Cousin de Lavarède !

Chapitre 19LE PLAN DE RADJPOOR

Dire ce que furent les semaines suivantes estimpossible. La pluie fouettait la terre sans trêve, sans relâche.Des nuages lourds, bas, sombres, interceptaient la lumière du jour.Les habitants de la ferme s’agitaient tristement dans une clartégrise, douteuse, frissonnant aux hurlements sinistres des rafales,auxquels, pour comble de malheur, répondaient les accordstonitruants de Mistress Parker.

Le piano, instrument de musique et desupplice, était la grande distraction de l’hivernage, et encouragéepar les applaudissements hypocrites de Radjpoor, la maîtresse dulogis s’en donnait à cœur joie. À tout instant, elle se précipitaitau clavier, tapant à tour de bras, sous le prétexte ingénu demettre de l’expression, de rendre la pensée des compositeurs.

Le plus « rendu » était certainementLavarède. Il se répandait en lamentations tragiques et secrètes,donnant au diable les facteurs de pianos, comparant l’horribleboîte à musique aux plus odieux instruments de torture des tempspassés.

Cacus, le Sphinx, le lion de Némée, Méduse, leMinotaure, les Cyclopes, les ogres, les goules, guivres ou lymnies,lui semblaient moins cruels que ce clavier, aux touches blanches etnoires, toujours prêtes au vacarme sous les mains grasses et rougesde Mistress Parker.

Il se vengeait comme il pouvait, confiant àAstéras sa haine pour ce piano de l’inquisition, cette musique deTorquemada, cette terreur harmonique. Du do au sitoutes les notes devenaient des tortionnaires ; les dièzes lecrucifiaient ; dans les bémols, il reconnaissait les fauves,que les belluaires des cirques romains lâchaient dans l’arène.Seuls, les silences trouvaient grâce à ses yeux. Il aurait tressédes couronnes au compositeur génial, qui aurait écrit un morceauuniquement avec des pauses et des soupirs ; des soupirssurtout, car il ressentait pour ce signe, emblème de ses chagrins,une estime particulière.

Mais tout a une fin ici-bas. La saisons’avança ; la pluie devint moins fréquente, et les promenadesétant possibles, le piano s’ouvrit moins souvent.

Enfin le soleil brilla dans un ciel sansnuages, ruisselant en cascade d’or sur les hauteurs verdoyantes,sur les vallées transformées en lacs.

De jour en jour, les eaux baissèrent ;les bas-fonds apparurent, et du sol saturé d’eau s’élancèrent desherbes qui croissaient à vue d’œil. Les arbres se couvraient depousses d’un vert tendre. C’était un printemps rapide, hâtif,illuminé, qui succédait à la saison des nuées.

Chaque matin, Lavarède, Astéras partaient àcheval avec le squatter. Ils parcouraient les pâturages, lesateliers de tonte, les fromageries, éprouvant la joie intense decollégiens en vacances, aspirant à pleins poumons l’air tiède dontle plateau était sans cesse éventé.

Désireux de leur être agréable, lesurveyor leur fit faire des excursions qui les retinrentplusieurs jours hors de la ferme. On s’aventurait à la poursuitedes casoars et des kangourous, dans le désert de Victoria, alorsparé d’un tapis vert, qui, deux mois plus tard, serait grillé parla sécheresse et ne présenterait plus qu’une immensité fauve,desséchée, où la soif implacable, mortelle, guette le voyageurégaré dans ces solitudes.

Mais à cette époque, les bas-fondsconservaient encore l’eau. Des étangs nombreux brillaient à lasurface du sol, et les Français se disaient, avec d’étrangespalpitations de cœur, qu’ils pourraient, si une occasion favorablese présentait, s’enfuir à travers le désert, gagner les territoireshabités et fertiles du nord de l’Australie et reprendre sur unnavire le chemin de l’Europe.

Chacun était retenu par une affection. Robertsouffrait à la pensée de quitter Lotia.

Quant à l’astronome, il n’eût consenti pourrien au monde à partir sans Maïva.

Au cours de ses promenades, il avait découvertsa retraite sur le versant Est du plateau ; il avait dû secontenter de voir la jeune fille à distance. Les vaqueros,stylés par leur maître, ne lui avaient pas permis d’approcher.

Radjpoor surprit-il les pensées des Français,ou bien jugea-t-il le moment propice pour mettre à exécution sesprojets de trahison et de fortune ? Il serait téméraire de seprononcer. Toujours est-il qu’un soir, après une journée de chasse,il appela du geste Niari auprès de lui. L’Égyptien accourutaussitôt :

– Vous avez besoin de moi,Sahib ?

– Oui.

– Parlez.

– Ainsi vais-je faire. Écoute. La viedans cette contrée me pèse. J’ai soif de Paris, de ses fêtes, deson mouvement. Je suis las de voir cet inepte Lavarède promenertriomphalement le diamant merveilleux, pour la possession duquel jene suis mêlé des affaires égyptiennes. Il est temps que ce jeuprenne fin.

– Le bras de Niari, Maître, vousappartient comme sa pensée. Est-ce votre désir que je frappe celuiqui a usurpé le nom de Thanis ?

Lentement le faux Hindou secoua latête :

– Non, mon bon Niari, ce seraitmaladroit.

– Maladroit ? Je ne vous comprendspas, Monseigneur.

– Aussi vais-je m’expliquer.

Il prit un temps, puis d’une voix aussitranquille que s’il n’eût point parlé de la mort d’un homme, ilcontinua :

– Pour que j’aie tenu ma promessevis-à-vis de l’Angleterre ; pour que la révolte des fellahssoit étouffée à jamais, il faut que Thanis cesse de vivre.

Et avec un sourire ironique :

– Quand je dis Thanis, tu conçois bienque j’entends celui qui, pour tout le monde sauf pour nous, estdétenteur de ce nom dangereux. Thanis défunt, je ne m’en porteraipas plus mal.

– Seigneur ! Seigneur !balbutia Niari, gêné par la façon irrévérencieuse dont soninterlocuteur traitait la question égyptienne.

L’Hindou lui prit la main :

– Ne t’offusque pas de mes paroles, monbrave Niari. Tu crois à toutes les billevesées du patriotisme, jen’y crois pas ; voilà pourquoi je n’exprime pas les foliesgénéreuses qui hantent ton cerveau. Mais je reprends. Thanistrépassé, son décès officiellement constaté, j’hérite du diamantd’Osiris et la révolte n’a plus de chef ! L’Angleterre esttranquille en Égypte et moi en France. Seulement, il faut qu’ildisparaisse, sans que l’on puisse accuser le gouvernement de laGrande-Bretagne d’avoir médité sa mort. Il convient que ce soit unaccident, mieux encore, une provocation de sa part qui amène undénouement fatal.

Radjpoor s’arrêta une minute, un rire mauvaiscontractait sa physionomie.

Il poursuivit :

– J’ai bien réfléchi à cela, et tonconcours m’est nécessaire.

– Comme toujours je ferai ce qui vousconviendra, Maître.

– Je l’espère bien.

Et après avoir jeté autour de lui un regardperçant, afin de s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’était àproximité :

– Captif dans cette ferme, gardé par unsquatter dont la conversation, en dehors de l’élevage des bestiaux,est parfaitement insipide, Thanis doit s’ennuyer.

L’Égyptien opina du bonnet.

– Tu conçois cela. Donc il s’ennuie. Dèslors il doit penser qu’il vaudrait mieux pour lui êtreailleurs.

Et sur un nouveau signe affirmatif de sonauditeur.

– Il a par conséquent l’intention defuir.

– Oui, Sahib, dit enfin Niari.

– Or, tu as surpris ses projets. Tu asentendu un entretien qu’il avait à ce sujet avec son ami.

– Moi ?

– Toi-même. Voici ce que tu as appris, etce que tu raconteras, sur ma prière, à Sir James Parker,propriétaire du Mont Youle. Son Altesse Thanis a remarqué que lesécuries ne sont pas gardées la nuit. Il serait possible de prendredes chevaux, de gagner le désert au galop. Au jour, quand ons’apercevrait de la fuite des prisonniers, ils auraient une avancetelle qu’il resterait bien peu de chances de les rejoindre.

– Mais c’est exact cela, s’écriaNiari.

– Parbleu ! Sans cela, tadénonciation n’aurait aucune valeur.

Eh comme son serviteur baissait le front sousson regard moqueur.

– Seulement, il y a un seulement, l’amide Thanis ne veut pas abandonner Maïva, et Lavarède Thanis prieraSir Parker de la faire rentrer à la ferme.

L’Égyptien considéra Radjpoor avec unesurprise non dissimulée.

– Il ne tentera pas cettedémarche ?

– Tu te trompes, il la tentera ; carcela est nécessaire pour démontrer au surveyor lacertitude de tes renseignements.

– Mais comment en viendra-t-illà ?

– Ceci me regarde, Niari.

Le fidèle serviteur des Thanis s’inclina avecsoumission :

– Je n’interroge plus, Maître. Tescommandements seront ponctuellement exécutés.

– C’est bien.

– Quand devrai-je parler ?

– Demain. Je serai là d’ailleurs, et jete ferai signe.

– Rien d’autre à faire ?

– Non. Je me charge du reste.

De la main, l’Hindou congédia son compagnon.Il le regarda s’éloigner avec un sourire indéfinissable :

– Brave homme, ce Niari, murmura-t-il. Ilva m’assurer le diamant d’Osiris, la forte pension anglaise, latendresse de Lotia, et l’existence fastueuse et tranquille, exemptedésormais de tout Thanis.

Il s’allongea sur l’herbe et ricana :

– Thanis est décédé, hip, hip, hurrahpour Radjpoor. Amusons-nous for ever.

Le lendemain matin, comme Lavarède montait àcheval pour faire sa promenade quotidienne, il vit accourir verslui un cavalier. Ce dernier arrêta sa monture à deux pas de celledu Français. C’était Radjpoor.

D’un geste courtois, il salua Robert etdoucement :

– Vous alliez partir,questionna-t-il ?

– Vous le voyez, seigneur Radjpoor.

– Permettez-moi de vous accompagner.

– Vous ?

Le jeune homme se mordit les lèvres. Il avaitété sur le point de refuser, mais quel prétexte invoquer, quelleraison donner à son refus ?

Du reste, sans paraître soupçonner sonhésitation, l’Hindou fit tourner son cheval, se plaça botte à botteavec l’ancien caissier, et se penchant légèrement vers lui.

– J’ai à vous entretenir de chosesintéressantes. Voici là-bas, Sir Parker qui vient vousprendre ; mais il aura sans doute en chemin à parler à desvachers, des bergers, des employés quelconques, et je pourrai, sanséveiller son attention, vous mettre au courant.

Le ton dont ces paroles furent prononcéesdonna à réfléchir au Français, et il poussa son cheval dans les pasde celui du squatter, en se demandant avec une vive curiosité quelmystère nouveau cachait la démarche de l’Hindou.

Celui-ci d’ailleurs ne semblait plus s’occuperde lui. Il bavardait amicalement avec Parker, supputant les sommesdépensées sur la propriété, son rapport, le nombre de têtes debétail, etc. ; toutes choses que le squatter, dans soninconscient égoïsme, trouvait les plus intéressantes de la terre.N’est-ce point humain et peut-on causer un plaisir plus grand à unmillionnaire qu’en lui parlant de sa fortune, à un négociant qu’envantant sa boutique.

Cependant, passant du pas au trot et du trotau galop, la caravane avançait toujours ; à plusieursreprises, le surveyor avait interpellé des gardiens, leuravait distribué des conseils, des éloges ou des réprimandes, maissans s’écarter de ses compagnons. Lavarède s’impatientait. Peu àpeu, sur la confidence de Radjpoor, son imagination se donnaitcarrière, et il arrivait à désirer violemment savoir ce que cepersonnage bizarre avait à lui proposer.

Enfin l’occasion attendue se présenta.

Dans un pâturage, un vaquero, fatigué sanscloute, s’était endormi sur son chevaI. Les bœufs confiés à sasurveillance en avaient profité pour descendre dans un vallonmarécageux, où ils s’ébrouaient, dans l’eau jusqu’à mi-jambes. Àcette vue, Parker poussa un cri de colère. Le séjour dans lesendroits humides prédispose les bestiaux à une maladie de la cornepédestre, dont on les guérit rarement. C’est alors une perte sèchepour le propriétaire, qui est obligé de les faire abattre.

Enfonçant ses éperons dans le ventre de samonture, le gros homme partit à fond de train vers le gardiennégligent. Il le rejoignit, l’apostropha vivement, et l’aida àfaire sortir les animaux du marais.

Pendant ce temps, Radjpoor se plaçait auprèsde l’ancien caissier, et de sa voix tranquille, disait, tout endésignant l’Australien :

– Le moment souhaité.

Robert tressaillit. Il regarda l’Hindou dansles yeux :

– En effet, seigneur Radjpoor.Profitez-en donc pour me révéler ce que vous tenez tant àm’apprendre.

– Oh ! j’y tiens dans votre intérêt,plaisanta le fourbe.

– Dans mon intérêt ?

– Absolument.

– Ma foi, si vous me démontrez cela…

Radjpoor ne lui permit pas d’achever laphrase :

– Mon cher Monsieur, fit-il plussérieusement ; je tiens toujours ce que je promets. Ce n’estpas ma faute si les circonstances m’entraînent parfois en dehors dela ligne la plus directe. Vous êtes intelligent, curieux. Aussin’êtes-vous pas sans vous être aperçu que tous, tant que noussommes, nous nous débattons au milieu d’une intrigue embrouillée,Vous y discernez peu de chose, je semble beaucoup mieux renseigné.Au fond, je suis, ainsi que vous-même, le jouet d’événements dontle but final m’échappe, et tout aussi ardemment que vous, jesouhaite retourner à Paris et envoyer un éternel adieu à ces paysexotiques où, d’honneur, je ne m’amuse pas.

Cela était débité avec une telle rondeur, untel accent de sincérité que Lavarède fut dupe de l’Hindou.

– Mais encore, ce n’est point pour mefaire cet aveu que vous vous êtes imposé cette longue et fatigantepromenade ?

– Évidemment non.

– Alors, veuillez continuer, car SirParker ne nous laissera pas longtemps en repos.

Radjpoor jeta un coup d’œil dans la directiondu squatter. Il l’aperçut galopant à la poursuite du troupeau qu’ilchassait vers le plateau avec de grands cris.

– Il en a pour un bon quart d’heureencore, mais ainsi que vous le faisiez si justement observer, cen’est pas une raison pour m’attarder à des circonlocutionsinutiles.

Et levant son doigt d’un air grave, comme pourassurer plus de poids à ses paroles :

– Je vous ai promis, si docilement vousvous laissiez conduire, la fortune et le bonheur. La fortune, vousl’avez en poche, sous la forme d’un diamant évalué à plusieursmillions ; j’ai donc tenu la moitié de mon engagement. Est-cevrai ?

– Oui, répliqua Robert, mais vousl’auriez tenu tout à fait si à Massaouah…

– Je ne vous avais pas fait arrêter parle consul d’Angleterre… c’est bien cela que vous voulezdire ?

– Je n’ai aucun motif de ledissimuler.

L’Hindou leva les bras au ciel et d’un tonpathétique :

– Vous ne vous doutez pas, cher Monsieur,qu’en cet instant vous êtes prodigieusement injuste. Il m’estdéfendu de vous apprendre certains secrets de haute politique, maisje puis vous affirmer de la façon la plus formelle :primo, que si vous n’aviez pas appelé les Italiens àAxoum, vous seriez aujourd’hui bien tranquille en France ;secondo, que sans votre mise en arrestation à Massaouah,vous étiez un homme mort.

Et comme la figure de Lavarède prenaitl’expression de l’ahurissement, il poursuivit d’un air bonenfant :

– Je ne vous demande pas dereconnaissance, et je vous pardonne de nous avoir contraints àpasser une ennuyeuse saison au Mont Youle. Depuis que nous sommesici, je cherche à faire honneur à ma parole, à vous assurer, aprèsla fortune, le bonheur, et pour atteindre le bonheur, à vousaplanir la route de la liberté.

– De la liberté, répéta le Françaisétourdi par un brusque espoir. Vous voulez me tirerd’ici ?

– Pas autre chose.

D’un mouvement involontaire, Robert et Astérasse rapprochèrent. L’Hindou se mit à rire :

– Ah ! ah ! cela commence àvous intéresser, j’en étais sûr ; écoutez-moi donc ; caraussi bien, fit-il en désignant du regard Parker qui avait réussi àl’assembler son troupeau, notre hôte ne tardera pas à revenir semettre entre nous.

– Parlez, parlez, dirent impétueusementles deux Français.

– Le désert de Victoria, actuellementbien arrosé, couvert de végétation, peuplé de gibier, offre unchemin facile à des fugitifs.

– Je l’avais pensé, appuya Lavarède, maisà pied…

– Rien de plus simple que d’avoir deschevaux.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr et je le prouve.

– Je vous en prie.

D’un coup d’œil rapide, Radjpoor s’assura queSir Parker, tout occupé à morigéner son vacher, ne l’observaitpoint, et d’un ton insidieux :

– J’ai remarqué que, durant la nuit, lesécuries de la ferme ne sont pas gardées.

– Pas gardées ? redirent sesauditeurs avec un tressaillement.

– Non. Par conséquent, un soir, on seretire de bonne heure sous couleur de fatigue. À minuit on gagneavec précaution l’écurie ; on selle silencieusement deschevaux, on part, au pas d’abord pour ne point faire de bruit, puisau galop quand on est assez loin des habitations. Lorsque l’ons’aperçoit que les oiseaux sont dénichés, on a sept ou huit heuresd’avance, et comme on a eu le soin de choisir les bêtes les plusvigoureuses, on défie toute poursuite. En un mois, on arrive dansla zone fertile du Nord-Australien, on atteint la côte, ons’embarque sur le premier navire en partance et la farce est jouée,Cela vous convient-il ?

Robert et Ulysse ouvrirent la bouche pourrépondre, mais aucun son ne sortit de leurs lèvres. Une même penséeétranglait la parole dans leur gosier. Certes oui, ils avaientenvie de fuir, d’échapper à un geôlier qui, tout aimable qu’ils’efforçât de se montrer, ne réussissait point à leur faire oublierque son hospitalité était une captivité déguisée ; mais il yavait Lotia, il y avait Maïva !

Sevrés d’affection, le caissier et l’astronomes’étaient laissé prendre à la grâce des jeunes filles, etmaintenant, alors que les portes de leur prison s’entrebâillaient,ils ne se sentaient plus le courage de fuir. À quoi bon s’évader sileur âme, leur pensée, devaient rester captives auprès de cesfleurs de beauté écloses au bord du puissant Nil bleu.

Un ricanement fugitif passa sur les traits deRadjpoor pour s’éteindre aussitôt, et ce fut d’un ton exempt depersiflage que le faux Hindou murmura :

– Je vois ce qui vous arrête. Lotia voussuivra. J’ajouterai même que, à notre arrivée en Europe, toute lavérité lui sera révélée, et que les motifs de haine qu’elle penseavoir contre vous, s’évanouiront comme des fumées légères dans unrayon de soleil.

– C’est vrai cela, balbutia Lavarède dontle cœur se prit à sauter éperdûment ?

– Rigoureusement vrai.

– Alors partons quand vous voudrez… ouplutôt non, rectifia-t-il en apercevant le visage désolé d’Astéras…il faut aussi qu’Astéras soit heureux.

– C’est de Maïva qu’il s’agit, sansdoute, dit froidement l’Hindou ?

– Eh bien oui, là, c’est d’elle.

– Qu’à cela ne tienne. Je donneraivolontiers cette esclave à monsieur Astéras.

– Mais elle est éloignée de la ferme.

– Faites-la revenir.

Lavarède sursauta :

– Moi… que je… ?

– Vous-même. Je pense d’ailleurs que vousn’aurez qu’à demander la chose à Sir Parker. Le digne homme esttrès satisfait de vous. À son insu, j’ai pris connaissance d’unrapport qu’il adressait, ces jours derniers, au gouvernement del’État. Il ne tarissait pas en éloges sur vous, sur la philosophiesereine avec laquelle vous acceptiez l’existence monotone de laferme. Il sera très heureux de vous être agréable, de vousremercier ainsi de ne pas lui avoir suscité d’ennuis.

– En êtes-vous bien persuadé, insistaUlysse d’une voix anxieuse ?

– Croyez que sans cela, je ne parleraispas comme je le fais. Au surplus, vous ne risquez pas grand’chose àtenter la démarche. Elle réussit, nous fixons le moment de notreévasion. Elle ne réussit pas, alors nous attendons et nouscombinons un autre plan. Est-ce dit ?

– Oui.

– Vous adresserez votre requête à SirParker ?

– Ce soir même.

– À la bonne heure !

Et tendant les mains aux deuxFrançais :

– Oubliez, je vous prie, que parfois j’aidû adopter une attitude étrange pour vous. Sous peu, vous serezlibres, heureux et riches. Et cependant, c’est encore moi qui vousserai redevable, car votre confiance m’a permis de mener à bien latâche la plus ardue qui ait jamais été imposée à un homme.

Ils allaient interroger ; Radjpoor lesarrêta du geste :

– Sir Parker revient vers nous. Voussaurez tout plus tard. Qu’il ne soupçonne rien de notreentente.

En effet, le squatter arrivait au grandtrot.

– Je vous prie de m’excuser, s’écria-t-ilà vingt pas, mais un troupeau dans un marais est une méchanteaffaire, et j’ai couru au plus pressé.

– Vous êtes excusé, Sir James, répliquagaiement Robert ; nos préoccupations étaient les mêmes. Tandisque vous pourchassiez les bêtes à cornes, nous causionschevaux.

– Les chevaux ont toujours intéressé lesrois, remarqua gracieusement le surveyor en s’inclinantdevant Lavarède.

Celui-ci eut toutes les peines du monde às’empêcher de pouffer de rire.

– C’est vrai, c’est vrai, parvint-il àdire, question d’affinité. Les rois sont déjà en exil, et leschevaux le seront bientôt. La république chasse les uns, lesautomobiles expulsent les autres.

– Bah ! Altesse, vous avez un bienplus précieux qu’un royaume : la gaieté.

Sur cette remarque, la marche fut reprise,Parker pressait ses compagnons, car la tournée devait être courteet il avait promis à sa ménagère de rentrer pour l’heure dudéjeuner.

Éperonnant leurs montures couvertes de sueur,les quatre cavaliers arrivèrent à la ferme à midi sonnant.

Déjà la table était servie et les convivesfirent honneur aux mets apprêtés par Mistress Parker, ce qui mitcette dernière en joie. Sir James devait retourner dans les pâtis.Il absorba viandes, légumes, desserts et café avec rapidité, puis,s’excusant auprès de ses hôtes d’être esclave des devoirs de sacharge, il les laissa seuls.

Lavarède, dont la satisfaction éclatait malgrélui, entraîna Astéras dans une promenade aux environs. Loin deleurs geôliers, ils pourraient parler à l’aise, exprimer lecontentement dont ils étaient pleins.

Quant à Radjpoor, il les regarda partir avecun signe d’intelligence aux éloignés, il manifesta un grand désird’admirer le poulailler établi par Mistress Parker, il pria Lotiade vouloir bien l’accompagner.

Avertie par un regard expressif, l’Égyptienneaccepta et contourna avec lui les dépendances de la ferme, pourgagner l’enclos où poules, dindons, canards, oies, criaient,barbottaient et picoraient ensemble.

Debout devant le treillage, ils semblaients’intéresser aux ébats des volatiles.

– Pas un mouvement, pas un gesteimprudent, recommanda Radjpoor à sa compagne.

– Pourquoi ?

– Parce que je vais vous apprendre desnouvelles incroyables.

– Incroyables à ce point ?

– Oui. Thanis consent à rentrer en Égypteet à engager la lutte contre l’Angleterre.

La jeune femme pâlit. Elle s’appuya à laclôture pour ne pas tomber.

– Il consent, dit-elle enfin ? Lesefforts de mon père, de ses amis, mon sacrifice personnel neseraient pas inutiles ?

– Oui.

– Mais comment ce prodige s’est-ilopéré ?

– À la suite d’un entretien que j’ai euavec lui.

Elle l’enveloppa d’un regard brillant dereconnaissance :

– Vous, toujours vous,murmura-t-elle ?

– Non, le hasard, voilà tout, un hasardque j’ai simplement aidé… par amitié pour vous.

Il l’enveloppa d’un regard caressant.

– Des chevaux nous emporteront une desnuits prochaines à travers le désert. Par mes soins un navire nousattendra sur la côte Nord et nous conduira sur la côte de la merRouge. Entre deux maux : la captivité perpétuelle et laguerre, Thanis choisit le moindre. Il me reste à vous adresser unerecommandation, gardez le silence. Que nul ne soupçonne que je vousai mise au courant. Un mot maladroit remettrait tout en question.Attendez que le roi soit en notre pouvoir, qu’il ne puisse plusnous échapper.

Douloureusement, elle secoua latête :

– Je comprends, vous le menez au devoirmalgré lui.

– Je n’ai pas dit cela.

– Non, sans doute ! Cependant jedevine que par une supercherie sainte vous avez rendu aux Égyptiensun chef indigne mais nécessaire.

Hypocritement Radjpoor appuya un doigt sur seslèvres :

– N’ajoutez pas une parole, ô reine. Sivous croyez que le plus dévoué de vos sujets mérite une récompense,consentez à lui serrer la main, il sera payé et au delà de sespeines.

– Oh ! de grand cœur, s’écria-t-elleen serrant nerveusement les doigts du traître.

Un instant ils demeurèrent ainsi, puisl’Hindou se dégagea doucement.

– Rentrons, ma souveraine. Ons’étonnerait peut-être d’une plus longue absence.

Avec un respect affecté, il la ramena à laferme. Il la quitta dans la cour. D’un geste imperceptible ilappela Niari, qui se promenait philosophiquement devant la maisonprincipale, et suivi de son complice, il gagna la campagne enmurmurant :

– Au grand jeu maintenant. Avantquarante-huit heures, Lavarède sera mort, et Lotia veuve accepterama main. Le diamant et la beauté… Par ma foi, je ne regrette plusmon voyage.

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