Cousin de Lavarède !

Chapitre 5LE NIL

Demeuré seul, Lavarède s’était calmé. Immobileà la même place, il suivait du regard la côte qui fuyait à triborddu steamer.

C’était une ligne basse ; traçant uneteinte plus sombre dans la nuit transparente. De temps à autre, unfeu fixe ou intermittent dénonçait l’emplacement d’un phare. Àl’estime, le jeune homme jugea que l’on prolongeait le rivage de labaie d’Aboukir. Une agglomération lumineuse et lointaine luiindiqua la ville de Rosette. Mais le navire ne ralentit pas sonallure, conservant imperturbablement le cap à l’est.

Maintenant, il côtoyait, à un mille dedistance, une série de dunes peu élevées. Robert tira samontre : Elle marquait onze heures et demie.

À ce moment, l’hélice cessa brusquement debattre les flots, et le navire, courant sur son erre avec unevitesse décroissante, stoppa enfin juste en face d’une trouée, quiperçait de part en part la ligne des dunes et laissait apercevoirau delà une vaste nappe d’eau dormante.

Un mouvement inaccoutumé se produisit sur lepont. Glissant de ses palans, une chaloupe à vapeur était mise à lamer. Et comme Robert regardait sans comprendre, Radjpoor parut. Ils’avança vers le caissier, et avec sa politesse froide :

– Monsieur, lui dit-il, nous allonsdébarquer. Veuillez, je vous prie, descendre dans l’embarcation quidoit vous conduire à terre.

– Mais où sommes-nous ?

– En face le hameau de Bourlos, qui adonné son nom au lac intérieur que vous voyez au delà de lapasse.

Et avec une ironie à peineperceptible :

– C’est le détour que je vous aiannoncé.

Après tout, quitter le Pharaon étaitun premier succès. Sur la terre ferme, il serait plus aiséd’échapper à ses geôliers. Sans récriminer, Lavarède gagna lachaloupe. Déjà Astéras était assis à l’arrière. Il se pencha àl’oreille de son ami, et lui désigna deux ombres accroupies àl’autre extrémité du bateau :

– La muette Maïva et son gardienNiari.

Quatre matelots, puis Radjpoor rejoignirentles voyageurs. Aussitôt l’embarcation se mit en marche, tandis quele Pharaon, évoluant de son côté, reprenait en sensinverse le chemin parcouru dans la nuit.

Nul ne parlait. À travers la passe, le canotfilait ainsi qu’une mouette rasant les eaux. Durant quelquescentaines de mètres, les dunes formèrent de chaque côté unemuraille de sable qui arrêtait les regards. Puis le chenals’élargit encore, et à toute vapeur, l’esquif entra dans le lac deBourlos. Suivant une diagonale, il se dirigea vers l’ouest,laissant en arrière un sillage allongé que les feux stellairespailletaient d’argent.

Immobiles, engourdis par la fatigue, gênésd’ailleurs par la présence du seigneur Radjpoor, Robert et Ulyssegardaient le silence. Mais de temps à autre, le savant oubliait sonregard sur la forme sombre de Maïva, assise à l’avant, de lachaloupe, et il hochait la tête lentement.

Et puis la navigation se prolongeant, lesvoyageurs sans le vouloir sentirent leurs paupières s’appesantir.La terre d’Égypte, la surface brillante du lac, se confondirentdans un brouillard, ils perdirent la conscience de leursituation.

Un choc brusque, un bruit de voix lesrappelèrent à eux-mêmes. Le bateau accostait, et Radjpoor, une mainappuyée sur l’épaule des amis, les secouait sans pitié.

– À terre, dit-il seulement en les voyantrouvrir les yeux.

Chancelants comme des gens arrachés sansprécaution au sommeil, tous deux débarquèrent. Avant qu’ils eussenteu le temps de se reconnaître, les matelots les avaient saisis,enlevés et hissés sur des ânes, tenus en main par des fellahs, quiévidemment attendaient l’arrivée de la petite troupe. Un sifflementléger se fit entendre, une grêle de coups de bâton s’abattit sur lacroupe des coursiers aux longues oreilles, et la caravane s’ébranlaau grand trot.

Emportés comme en songe, les Françaisentrevirent au passage les silhouettes du bourg de Berimba, duvillage de Metoubi, environnés de champs admirablement cultivés, aumilieu desquels se dressait de loin en loin le fût élancé d’unpalmier.

Les arbres devinrent moins rares, ils serapprochèrent, formèrent des bouquets, puis une véritable forêt.Tout à coup, la route eut un coude brusque, s’élançant hors de lalisière du bois, et Astéras poussa un cri d’admiration.

– Le Nil !

C’était vrai. Le bras de Rosette, qui limitele delta à l’ouest, s’étendait devant eux. L’eau coulait lentementdans un mouvement majestueux, sur lequel les castes sacerdotales del’antique Égypte avaient rythmé la marche des processionsisiaques.

Et sur les rives basses, à perte de vues’alignaient des palais, des jardins, des fourrés de dattiers,derrière lesquels des disques lumineux indiquaient le tracé de lavoie ferrée de Rosette à Tamanhout.

Contre le rivage, un bateau était amarré, unyacht à vapeur, gracieux dans sa forme rappelant celle des« baris », qui transportaient, 4.000 ans avant notre ère,le corps des défunts de marque aux Memnonia. À la poupe, sur lebordage, s’allongeait l’œil osirien bordé d’antimoine ; lacabine des passagers affectait la disposition des naos, etnonobstant ses chaudières et ses aubes modernes, le vapeur avaitconservé les mâts et les voiles triangulaires des tempsécoulés.

Une passerelle volante reliait le pont à larive.

Lavarède et Astéras, poussés par leurscompagnons, la traversèrent. On les conduisit à la cabine, où onles enferma, et la vibration des pistons les avertit que lesteam-boat se mettait en marche.

Mais quelle que fût leur curiosité, leurfatigue fut la plus forte. D’ailleurs des divans moelleux, appuyésaux cloisons de la cabine, invitaient au repos. Ils s’y étendirent,et après quelques minutes ronflèrent à qui mieux mieux.

C’est ainsi que s’écoulèrent leurs premièresheures de navigation sur le Nil. Il faisait grand jour quand, ilsse réveillèrent. D’un même mouvement, ils écartèrent les rideaux dunaos et promenèrent un regard curieux à l’extérieur.

Le steam remontait le fleuve. Lentement lesrives fuyaient en sens inverse, toujours bordées d’habitationscoquettes, de jardins fleuris, de palmiers géants. Au loin,empruntant à l’atmosphère une teinte violacée, se profilaient lespremières rampes de la chaîne Lybique[2] qui, sur unparcours de trois mille kilomètres, borde le Nil et limite àl’ouest la zone utilisable pour la culture.

Et comme ils restaient là, pris par la beautédu spectacle qui se déroulait devant eux, le yacht dépassa unepointe de terre qui masquait l’horizon à bâbord, et le grand fleuveégyptien leur apparut dans toute sa splendeur triomphante.

Ils étaient parvenus au sommet du Delta, ainsinommé, on le sait, à cause de sa ressemblance avec la lettregrecque D. Derrière eux, les branchesde Rosette et de Damiette s’ouvraient. En avant, le Nil, bleu sousle ciel bleu, semblait un lambeau de la voûte céleste tendu aumilieu de la plaine d’Égypte, un tapis immense jeté sur le chemind’un triomphateur gigantesque. Et, haletant au départ de la gare deEl-Menami, un train soufflait sa fumée blanche sur la rive gauchedu cours d’eau.

Et alors, pour la première fois, RobertLavarède éprouva une émotion étrange. Les grandeurs, les monarques,les religions éteintes, toutes ces choses que la lente poussièredes siècles recouvre d’un manteau d’oubli, ainsi que les sables dudésert dévorant les plaines cultivées, toutes ces choses prirentcorps en son esprit.

Il oublia l’heure présente. Ce n’était plusl’Angleterre qui commandait en Égypte, c’était un Pharaon de laVIème dynastie, le front ceint du pschent (le bandeauroyal), la main armée du sceptre, sur le manche duquel était gravéela formule hiéroglyphique de la vie. Gravement il s’inclina devantdes ibis, les anciens oiseaux sacrés, qui, dans les roseaux durivage, se livraient tranquillement à la pêche.

La voix d’Astéras s’éleva soudain et le fitfrissonner.

– Vois, disait le savant, elle nous afait signe.

– Elle, qui cela,balbutia-t-il ?

– Maïva.

Avec humeur, il regarda dans la directionindiquée par Ulysse. Sur le pont, surveillée de près par Niari, lamuette se promenait, et elle souriait de loin aux voyageurs.

Lavarède haussa les épaules. Que lui importaitcette petite Égyptienne moderne à lui, dont le rêve, sur l’aile dusouvenir, explorait le sépulcre d’un féerique passé.

– Où sont les ruines de Memphis ?demanda-t-il après un silence.

– Memphis ?

– Oui.

– Au sud du Caire. Comme nous nousarrêterons dans cette dernière ville, à ce que j’ai cru comprendredu moins, nous ne les apercevrons pas.

– Ah ! tant pis.

Et sans prendre garde à la surprise de soninterlocuteur, il se replongea dans sa rêverie.

Cependant, le vapeur poursuivait saroute ; il dépassa le barrage inachevé que Mehemet-Ali avaitentrepris en 1848, afin que les branches du Nil fussent navigablesen toute saison, puis les pyramides de Chéops et de Chléphrem. Ilfila devant les quais de Boulak, le port du Caire, et enfin voguadevant l’énorme agglomération qui forme la capitale du pays.

Les dômes arrondis, les terrasses, lesminarets se succédèrent. Les quais interminables, encombrés par unefoule grouillante et multicolore, parcourus par des omnibus, desvoitures, des âniers, défilèrent sous les yeux des Français.

Une impatience les prenait. C’était là, danscette ville, où ils allaient aborder, qu’on leur apprendrait sansdoute le mot de l’énigme qui les avait entraînés de Paris sur laterre africaine.

Enfin ils allaient comprendre quelque chose àleur aventure.

Et rassérénés par cette pensée, ils suivirentde bonne grâce Niari, qui vint leur annoncer que le seigneur hindouRadjpoor les attendait au salon d’arrière pour déjeuner.

Coquette était la pièce, délicats furent lesmets arrosés, luxe auquel ils furent sensibles, d’excellentchampagne frappé.

Mais ils ne pouvaient plus observer le fleuve,ni ses berges, car les hublots étaient placés trop haut pour qu’unhomme assis vît au dehors.

Aussi le repas leur parut-il interminable.

Toujours le clapotement des aubes battantl’eau arrivait à leurs oreilles.

Le steam ne stoppait donc pas. Quelle étaitl’étendue de cette ville du Caire, qu’il fallût si longtemps pourarriver au point de débarquement.

Leur hôte ne paraissait pas s’apercevoir deleur inquiétude. Il mangeait lentement, buvait à petits coups,causait de Paris, de ses théâtres, et, pour taquiner Astéras sansdoute, affirmait que les étoiles de la scène étaient biensupérieures à celles du firmament.

Mais tout a une fin. Après avoir absorbé unmoka parfumé préparé à l’orientale, les Français furent libres dequitter la table. D’un pas pressé, ils gagnèrent aussitôt le pontet regardèrent sur la rive droite où ils supposaient être leCaire.

Une exclamation de dépit leur échappa.

Bien loin en arrière déjà étaient restées lesmaisons, palais, mosquées de la ville. Le yacht voguait derechefentre des prairies largement arrosées.

Sur la rive gauche, une plaine tourmentée,semée de crevasses, se montra. Bornée par un massif rocheux, deteinte rougeâtre, que les rayons du soleil piquaient de facettesbrillantes, elle avait l’aspect morne, tragique, désolé d’unenécropole.

En regardant mieux, Robert distingua desruines, des colonnes trapues, brisées pour la plupart, desmonolithes aux arêtes usées par le temps. Et comme il se retournaitvers Astéras, celui-ci murmura entre haut et bas :

– Tu demandais Memphis, tu es servi àsouhait.

– Quoi ! ces ruines ?

– Sont tout ce qui reste de la pluspopuleuse, de la plus riche cité de l’antiquité.

Cette réplique arracha un cri de désespoir àLavarède.

– Mais alors nous sommes déjà loin duCaire ?

– Quelques kilomètres au sud.

– Et ce damné bateau ne s’arrêtera pas.Oh ! mais j’en ai assez.

Comme il disait ces mots, Radjpoor fumant uncigare émergea de l’écoutille conduisant au salon d’arrière.

Le caissier courut à lui, et d’une voixtremblante de colère :

– Monsieur, s’écria-t-il, je trouve quela plaisanterie a assez duré…

– De quelle plaisanterieparlez-vous ? fit l’Hindou avec le plus grand flegme.

– De celle qui consiste à nous fairevoyager contre notre volonté.

Radjpoor s’inclina.

– Malheureusement, Monsieur, il ne dépendpas de moi d’interrompre cette excursion.

– Mais c’est la torture, c’estl’inquisition.

– Bien douce en ce cas, permettez-moi devous le faire remarquer. Tous mes efforts tendent à vous épargnerla fatigue et à vous assurer le confort.

– Mais non la tranquillité d’esprit.

– Qui ne dépend que de vous.

– Pardon, de vous aussi. Et à ce propos,vous vous étiez engagé à télégraphier à ma maison et àl’Observatoire pour expliquer l’absence de mon ami Astéras et lamienne.

– Eh bien mais, c’est fait.

– Allons donc.

– Je tiens toujours ce que je promets,affirma l’Hindou avec une pointe de hauteur. Le brickPharaon est entré dans le port d’Alexandrie. En quittantle bord, j’ai laissé au capitaine le texte de deux télégrammesqu’il a câblés dès son arrivée.

– Deux télégrammes.

– Par précaution, j’en ai conservé undouble.

Sans se départir de son calme, le mystérieuxpersonnage tira son portefeuille, y prit un carré de papier, et letendant à son interlocuteur :

– Lisez, Monsieur Lavarède.

Le jeune homme obéit et à voix haute énonçales phrases suivantes :

Molbec, Brice et Cie. – Paris-France.

Parti sans pouvoir prévenir. Bientôt deretour. Il s’agit de ma fortune. Respects.

Robert LAVARÈDE.

– Ceci vous concerne, expliqua Radjpoorimperturbable ; au-dessous, vous trouverez la dépêche relativeà votre ami.

– Il s’agit de ma fortune, grommelaRobert, influencé malgré lui par la formule magique. C’est laseconde fois que vous déclarez cela. Saprelotte, dites-moi au moinsoù nous allons ?

– Vous tenez à le savoir ?

– Énormément.

– Eh bien, vous allez être satisfait.Aussi bien, maintenant, je ne crains plus que vous me glissiezentre les doigts.

– Mais enfin…

L’Hindou eut un ricanement.

– Nous voguons vers l’île de Philæ.

À ce nom, comme mû par un ressort, Robertsauta en l’air.

– À l’île de Philæ, rugit-il, à plus demille kilomètres de la côte.

– Exactement quatorze cent vingt-cinq,rectifia placidement Radjpoor.

La réponse n’était pas pour calmer leFrançais.

– 1425, et vous vous figurez que je voussuivrai.

– Je me le figure.

– Jour de ma vie, j’aime mieux gagner lerivage à la nage.

Ce disant, Robert courait au balcon quientourait le pont et faisait mine de l’enjamber.

Sans un mouvement, son geôlier se borna à dired’une voix paisible :

– Je dois vous prévenir que le Nil estinfesté de crocodiles.

À l’évocation du hideux saurien, Lavarède quiavait déjà passé une jambe par dessus le balcon la ramenaprudemment en arrière.

– Les crocodiles, poursuivitimpitoyablement l’Hindou, sont très friands, de chairhumaine ; c’est un défaut, mais qui n’en a pas ? Ensomme, je pense que vous êtes mieux installé sur ce bateau que dansl’estomac d’un de ces animaux.

– Mais, sarpejeu, que voulez-vous que jefasse à Philæ ?

– Y assister à des choses curieuses.

– Je ne suis pas curieux.

– Tant mieux, car vous n’aurez l’airsurpris de rien, et c’est précisément ce qu’il faut.

– Ah ! gémit Robert en se prenant latête à deux mains, voilà les rébus qui recommencent.

– Mais non. Tenez, prêtez-moi cinqminutes d’attention, vous vous rendrez compte que la consigne estd’une simplicité enfantine.

– La consigne, à présent, bégaya le jeunehomme.

– La consigne est le mot juste, car en nel’observant pas, vous encourriez les risques les plus graves.

Et sans prendre garde à la mimique furibondede son interlocuteur, Radjpoor continua :

– Nous filons vers l’île de Philæ, ainsique je vous le disais à l’instant.

Là, des amis nombreux vous attendent.

– Des amis, clama désespérément Robert.J’ai des amis en Égypte, moi ?

– Un jour, cela ne vous étonnera plus,mais je reprends : ces amis vous parleront une langue étrange.Il est nécessaire que vous la compreniez, ou du moins que voussembliez la comprendre.

– Et si je ne comprenais pas ?

– Un coup de poignard vous ouvrirait lapoitrine, à défaut de l’intelligence.

Et sur un mouvement de Robert :

– Soyez donc raisonnable. Laissez-vousconduire. Et si votre caractère frondeur de Français vous pousse àla résistance, dites-vous que l’obéissance est d’or, tandis que larébellion est… d’acier… d’acier pointu.

Puis s’inclinant gravement devant sonprisonnier :

– Vous savez maintenant tout ce qu’ilm’est permis de vous apprendre.

Quittez cet air morose, et durant les quelquesjournées que nous avons à passer ensemble, profitez de l’occasionpour étudier cette vallée du Nil, si féconde en souvenirs.

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