… Pour le passé, jene dois pas.

– Vous ne devez pas ?

– Non, car je ne suis plus seule en jeu.Moi, je puis obéir à une impression, à un instinct ; mais ilne faut pas que je me contente de cela pour tout ce qui touche àl’honneur de ma race. Là, je suis contrainte d’exiger des preuvesindiscutables, puisqu’il est nécessaire de persuader aussi lesautres qui m’attendent là-bas, et qui, sans cela, m’accuseraient defélonie.

Son accent était douloureux. On sentaitqu’elle souffrait de refuser sa confiance entière au Français, maisque rien ne vaincrait l’obstination dont elle pensait devoir fairemontre pour l’honneur de l’antique famille des Hador.

Robert n’insista pas, mais il tendit la main àla belle Égyptienne avec ces seuls mots, murmurés sur le ton de laprière :

– Pour me porter bonheur !

Elle eut un pâle sourire, laissa tomber samain dans celle de l’ancien caissier, et d’une voix grave ellerépéta :

– Pour vous porter bonheur !

Radjpoor avait assisté à l’entretien. Iln’attendit pas davantage, se glissa dehors sans que ses compagnonsfissent attention à son mouvement, et parcourant le couloir centrald’un pas rapide, il alla frapper à la porte du laboratoire deRamier.

Cependant, Robert et Astéras, après quelquesexplications complémentaires, se séparaient de Lotia véritablementtrès émue, de Maïva rayonnante de joie, et entraient dans leurcabine afin de prendre leurs armes et de se préparer à lalutte.

Mais à leur grande surprise, ils ne trouvèrentplus les fusils. Ceux-ci avaient disparu, enlevés par une maininvisible.

Les deux amis se regardèrent interdits, maissecouant son inquiétude, Robert s’écria :

– Bah ! le matelot qui fait leménage, les a sans doute reportés au râtelier d’armes ;allons-y.

– Tu as raison, acquiesça l’astronome,allons-y.

Tous deux coururent à la porte, mais lebattant s’était refermé derrière eux, et malgré tous leurs efforts,ils ne parvinrent pas à le faire tourner sur ses gonds.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter. Onles avait enfermés, après les avoir dépouillés de leurs armes.

Pourquoi ? Dans quel but ? Ramieravait-il surpris leur complot et avait-il voulu les empêcherd’agir ?

Cela devait être, et pourtant ils ne sesouvenaient pas de s’être trahis en sa présence, d’avoir laissééchapper une parole imprudente. Étaient-ils donc l’objet d’unesurveillance constante, et les cloisons du Gypaèteavaient-elles des oreilles ainsi que les murs des palais desrois ?

Questions insolubles. Ce qui n’était pasniable, par exemple, c’est que les jeunes gens étaient captifs dansleur cabine, et que leurs forces réunies ne parvenaient pas àébranler la porte métallique fermée sur eux.

Cette constatation amena d’abord une explosionde colère chez le patient Ulysse comme chez son bouillantcompagnon ; mais une réflexion soudaine les glaça. Si l’onavait cru bon de prendre tant de précautions contre eux, c’est quel’heure du crime n’était pas éloignée.

Peut-être déjà l’observatoire condamné par lefou était-il en vue.

À cette proposition formulée par l’astronome,les prisonniers se portèrent au hublot qui éclairait la cabine. Ilsregardèrent avidement au dehors. Le crépuscule tombait, noyant desa cendre grise la région tourmentée que dominait l’aéronef.C’était le chaos de la montagne, effrayant et sublime, mais rienn’indiquait la présence d’êtres vivants ; on ne voyait nulletrace d’habitation.

Les jeunes gens respirèrent. Ils s’étaienttrompés. Ainsi que tout homme sous le coup d’une aventuremenaçante, ils ressentaient une joie profonde de la savoirdifférée.

Leur satisfaction fut brève.

Le navire aérien modifia sa direction, et,dans le champ de l’ouverture du hublot, les Français découvrirentun dôme que trouait le tube d’une puissante lunette.

Cette fois, la catastrophe était imminente. Àcent mètres à peine du Gypaète, se dessinait la terrasse en gradinsétablie à grands frais par le gouvernement des États-Unis. Il n’apas fallu, en effet, moins de seize mille fourneaux de mine pourdéblayer l’emplacement où l’observatoire fut édifié. Par ce seuldétail il est aisé de juger du reste.

Robert, Astéras s’étaient pris la main. Clouésà la vitre par une force supérieure, incapables de se mouvoir ou deparler, ils regardaient. L’aéronef cessa de marcher en avant.

La nuit venait. Dans l’obscurité de plus enplus opaque, les jeunes gens aperçurent des ombres humainesglissant le long de cordes tendues du navire aérien à la plateformede l’observatoire. Ils devinèrent que l’équipage allait procéder àla sinistre besogne ordonnée par le fou. Les hommes disparurentdans les bâtiments.

Un quart d’heure, un siècle se passa, puis leshommes reparurent, furent hissés à bord, et tout aussitôt les ailesde l’appareil frappèrent l’air avec un grondement inaccoutumé.

À toute vitesse, l’aéronef s’éloignait del’observatoire. Qu’avaient fait les matelots ? Quellevengeance Ramier avait-il tirée des astronomes assez malheureuxpour avoir découvert son fanal ?

La réponse à ces questions, que s’adressaienttout bas les Français, ne se fit pas attendre.

Soudain une gerbe de flammes jaillit de lamontagne comme d’un cratère, suivie, après quelques secondes, parune épouvantable détonation. Un brusque appel d’air, déterminé parl’explosion, fit virer l’aéronef, mais comme un coursier généreux,il se redressa aussitôt, et, dans une fuite éperdue, reprit laroute du sud.

Frappés de stupeur, Robert et son amirestaient à la même place. La vérité horrible leurapparaissait.

À l’aide de tubes de carbure liquide, Ramieravait provoqué une effroyable explosion, et maintenant sans doute,sous le manteau de la nuit, les murailles de l’observatoire desMontagnes Rocheuses s’écroulaient, écrasant sous leurs débris lessavants qui, en croyant rechercher une étoile, avaient innocemmenttroublé la quiétude d’un fou.

Abasourdis, désespérés, ils s’arrachèrentenfin de ce hublot maudit, qui leur avait permis d’assister auforfait ; mais alors un cri leur échappa, cri d’effroi, derage, de stupéfaction.

La porte de la cabine était ouverte au large,sans qu’ils eussent entendu le bruit de la clef restée àl’extérieur dans la serrure.

Le crime commis, on leur rendait la liberté.Chancelants, ils se rendirent au salon.

Lotia et Maïva y pénétraient au même instant.Comme les Français, elles avaient été enfermées et délivrées de lamême façon mystérieuse.

Frissonnantes, elles écoutèrent le récit deleurs compagnons. Elles n’avaient rien vu, elles ; mais ellesavaient perçu le bruit de la détonation, la secousse imprimée àl’aéronef par le courant d’air qui avait suivi.

Et à cette heure, elles mesuraient avecépouvante l’étendue du désastre.

Pour Robert, le premier moment de stupeurpassé, il lui restait une indignation généreuse, une horreur ducontact du fou criminel. Quoi qu’il pût advenir, il dirait à Ramierson mépris.

Mais ses projets furent réduits à néant parl’absence du capitaine du Gypaète. Celui-ci, non plus queMme Hirondelle, ne se montra les jours suivants.Les matelots servaient les repas aux passagers, mais ils restaientmuets, ne répondant pas une parole à leurs interrogationsexaspérées.

Désœuvrés, irrités, Lavarède et ses compagnonsdemeuraient la plupart du temps sur le pont, regardant, avec unerage croissante, défiler sous leurs yeux les paysages grandiosesdes deux Amériques.

À la Prairie des États-Unis succédaient lesterras calientes – terres chaudes – du Mexique, le massifvolcanique des petites républiques du centre américain, les forêtsde Colombie, du Vénézuela, des Guyanes, l’immense vallée del’Amazone, les llanos de la République Argentine.

Au bout de quelques journées, après avoirsuffoqué sous le soleil brûlant de l’Équateur, les voyageurscommençaient à ressentir les premières atteintes du froid, enplanant au-dessus des plaines interminables de la Patagonie.

Puis ils aperçurent le détroit de Magellan, laTerre de Feu, île située à l’extrémité sud du continent. Mais leGypaète ne s’arrêta point. Audacieusement il poursuivitson vol au-dessus de l’Océan, sa proue inflexiblement dirigée versle sud. Après avoir visité le pôle Nord, les prisonniers enfermésdans ses flancs allaient-ils être entraînés par sa courseirrésistible vers le pôle antarctique ?

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