Cousin de Lavarède !

Chapitre 14L’IDÉE D’ARMAND LAVARÈDE

Personne ne soupçonna le subterfuge imaginépar Armand. Au déjeuner, Ramier présenta cérémonieusement àMme Hirondelle et à ses hôtes, Sir et MistressWilliam Burke, qui désormais s’appelleraient M. etMme Albatros.

Radjpoor examina les nouveaux venus. Leurléger accent britannique, réel chez Aurett, affecté chez lejournaliste, le dérida. C’étaient bien des Anglais, c’est-à-diredes alliés pour lui, qui travaillait pour le compte del’Angleterre.

Aussi se mit-il en frais d’amabilité avec eux,et, le repas achevé, les suivit-il sur le pont.

L’aéronef avait marché. Il dominaitactuellement le pays forestier arrosé par le Zambèze. Loin encoreau Nord se profilaient dans une teinte violette, les cimes desMonts Mouchinga, qui limitent au sud la vaste dépression connuesous le nom de région des Grands Lacs.

Le faux Burke regardait. Il disait l’histoiresanglante des explorateurs du pays, les territoires à la végétationluxuriante bordant le long chapelet de mers intérieures, évoquantles luttes épiques livrées sur les rives des Lacs Demba,Moero-Nkata, Tanganika, Victoria Nyanza ou Kiséoué, Ouregga,Albert-Nyanza, Basso-Narok, Stéphane. Il parlait avec enthousiasmede Livingstone, de Stanley, et soudain, comme sans réflexion, ilprononça le nom du Congo belge, désigné sous l’épithète de :État Libre du Congo.

Alors, avec l’âpreté d’un véritable Anglais,il tonna contre cet État, qui coupait l’Afrique en deux.

– Il nous a empêchés, dit-il, de reliernotre colonie du Cap à nos possessions du Nil et nous a conduits àun échec, dont tous les citoyens du Royaume-Uni ont ressenti lecontre coup.

– De quel échec parlez-vous, interrogeaRadjpoor ?

– Mais de notre échec enÉgypte !

Ce disant, Armand considérait soninterlocuteur avec un étonnement si parfaitement joué, quel’Hindou, malgré toute sa ruse, ne se douta pas que, par une habilemanœuvre, le pseudo-Anglais venait d’amener la conversation aupoint précis vers lequel il tendait depuis le début del’entretien.

– En Égypte ? répéta Radjpoor entressaillant.

– Ne seriez-vous pas au courant, demandaArmand du ton le plus naturel ?

– J’ignore absolument de quoi ils’agit.

– C’est vrai, vous êtes mal placé pourrecevoir des nouvelles ; la poste n’a pas encore établi unservice aérien. Laissez-moi donc combler cette lacune postale.

Et tranquillement :

– Vous savez que nos troupes occupaientl’Égypte ?

– Oh cela, oui !

– Bien. Le gouvernement de Sa Majestéattendait une occasion favorable de transformer cette occupation enannexion, et déjà le haut commerce britannique escomptait cettemesure, dont les conséquences auraient été incalculables.

– Qu’est-il donc arrivé ?

– Une chose incroyable, imprévue, qui aéclaté dans le monde politique ainsi qu’un coup de foudre. LesCabinets de Paris et de Saint-Pétersbourg ont provoqué un CongrèsEuropéen. Sans doute ils avaient déjà gagné les représentants desautres puissances territoriales, car à l’unanimité, le congrès adécidé que la pacification de l’Égypte étant achevée, nos troupesdevaient évacuer la vallée du Nil dans un délai de trois mois.

Radjpoor se leva d’un bond :

– Le Congrès a décidé cela ?

– Hélas oui. Et nous ne pouvons résisterà la coalition de toute l’Europe.

– C’est vrai. Mais alors l’Égypte estlibre ?

– Totalement.

– Elle aura un souverain de sonchoix ?

– C’est certain.

À deux mains, l’Hindou se pétrit le crâne enmurmurant :

– Imbécile ! Triple brute ! Etje n’ai pas deviné cela.

En un instant l’amer regret de ses fourberiesavait grandi en lui. Il se reprochait comme une stupidité den’avoir pas répondu à l’appel des Néo-Égyptiens, d’avoir substituéà lui-même Robert Lavarède. Sans cette idée malencontreuse, ilserait roi, époux de Lotia, il gouvernerait l’Égypte. Les trésors,les pompes, les esclaves lui appartiendraient ! Qu’était àcôté de cela sa situation présente. Après l’évacuation,l’Angleterre qui, selon le cas, sait être prodigue ou économe, luisupprimerait sans doute sa pension. Il s’emparerait bien du diamantd’Osiris, il en tirerait quelques millions, mais après ? Neserait-ce point la pauvreté relative pour lui, qui aurait pu montersur le trône, avoir la ressource inépuisable de l’impôt, voircourbés devant lui dix millions de sujets ayant la seule liberté dele flatter, de lui complaire en tout.

À grands pas, il parcourait le pont, avec desgestes brusques, oubliant dans son emportement que des yeuxétrangers suivaient tous ses mouvements.

Et cependant les regards du pseudo-Burkeeussent pu l’intéresser. Ils se fixaient sur lui avec uneexpression d’ironie railleuse, qui certainement, eût éveillé lesoupçon dans son esprit. Mais il ne songeait guère à observer.

Il fut tout interloqué, lorsqu’Armandl’arrêtant au passage, lui demanda avec un flegme bienbritannique :

– Vous êtes sujet anglais ?

– Oui, non, balbutia-t-il, c’est-à-diresi, je suis Hindou.

– Et vous ressentez profondément notreinjure.

– Votre injure ?

Dans son trouble, Radjpoor allaitcrier :

– Elle m’est indifférente.

Mais une lueur de raison empêcha cet aveumaladroit. Tendant ses nerfs, il se ressaisit et avec un accentsombre :

– Oui, reprit-il, je la ressensprofondément !

D’un mouvement cordial, le journaliste luitendit la main :

– Cela me fait plaisir. Je vous prieraiseulement de ne pas parler de tout cela aux autres passagers. Cesont, si j’ai bien compris, des Français et des Égyptiens. Ilsmontreraient une joie que je ne saurais tolérer.

– Ne craignez rien à ce sujet, promitdistraitement Radjpoor-Thanis, je serai muet.

Un silence suivit. Armand ne paraissait pluss’occuper de son interlocuteur. Les paupières baissées on eût ditqu’il était absorbé en de sombres réflexions. Soudain il murmura,comme se parlant à lui-même :

– Et dire que si cet homme n’avait pasdisparu, notre échec se transformait en éclatante victoire. À quoitiennent les destinées des nations !

Radjpoor tressaillit. Une secrète intuitionl’avertit que la remarque s’appliquait à lui-même. Il toucha dudoigt l’épaule de celui qu’il croyait fermement être William Burke,correspondant du London Magazine, et d’une voixassourdie :

– Je vous demande pardon, Sir, deparaître céder à la curiosité ; mais ma conduite est dictéepar mon ardent dévouement à la Reine.

– Je n’en doute pas, répliqua Armandfrémissant de joie, car il comprenait que son adversaire, que lefourbe qu’il s’était juré de démasquer, allait s’enferrer. Je n’endoute pas, mais de quoi s’agit-il ?

– Vous avez prononcé des parolesmystérieuses.

– Moi ?

– Un homme, disiez-vous, aurait putransformer l’évacuation de l’Égypte en triomphe.

– C’est exact, soupira le Parisien avecun geste découragé. Malheureusement ! cet homme a disparu.

– Quel était-il ?

Si maître qu’il fût de lui-même, Radjpoor posacette question d’une voix tremblante. Un sourire fugitif contractales lèvres d’Armand, mais ce fut d’un ton grave qu’ilrépliqua :

– Oh ! un homme d’une intelligenceremarquable, une de ces natures d’élite dont l’Angleterre aime às’assurer le concours. Il se nommait Thanis.

À ce nom, Radjpoor frissonna de la tête auxpieds. Sans en avoir conscience, il se redressa sous l’éloge.Intelligence remarquable, nature d’élite, il y avait de quoichatouiller délicieusement sa vanité, et Lavarède n’avait pas envain appliqué le proverbe : On prend les mouches avec du miel,non avec du vinaigre !

– Thanis, redit-il avec un pétillementjoyeux dans les yeux.

– Oui, Thanis, reprit imperturbablementle faux Anglais. Égyptien d’origine, il avait compris quel’Angleterre seule était capable de faire refleurir la civilisationsur les rives du Nil. Il s’était dévoué à faire son jeu. Aussi,après la décision néfaste du Congrès, le cabinet britanniquesongea-t-il aussitôt à faire donner la couronne à cet ami fidèle.Par sa naissance il pouvait prétendre au trône ; la noblesseégyptienne était toute disposée à l’acclamer, paraît-il. Luirégnant, c’était l’influence anglaise restaurée indirectement. Maisbaste ! il avait disparu sans laisser de traces. Ajoutez àcela, qu’une note du ministère interdit à tout journal de livrer cesecret d’État à la publicité ; sans cela, on eût appelé Thanispar la voix de la presse, et bien certainement il auraitrépondu !

Puis avec un soupir :

– Vous me croirez facilement, je suppose,quand j’affirmerai que je donnerais six ans de ma vie pourretrouver ce gentleman et le ramener en Angleterre.

Il regardait Radjpoor de ses yeux clairs.Celui-ci était en proie à une lutte intérieure. Des sentimentscontradictoires bouleversaient sa physionomie. Cette couronne qu’uninstant plus tôt il croyait perdue, l’Angleterre la luioffrait ; on l’appelait, on l’attendait comme un sauveur.

Il ouvrit la bouche comme pour parler, maisses prunelles inquiètes rencontrèrent les silhouettes gracieuses deLotia et de Maïva qui, à quelques pas, écoutaient Astéras etRobert.

Il eut un geste mécontent, puis se penchantvers Armand, il lui glissa à voix basse ces mots :

– Sir, permettez-moi de vous adresser uneprière.

– Bien volontiers, répondit le Parisien,sentant que son ennemi allait se livrer.

– Ce soir, après le dîner, veuillezentrer dans ma cabine.

– Dans votre cabine, répéta lepseudo-Burke en feignant la surprise ?

– Oui, je vous apprendrai des chosesintéressantes. Soyez assuré que s’il n’en était pas ainsi, je nesolliciterais pas cette entrevue.

– Cela suffit, Monsieur, j’irai.

– Merci. Et que nul ne devine notreentente.

Sur cette recommandation, l’Hindou pirouettasur ses talons, gagna l’écoutille et disparut à l’intérieur del’aéronef. Il s’enferma dans sa cabine. Il avait peur de se trahir.Le hasard lui amenait un allié, un gentleman anglais qui lutteraitavec lui contre Robert. Et quel allié ? Un homme actif,intelligent, énergique. En cela seulement il ne se trompaitpas ; il avait bien jugé Lavarède, mais sa perspicacité defourbe n’avait point su découvrir le Parisien sous l’apparence del’Anglais.

Cependant, au bout d’un instant, Armand seleva sans affectation, s’approcha du panneau de l’allure lente d’unflâneur, s’assura d’un regard rapide que l’Hindou n’était pas restédans le couloir central, et ces précautions prises, il fit signe àRobert de venir le joindre.

Celui-ci ayant obéi, le journaliste lui ditsans préliminaires :

– Tu sais où se trouve la cabine duRadjpoor ?

– Sans doute !

– Qui occupe la cabine voisine ?

– Astéras et moi.

– C’est au mieux. Eh bien, ce soir, amènesous un prétexte quelconque Lotia et Maïva dans ta chambre.Qu’elles ne fassent aucun bruit, mais qu’elles écoutentreligieusement ce qui se dira chez le coquin, qui s’est amusé àembrouiller ta situation. La cloison est mince.

– Que veux-tu dire ?

– Tu le verras. Mais j’y pense. Tesachant son voisin, il baissera la voix. Tâche donc, durant cetaprès-midi, de percer quelques trous dans la cloisonséparative.

– C’est aisé. Je prendrai un vilebrequinà la machinerie. Mais explique moi.

– À quoi bon. Tu veux que Lotia croie entoi ?

– Certes !

– Eh bien, fais ce que je te dis, et ellecroira. Maintenant retourne auprès d’elle, et agis comme tul’entendras.

Une demi-heure plus tard, quand Radjpoor, unpeu calmé, remonta sur le pont, il vit les passagers divisés endeux groupes comme à l’instant où il les avait quittés. À l’avant,sir Burke et sa femme regardaient le paysage. À l’arrière, Astéraset Robert continuaient leur conversation avec les Égyptiennes. Letraître les considéra avec une ironie sournoise, puis il marchavers les correspondants du London Magazine.

En leur compagnie, il se prit à discuter surla contrée que parcourait l’aéronef, mettant un soin si jaloux à nepas jeter du côté de l’ancien caissier un coup d’œil qui, dans sonidée, aurait pu le trahir, qu’il ne s’aperçut pas que le jeunehomme se glissait par l’écoutille et, après une absence d’unevingtaine de minutes, revenait sur le pont, le visage rayonnant dejoie.

Suivant à la lettre les instructions de soncousin, Robert avait percé de plusieurs trous la cloison quiséparait sa cabine de celle de Thanis.

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