Cousin de Lavarède !

Chapitre 14LA REVANCHE DE RADJPOOR

Un sourire narquois distendait les lèvres deRadjpoor. En arrivant sur la plage, il avait d’abord paruinquiet ; mais à la vue de sir Polson, son visage brun avaitexprimé une satisfaction, que le colloque du consul avec le chef duconvoi, puis l’embarquement précipité des voyageurs, n’avaient faitqu’accentuer.

– Allons, murmura-t-il entre ses dents,Niari a réussi.

Et avec un ricanement, il ajouta :

– Je commence à croire que le diamantd’Osiris m’appartiendra bientôt, et que la belle Lotia sera veuve.Il est temps, je pense, de la mettre au courant, afin qu’elleapprécie ma conduite ainsi que je le désire.

La jeune femme était auprès de lui, droite,les yeux clos, indifférente en apparence à ce qui se passait autourd’elle. Il la poussa légèrement du coude, et se penchant, ilprononça quelques paroles à voix basse. Elle fut secouée par unfrisson, ses paupières battirent, un voile de rougeur s’épandit surses joues.

– Est-ce possible, fit-elle en joignantles mains ?

– Cela est, repartit le faux Hindou. Etbaissant le ton : comme cela, la révolte n’est point briséesans espoir. Le souvenir de Thanis demeure intact, et les conjuréspeuvent attendre son retour, ou s’il ne doit pas revenir, le bravequi sera envoyé par lui pour prendre le commandement.

– Vous, compléta Lotia ?

Il appuya un doigt sur ses lèvres, et avec unefinesse astucieuse, évitant de s’engager :

– Qui sait !

Mais l’Égyptienne était trop loyale pours’arrêter à cette réticence. Elle pressa la main de Radjpoor dansla sienne et laissa tomber ce seul mot :

– Merci !

Puis le silence se rétablit. Le traîtreThanis-Radjpoor considérait en dessous la fille de Yacoub, qui eûtété épouvantée si elle avait pu deviner son monologueintérieur :

– Veuve, elle deviendra ma femme.Fortune, tendresse j’aurai tout. D’ici là, sur mes indications, lesfauteurs de la rébellion seront arrêtés, mis dans l’impossibilitéde nuire. Je puis donc sans danger me poser en héros. – Un sourirecompléta sa pensée. – Ô filles romanesques, il faut vous leurrertoujours de prouesses chevaleresques ! Vous ne comprenez rienà l’existence pratique, heureuse, vouée au seul plaisir.

Cependant les rames battaient régulièrementles flots. Le rivage demeurait loin en arrière. Mais au lieu de sediriger sur l’île de Massaouah, le canot prolongeait la côte,semblant vouloir doubler un promontoire qui, masquait la hautemer.

Lavarède s’étonna de cette évolution.

– Nous n’atterrissons donc pas de cecôté, questionna-t-il ?

Le matelot auquel il s’adressait,répondit :

– Ship.

– Ship, navire, traduisitl’ancien caissier. Nous allons vers un vaisseau qui noustransportera sans doute ?

– Yes.

– Ah ça, remarqua Robert, les matelotsitaliens parlent anglais à présent ?

– English sailor, fit l’hommed’un ton sec.

– Un marin anglais au service de l’Italiealors ?

Le rameur haussa les épaules et se courba surl’aviron, sans ajouter une parole.

– Ils sont aimables ces Anglais, grommelaLavarède. Un mélange de hérisson et de porc-épic.

– Bah ! intervint Astéras quiécoutait. Un bon bateau va nous ramener en France. Peu importe sison équipage est poli ou non. Tu entends, ma douce Maïva, la Franceoù tu seras libre ! Une quinzaine de jours de traversée. Jeveux qu’en arrivant, tu parles pour dire ta joie de n’être plusesclave.

À ce moment, le canot, parvenu à l’extrêmepointe de l’île, appuya à bâbord. Quelques coups de rame encore etle promontoire fut contourné. La pleine mer s’étendait devant lespassagers, et leurs yeux ravis se posèrent sur un élégant vapeurqui se balançait à moins de trois encablures.

Des fumées légères fusaient par les cheminées,indiquant que le steam était sous pression, prêt à partir. Onallait le rallier, monter à bord, et sans une minute de retardprendre la route de l’Europe.

Et comme ils le considéraient avec émotion,Ulysse remarqua :

– C’est bizarre, il me semble que jedistingue des canons.

Lavarède sursauta :

– Des canons, tu es fou. Cependant, enregardant mieux, tu as raison. C’est un navire de guerre, uncroiseur. Nous nous sommes trompés ; ce n’est pas lui qui nousemmènera, car ces vaisseaux-là ne prennent point de passagers commenous.

La remarque était juste, et pourtant lachaloupe gouvernait droit sur le croiseur.

– Mais c’est un vapeur anglais, repritRobert après un moment, le pavillon du Royaume-Uni flotte àl’arrière.

Astéras l’interrompit :

– Le pavillon m’est indifférent. Leprincipal est qu’il marche vite, afin de nous déposer bientôt cheznous.

Il n’y avait plus à en douter, l’embarcationavait pour but le steamer. Bientôt elle stoppa le long de sesflancs percés d’embrasures pour l’artillerie. Un à un les voyageursse hissèrent sur le pont.

En y arrivant, Lavarède eut un serrement decœur. Auprès du capitaine correct et grave, se tenait un hommebasané qu’il reconnut aussitôt. C’était Niari. Le fidèle serviteurde Radjpoor désigna le Français. Aussitôt le capitaine fit unsigne. Quatre matelots armés de fusils, baïonnette au canon,entourèrent le malheureux.

Hébété, sentant qu’un nouveau malheur fondaitsur lui, l’ancien commis de la maison Brice, Molbec et Ciedemanda :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ce fut Lotia qui répondit :

– Cela veut dire que vous êtes prisonnierde l’Angleterre.

– Prisonnier ! moi,pourquoi ?

– Parce que d’autres – elle eut un regardreconnaissant pour l’Hindou – d’autres, Thanis, ont éprouvé pourvotre honneur plus de souci que vous n’en avez vous-même.

– D’autres !… que le diable lespatafiole. C’est sans doute encore une aménité du seigneurRadjpoor.

– Ne le blâmez pas, je le remercie, moi.Il vaut mieux être captif et honoré de ceux qui avaient remis leursort entre vos mains, que libre et méprisé comme un traître et unparjure.

Du coup, Robert perdit patience. D’un bond, ilfut sur l’Hindou, le saisit à la gorge. Il l’aurait étranglé, siles marins armés ne l’avaient empoigné, réduit à l’impuissance etentraîné à l’arrière, où ils l’enfermèrent dans une cabine.

Furieux, bouleversé par la double pensée de laliberté ravie et de la vengeance impossible, Lavarède cria, hurla,rugit, tempêta. Et tout à coup une secousse le fit chanceler. Uneoscillation lente du navire, le ronflement de l’arbre de couche, latrépidation de la machine, lui firent comprendre que le croiseur semettait en marche, l’emportant vers une destination inconnue.

Alors son irritation se changea en désespoir.C’en était fait de ses rêves de tranquillité, de monotone etdélicieuse régularité. Quel démon, jaloux des gens paisibles,s’amusait donc à bouleverser sa vie, à le lancer sans cesse dans denouvelles aventures.

Où le conduisait-on maintenant ? Était-ceen Angleterre ? Allait-on rééditer, pour lui les lugubreshistoires de pontons ? Ou bien, chose pire encore, le steaml’entraînait-il vers une des innombrables coloniesanglo-saxonnes ? Incertitude horrible, qui bientôt lui pesa àtel point qu’il voulut coûte que coûte être éclairé.

Il frappa à la porte de sa cabine. Du dehorsune voix rude s’éleva. Un factionnaire veillait. Décidément on letraitait en personnage dangereux. C’était trop fort !

– Que voulez-vous, interrogea la voix enpur anglais ?

Dans la même langue.

– Parler au capitaine, réponditRobert.

– Il n’a pas le temps, attendez. Il vousappellera plus tard.

– Soit. Mais enfin, où suis-je ?

– À bord du Rob-Roy, croiseur dedeuxième classe.

– Et nous allons ?…

– Je ne sais pas.

Le jeune homme eut beau prier, multiplier lesquestions, il ne put tirer autre chose du matelot qui le gardait.Évidemment ce marin ne savait rien. Robert s’avoua du reste qu’ilen devait être ainsi, le commandant d’un navire de guerre nepouvant être tenu de confier à son équipage la teneur des ordres àlui adressés par l’Amirauté.

Il fallait donc attendre qu’il plût à cetofficier de lui accorder un moment d’entretien.

Avec la résignation, Lavarède retrouva leraisonnement :

– Après cinq minutes d’explications, touts’arrangera, se dit-il. Quand j’aurai raconté au capitaine par quelhasard je me suis vu traîné de Paris à Massaouah, il n’aura plusqu’à me présenter ses excuses. Que diable ! on n’enferme pasles gens sans les entendre, et fût-il sourd, je crierai si fortqu’il m’entendra.

Sur cette réflexion encourageante, ils’approcha du hublot qui éclairait la cabine et regarda au dehors.Déjà la baie d’Adulis était invisible, masquée par le promontoirequi la limite au sud, et la côte basse, sablonneuse, dorée par lesrayons du soleil, s’étendait à l’ouest, bornée par les cimes bleuesdes montagnes abyssines.

– Nous descendons vers le sud, vers Adenet Obok, murmura le Français.

Bah ! on me ramènera vers le nord.

Et frappant sur sa poche où le diamantd’Osiris était enfoui :

– J’ai d’ailleurs de quoi payer monvoyage.

Puis par réflexion :

– C’est ce coquin de Niari qui m’adénoncé comme chef de la conspiration. Pourquoi ? Quel jeujoue donc le drôle ? Je n’en sais rien. Après tout, cela m’estindifférent. L’Angleterre n’est pas l’Égypte, et on ne mepoignardera pas si je révèle ma véritable identité.

Songeur, suivant d’un œil vague les sinuositésdu rivage qui se déroulaient devant lui, il resta près d’une heureainsi. Il commençait à s’impatienter, quand un bruit métallique lefit sursauter. On introduisait une clef dans la serrure. Le déclicdu pêne résonna sec, rapide, et la porte de la cabine s’ouvrit,laissant apercevoir plusieurs matelots.

– Monsieur, dit l’un d’eux, le commandantdésire vous voir.

D’un bond, Lavarède fut auprès du nouveauvenu :

– Il désire, ce cher commandant, et moidonc. Ne le faisons pas attendre. Pour ma part, j’en seraisdésolé.

Entre quatre marins armés, il suivit lescoursives, traversa l’entrepont et arriva bientôt dans la cabine ducapitaine qui, un carnet à la main, lisait rapidement deux pagescouvertes d’une écriture fine et serrée. À son entrée, l’officierleva la tête, lui indiqua un siège. D’un geste il congédia lesmatelots, et, la porte refermée, il commença d’un tonaimable :

– Avant toute chose, permettez-moi dem’excuser si je ne vous ai pas reçu de suite ; mais lesdevoirs de ma charge rendaient l’audience impossible.

Il eut un sourire :

– Je dis audience, pardonnez-moi,Monseigneur ; c’est votre titre qui m’a inspiré ce mot bienprétentieux pour un simple commandant de croiseur.

– Vous tombez mal, fit gaiement Robert.Je venais justement vous prier de ne pas me donner duMonseigneur.

– N’ajoutez rien, je vous en prie. Jesais les égards qui vous sont dus, et je ne prendrai jamais sur moide les oublier.

– Il le faudra cependant, car je n’y aiaucun droit.

– Vous dites ?

– Que ma présence à votre bord, leshonneurs dont vous me gratifiez, sont le résultat d’unmalentendu.

Lavarède ne put continuer. Son interlocuteurs’était levé, et d’un ton respectueux mais ferme :

– Monseigneur, je suis Anglais, baronnet.Certes, le livre du « peerage and baronetage »du Royaume-uni contient des noms avec lesquels je ne mettrais enbalance aucun des grands noms du continent, mais le vôtre, c’estdifférent. Toute l’aristocratie saxonne doit s’incliner devant unfils de roi, dont l’arbre généalogique pousse ses rameaux depuis6,000 ans.

– Hé ? fit seulement le jeune hommeavec stupeur.

Puis reprenant son sang-froid :

– C’est là que gît le malentendu, moncher monsieur, je ne suis pas fils de roi.

– Pas fils de roi ?

Et clignant des yeux, l’officierrailla :

– Ah ! Monseigneur, vous me traitezen juge d’instruction, et je ne suis qu’un soldat exécutant uneconsigne, auquel tout ce que vous pourriez dire ne servirait derien.

– Vous ne me comprenez pas.

– Que si. Vous m’avez fait l’honneur deme dire que vous n’êtes pas fils de roi.

– Justement !

– S’il plaît à votre Altesse deplaisanter.

– Mais je ne plaisante pas.

Et d’une voix impatiente :

– Je ne compte aucun monarque parmi mesascendants. Mon nom est plébéien, Robert Lavarède. Mon père étaitun fermier, un colon des environs d’Ouargla.

– C’est bien loin du Nil, soulignal’Anglais en s’abandonnant à une douce hilarité.

– Très loin, parbleu… et la charruepaternelle est loin du trône.

– Oui, oui, fit l’officier redevenusérieux, les rois en exil.

– Encore les rois. Puisque je vousaffirme…

– Je supplie votre Altesse de ne paspoursuivre.

À cette réplique, Robert frappa du pied.Vraiment l’entêtement de ce marin à le prendre pour un hautpersonnage justifiait son exaspération. Élevant la voix, ils’écria :

– Mais, nom d’un chien, c’est del’obstination. Je m’appelle Lavarède, j’ai fait mes études à Algeret à Nîmes ; je suis Français, soldat ; j’ai servi au105e de ligne, et en dernier lieu j’étais caissier de lamaison Brice, Molbec et Cie, instruments d’optique, à Paris.Sapristi, ce n’est pas une raison pour me traiter d’Altesse.

Le commandant hocha lentement latête :

– L’adversité supportée vaillammentdouble le respect.

– Eh, sarpejeu, il n’y a pas d’adversitélà-dedans. Faut-il que je vous répète…

Du geste, l’Anglo-Saxon l’arrêta :

– Inutile, Monseigneur.

– Encore ce titre ?

– Toujours. Je savais tout ce que vousvenez de me raconter.

– Eh bien alors ?

– L’Angleterre n’agit pas à la légère, etelle surveille de près ceux dont elle craint ou espère quelquechose.

– Je ne suis pas de ceux-là.

– Attendez. Il est vrai que votrenaissance fut déclarée à Ouargla ; que votre état civil futétabli au nom de Robert Lavarède, fils de Marc-Albert Lavarède etde Laure-Angèle, née Darriance.

– Bon.

– Il est également vrai qu’après debrillantes études à Alger et à Nîmes, vous fûtes incorporé dansl’armée française, et plus tard admis comme employé dans la maisonBrice et Molbec.

– Tout est vrai, vous le reconnaissez. Ence cas, qu’est-ce que je fais ici ?

Robert était ravi ; tout allaits’expliquer. Mais l’Anglais ne le laissa pas continuer :

– Il est impossible que Votre Altessel’ignore.

– Altesse, voilà que vous yrevenez ?

Le jeune homme se prit la tête à deuxmains.

– Entendons-nous, je vous en prie.Altesse ou caissier, mais pas tous les deux.

– Il ne dépend pas de moi qu’il en soitautrement, affirma flegmatiquement l’officier.

– Alors je ne comprends plus.

– Votre Altesse veut rire.

– Je n’en ai pas la moindre envie. C’està devenir fou ! On m’enlève à Paris, on me traîne à traversl’Égypte, l’Éthiopie. On me raconte des histoires à dormir debout.Sur un steamer anglais, j’avais le droit d’espérer que lamystification prendrait fin. Pas du tout, cela continue de plusbelle Je vous en conjure, éclairez-moi.

Un sourire passa sur les lèvres du commandant,mais sans se départir de son attitude respectueuse :

– Oh ! s’il convient à Votre Altesseque je lui narre son histoire, je suis à ses ordres.

– Ma foi, je vous en serai trèsobligé.

– Écoutez donc, Monseigneur.

Et toujours placide, l’Anglais parlaainsi :

– 3,800 avant notre ère, régnait surl’Égypte Hem-Oph, souverain glorieux, dont les armées victorieusesavaient soumis l’Éthiopie, le Soudan, le pourtour des grands lacs,tandis que les caravanes marchandes gagnaient le Zambèze, le fleuveOrange, découvraient les gisements aurifères du pays montagneuxappelé aujourd’hui Transvaal, et revenaient chargées d’or et dediamants. L’Égypte, remarqua complaisamment le narrateur, sembleavoir tenu à cette époque le rôle de la Grande-Bretagne.

– Pardon, interrompit Robert, est-ilnécessaire de reprendre aussi loin ?

– Sans doute, Altesse, car le pharaonHem-Oph se nommait aussi Thanis.

– Thanis ! Ah bon !Thanis ; il m’a assez corné aux oreilles, celui-là.

Son interlocuteur le considéra avec une muettesurprise. Sans doute, il trouvait le Français bien irrespectueuxpour une famille aussi ancienne, puis il reprit :

– La race des Hador était rivale desThanis. Ce furent, durant des siècles, des luttes sans fin entreles familles ennemies. Puis elles furent définitivement écartées dutrône. Mais, alors que toutes les races nobles disparaissaient uneà une, Thanis et Hador se perpétuaient, ainsi que leurs divisionsintestines.

– On m’a déjà appris cela,après ?

– Comme vous voudrez, Altesse. Il y atrente ans, les Hador triomphaient. Ils obtinrent du khédive unarrêté d’expulsion contre votre père.

– Mon père, il était tout expulsé, car iln’a jamais mis le pied en Égypte.

– Vous voulez parler de Sir Lavarède.

– Et de qui donc, s’il vousplait ?

L’Anglais écarquilla les yeux, murmura à partlui :

– Il plaisante. Very« humbug », ce gentleman !

Et poursuivit paisiblement :

– Sir Lavarède n’était pas votrepère.

– Patatras ! clama Robert avec unsursaut. Celle-là est plus forte que toutes les autres. Mon pèren’était pas mon père ?

– Non, Altesse. Il remplissait une sortede fidéicommis. L’auteur de vos jours, fugitif, vous avait confié àlui. Puis inconnu, déguisé, il rentra en Égypte pour se venger desHador. Il n’y réussit que trop bien. L’épouse et le fils aîné deYacoub moururent, elle, sous son poignard, lui d’une maladieétrange qui peut-être eut pour cause le poison. Les Hador n’avaientplus d’héritiers mâles. Voilà pourquoi, oubliant ses rancunes,passant l’éponge sur le sang versé, Hador vous offrit lecommandement suprême des rebelles assez fous pour essayer de luttercontre la vieille Angleterre. Voilà pourquoi, vous êtes prisonnierà mon bord.

Attentivement Lavarède écoutait. Le jour sefaisait enfin dans son esprit. Un quiproquo dont le but luiéchappait encore, lui avait donné la place peu enviable dudescendant des Pharaons.

– Tout cela est bel et bon, fit-il, maisc’est de la fiction pure.

– De la fiction ?

– Sans aucun doute, et vous même nedouterez plus, si à la première escale, vous voulez bientélégraphier en France… ?

– Inutile, l’amirauté avait pris cetteprécaution.

– Mais, saperlipopette, je suis soldatfrançais, je me réclame de mon pays.

– Il ne l’est plus.

– Comment ? Vousprétendez… ?

– Que mon gouvernement a obtenu du vôtrela radiation de votre nom sur les états de l’armée.

Cette fois, ce fut un rugissement quis’échappa des lèvres du prisonnier.

– On m’a rayé, moi ; mais je ne veuxpas.

– Votre volonté ne saurait être prise enconsidération.

– C’est trop fort. On me dénaturalisesans me consulter. Qu’est-ce que je suis alors ?

– Égyptien.

– Au diable !

– C’est-à-dire, conclut imperturbablementl’officier, un sujet anglais, et même un sujet rebelle.

Puis d’un accent courtois :

– Mais l’Angleterre est la plus généreusedes nations. Vous avez appelé les indigènes aux armes ; elleaurait eu le droit de vous traiter en traître, de vous fairefusiller. Elle a préféré écouter les conseils de la clémence.

– Elle est charmante, gémit Robertdécouragé… et sa clémence consiste ?…

– À vous mettre simplement hors d’état denuire.

– Ce qui signifie ?

– Que vous serez traité avec honneur etdéférence ; qu’une habitation, des serviteurs seront mis àvotre disposition, que tout le confort possible vous seraassuré ; mais des soldats de ma nation veilleront à ce quevous ne quittiez jamais la demeure qui vous seraaffectée ?

– Alors, je suis prisonnier àperpétuité ?

– Oh ! pas prisonnier,Altesse ; du moment où vous ne vous éloignerez pas du districtdésigné, vous aurez toute liberté. Alors que vous étiez employé àParis, vous étiez moins libre.

– Oui, oui, répondit Lavarède qui, toutétourdi de l’aventure, ne savait plus trop ce qu’il disait. J’étaismoins libre.

Et tout bas, il murmura avec une angoisseimpossible à rendre :

– Seulement j’avais l’illusion de l’êtredavantage. C’est bizarre…, les Anglais réalisent mon rêve detranquillité. Toute ma vie doit s’écouler à la même place. Etcependant, cela me révolte. Est-ce que décidément la liberté seraitcapable de me révolutionner à ce point ?

Il leva les yeux sur l’Anglais, qui gardait lesilence, afin de ne pas interrompre ses réflexions.

– À propos, commandant, vous est-ilpermis de m’apprendre où je serai… logé et surveillé aux frais dela clémente Angleterre ?

– Parfaitement, Altesse.

– C’est… ?

– En Australie.

Le jeune homme ne s’irrita pas. Il n’eutaucune révolte :

– En Australie, répéta-t-il lentement, lepays des kangourous et des eucalyptus. J’aurais pu voir tout celaau Jardin d’acclimatation, sans quitter Paris. Mais enfin,puisqu’un démon péripatéticien s’acharne après moi, va pourl’Australie.

Puis, avec une placidité qui trompa lecommandant :

– Voilà donc qui est entendu. Je descendsdes Pharaons, je suis Égyptien ; mais qui donc vous a si bieninstruit ?

– Un de vos serviteurs, Altesse.

– Niari ?

– Lui-même.

– Et que vous a-t-il conté ?

– À moi, rien ; mais à sir Polson,consul à Massaouah, il a confié que pour échapper aux mains desAbyssins, vous aviez dû implorer le secours des troupes italiennes,auxquelles vous aviez caché votre véritable nom.

– Parfait ! et ma femme ?

– La princesse Lotia ?

– Quel sera son sort ?

– Elle partagera le vôtre, ainsi que tousceux qui vous accompagnent. Obligée de prendre des précautionscontre vous, l’Angleterre veut cependant vous être agréable, autantqu’il lui sera possible de concilier ce sentiment avec le soin desa sécurité. Vous verrez, Monseigneur, que lorsque vous nousconnaîtrez mieux, vous aimerez notre pays.

– Je l’aime déjà, Monsieur.

– Cette parole me réjouit, Altesse.

– Je l’aime à la façon des Normands… quiont conquis l’Angleterre.

Et sans prendre garde à l’air furibond aveclequel cette plaisanterie, souverainement désagréable à desoreilles anglaises, était accueillie, le jeune homme tourna le dosau commandant, en grommelant :

– En attendant, c’est moi qui suisconquis. Il s’agit de secouer le joug !

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