Cousin de Lavarède !

Chapitre 6LA PÊCHE À L’OURS

Le jour venait à peine de poindre, que déjàles Français sortaient de leur cabine. Dans le couloir central, uncourant d’air glacial les surprit désagréablement.

– Bigre, s’écria Lavarède, le panneau dupont est ouvert. Hâtons-nous de nous réfugier au salon ; sanscela nous allons être « frappés » comme de simplescarafes.

Et déjà il poussait la porte de la piècedésignée, quand une réflexion lui vint :

– Mais j’y songe. Si le panneau estouvert, c’est que quelqu’un est sur le pont. Sans doute Ramier qui,à cette heure matinale, pense ne pas être dérangé.

– Cela est possible, appuyal’astronome.

– Alors, tâchons de le surprendre…

– Et surtout d’apprendre ses projets.

D’un pas pressé, Robert s’élança dans lecouloir, mais Astéras l’arrêta brusquement.

– Un moment, cher ami, revêtons d’abordnos manteaux de plumes et nos couvre-chefs. Sous ces latitudesinclémentes, la moindre imprudence peut être mortelle.

L’observation était juste, et maintes fois lesnavigateurs des régions boréales ont été frappés de congestion pouravoir négligé de se vêtir suffisamment. Robert le comprit et,nonobstant son impatience, s’emmitoufla avec soin.

Mais cet hommage rendu à la prudence, ilcourut au panneau, escalada l’échelle de fer et sauta sur lepont.

À l’avant, le fou, accoudé sur la balustrade,regardait fixement vers le Nord.

– Nous le tenons, murmura l’astronome quirejoignait son impétueux compagnon.

Ils se glissèrent auprès de Ramier qui,absorbé dans sa contemplation, n’avait pas remarqué leur venue, et,s’accoudant de chaque côté du petit homme, ils dirent avec untouchant ensemble :

– Bonjour, M. Ramier, comment vousportez-vous ?

L’insensé tressaillit, un nuage passa sur sestraits, mais, se remettant soudain, il répondit d’un ton de bonnehumeur :

– Aussi bien que possible, maisvous-mêmes ne semblez point malades.

Puis avec un sourire peut-êtreironique :

– Il paraît que vous vous faites auxhabitudes du bord, vous devenez matineux.

Lavarède échangea un coup d’œil avec Ulysse.La pseudo-question du capitaine du Gypaète lui fournissaitune entrée en matière.

– Oh ! reprit-il d’un air détaché,ce n’est point précisément par plaisir que nous nous sommes levéssi tôt ; je dois à la vérité d’avouer que l’inquiétude y estbien pour quelque chose.

– L’inquiétude ?

– Elle-même. Nous ne vous avons pasaperçu hier. Or, sachant qu’un article du Petit Journalvous avait irrité, nous craignions…

– Oui, interrompit le maniaque d’un tonsombre, il m’a profondément irrité.

Une lueur fauve s’était allumée dans sesyeux :

– J’ai fui l’humanité, continua-t-ilcomme se parlant à lui-même. Je n’ai plus rien de commun avec elle.Je ne lui demande rien, et elle prétend me torturer de sacuriosité. Ils trouvent naturel d’installer une lunette géante surles Montagnes Rocheuses, pour violer le secret de mon existence.Fous qui ne comprennent pas que je puis réduire leurs projets ànéant.

– Vous voulez empêcher le montage de lalunette ?

– Certes, glapit le petit homme. Il fautun exemple, je le donnerai. Je raserai cet observatoire maudit.J’ai dans mes soutes des cartouches de carbure Z, dont la puissanceexplosive est infinie. S’il me plaisait, je réduirais Londres ouParis en poussière. Dans quelques jours, l’observatoire desMontagnes Rocheuses ne sera plus qu’un monceau de ruines.

– Vous ne ferez pas cela, gronda Robertoubliant toute prudence devant l’immensité de la catastropheannoncée.

Le fou se redressa comme s’il avait été piquépar un serpent. Avec un ricanement rageur, il demanda :

– Qui donc m’en empêcherait ?

– Moi ! articula nettement l’anciencaissier.

– Vous ?

Ramier jeta ses mains comme des pinces sur lesbras de son interlocuteur :

– Vous. Voilà la gratitude humaine. Onsauve la vie aux gens, on les reçoit dans sa demeure. Aussitôt ilsprétendent commander. Misérable ! il ne tient qu’à moi de tepunir. Que j’appelle mes matelots, ils te saisiront, teprécipiteront dans l’espace, et ta carcasse ira se briser sur lasurface de l’ice-field.

Les jeunes gens ne purent se défendre d’unfrisson en entendant cette terrible menace, que l’insensé étaithomme à mettre à exécution.

Mais avec la mobilité d’impressions quicaractérise les fous, Ramier lâcha soudain Robert. Il se prit àrire nerveusement.

– Même si tu me réduisais àl’impuissance, dit-il, que ferais-tu ? Saurais-tu diriger levol du Gypaète ? Va, va, tes révoltes sontplatoniques ; tu ne peux me nuire sans signer ton arrêt demort. C’est pour cela que je te pardonne.

Un silence suivit.

– Votre hospitalité est horrible, repritenfin Lavarède ; vous nous contraignez à assister impassiblesau plus monstrueux des crimes.

Le fou eut un nouveau ricanement :

– Ce que tu appelles crime, je le nomme,moi, justice. Au reste, je ne veux pas discuter. Si ma société tepèse, rien ne t’empêche de la fuir. Va-t-en !

– Eh ! vous savez bien que je ne lepuis pas. Vous parlez d’évasion à un homme prisonnier del’espace ; mais si vous persistez dans votre détermination, jevous en conjure, abandonnez-nous dans le désert de glace…

– Avec les jeunes filles quit’accompagnent, questionna ironiquement Ramier ?

Du coup, Robert pâlit. Quelque horreur qu’ileût pour le crime qui s’apprêtait, il ne devait pas condamner à ladouloureuse agonie du froid, de la faim deux êtres innocents :Lotia ! Maïva !

– Oh ! s’écria-t-il, vous vous jouezde moi. Et pourtant je ne veux pas être votre complice.

– Ah ! fit en riant le capitaine duGypaète. C’est là que le bât vous blesse, Monsieurl’Aigle. Rassurez-vous. Vous ne serez pas complice, non plus quevos amis.

Et arrêtant l’interrogation prête à s’échapperdes lèvres du Français :

– Ne demandez pas d’explications, ceserait inutile. Contentez-vous de ma parole : Vous ne serezpas complices.

Puis, d’un ton brusquement changé :

– Abandonnons ce sujet de conversationqui nous divise. Savez-vous ce que je regardais lors de votrearrivée ? Non ! Eh bien je vais vous rapprendre. Vousn’ignorez pas sans doute que les phoques, amphibies qui, ainsi quenous, sont doués de la respiration pulmonaire, se ménagent, dans lacroûte glacée dont la mer est couverte, des sortes de puits, parlesquels ils remontent à la surface et renouvellent leur provisiond’air.

– En effet, répliquèrent les amisinterloqués par le brusque crochet que faisait l’entretien.

– Parfait ! Nous arrivons dans unerégion où ces intéressants animaux pullulent. Rien d’étonnant àcela, l’homme n’a jamais pénétré dans ces solitudes ; noussommes par 88° de latitude Nord.

– 88 degrés, répéta l’astronome, à deuxdegrés du pôle ?

– Oui, affirma tranquillement le fou,nous parviendrons au pôle même dans la journée, mais il ne s’agitpas de cela. Les phoques abondent et je veux vous régaler duspectacle d’une chasse comme nous les pratiquons.

– Une chasse ?

– Au filet. Tenez, nous approchons duterritoire giboyeux. Apercevez-vous ces ouvertures à la surface duchamp de glace ?

– Ce sont les trous desphoques ?

– Précisément. Venez, Messieurs, nousallons déjeuner, et ensuite nous prendrons des fusils.

Lavarède eut un haut le corps.

– Des fusils ?

– Naturellement. Quand l’animal est hisséà bord, il faut bien l’abattre. Et puis, il peut vous être agréablede canarder au vol quelque pièce de gibier. Sur ce, à table. Un bolde chocolat n’est pas à dédaigner par ce froid. Nous ferons lesecond déjeuner au pôle.

Le petit homme, tout en parlant, gagnaitl’écoutille et s’engageait sur l’échelle de fer.

Lavarède retint son ami en arrière :

– Des armes, fit-il à voix basse, il vanous donner des armes.

– Ne te l’avais-je pas dit ? Va, ilest bien certain que nous n’en userons pas contre lui.

– C’est égal, riposta l’ancien caissier,je ne serai pas fâché d’être armé. Et à son tour, il s’engouffradans l’écoutille.

Déjà Lotia, Maïva et Radjpoor étaientrassemblés dans la salle à manger où Mme Hirondelleremplissait ses devoirs de maîtresse de maison volante avec unebonne grâce parfaite.

L’annonce de la chasse au phoque futaccueillie avec enthousiasme. C’était une distraction pour lesprisonniers, une trêve à leurs pensées moroses.

Le chocolat accompagné de rôties beurréesdisparut avec une rapidité merveilleuse. Sur la fin du repas,Ramier s’absenta un moment, puis revint en disant :

– Mes hommes ont préparé l’affût. Quandil vous plaira, nous ouvrirons la chasse.

En même temps, il tendait à Robert et à Ulyssedes fusils à carbure qu’il rapportait.

Tous se levèrent en tumulte, et, dans lestraces du fou, se rendirent à l’étage inférieur de l’aéronef. Maiscette fois, ils ne pénétrèrent pas dans la salle qu’ils avaientoccupée pendant le pillage de l’observatoire de Barlet. Leur guideles conduisit dans une pièce plus spacieuse, située à l’avant dunavire aérien.

En y entrant, ils eurent un cri d’admirationangoissée. Au centre du plancher, un large panneau enlevé, laissaitun trou béant, à travers lequel on apercevait ; à deux centsmètres plus bas, la nappe blanche de l’ice-field.

Autour de l’ouverture, courait une légèrebalustrade mobile ; au-dessus, une grosse poulie, fixée auplafond, laissait se dérouler un câble, dont une extrémité pendaitau dehors, tandis que l’autre était attachée à un treuil placé prèsde la muraille. En se penchant, les voyageurs virent, se balançantau bout libre de la corde, une vaste poche en filet. Leurs lèvress’écartèrent pour sourire. Ils se souvenaient que c’était par cettevoie, peu poétique, qu’ils avaient été apportés dans l’aéronef.

Cependant la poulie cessa de tourner. Unmatelot, debout près du treuil, venait d’embrayer. Le filet rasaitle sol.

– Tout est paré, déclara le fou. À vous,Mesdames, de choisir votre victime. Du geste il désignaitl’ice-field, dont la blancheur était tachée de formes noires etmouvantes.

– Les phoques sont au rendez-vous,continua-t-il gaiement. Ne les faisons pas attendre.

Une minute s’écoula. Lotia, Maïva,Mme Hirondelle scrutaient la plaine de glace,considérant les monstres marins qui se traînaient péniblement à sasurface. Bientôt leurs regards s’arrêtèrent sur un superbe animalqui, paresseusement étendu au pied d’un monticule de neige,semblait dormir.

Elles le montrèrent à Ramier.

– Puisque celui-ci obtient vospréférences, fit galamment le petit homme, nous allons lui fournirle moyen de s’élever jusqu’à vous pour vous présenter seshommages.

Il se pencha sur le tube acoustiquecommuniquant avec la chambre des machines.

Aussitôt le Gypaète évolua, et, à unevitesse modérée, se dirigea vers l’éminence auprès de laquellereposait le phoque.

À mesure que l’on approchait, on distinguaitmieux l’animal. Il mesurait environ sept pieds de long etreprésentait un superbe échantillon de son espèce.

Il ne bougeait pas, plongé dans une doucequiétude provenant de l’ignorance du danger. Les bêtes, en effet,ne deviennent timides et craintives que lorsqu’elles ont vul’homme, ce roi de la création, dont la mission semble être dedétruire.

Le Gypaète s’avançait toujours. Le filetrasait le sol à 50 mètres de la proie convoitée, quand ungrognement formidable retentit. Tous eurent un brusque mouvement desurprise.

– Il y a un ours blanc aux environs, secontenta de dire Ramier, mais cela nous est égal.

Par bonheur, il ne s’est pas trahi plus tôt,sans cela notre gibier nous aurait échappé. Voyez comme il se hâtevers son trou.

En effet, le phoque tiré de son sommeil par lerugissement du terrible carnassier du cercle arctique, rampait surla terre aussi rapidement que le lui permettait saconformation.

Longeant l’éminence, il cherchait évidemment àatteindre un trou ouvert à peu de distance.

Tout occupé d’échapper à l’ours, qui demeuraitinvisible, le malheureux amphibie n’aperçut pas la poche béantedont il était menacé.

– Au treuil, ordonna soudain Ramier.

Tous tournèrent les yeux vers le matelotpréposé à la manœuvre de l’appareil.

À ce moment même, le filet happait le phoque.Une secousse légère ébranla le navire aérien, et presque aussitôtle déclic du treuil se fit entendre. Courbé sur la manivelle, lesubordonné du fou remontait le filet.

– Mâtin, murmura-t-il, c’estlourd !

Sur un signe de Ramier, tous s’étaient reculésjusqu’à la cloison ; la balustrade s’était abaissée, dégageantles abords de l’ouverture. Le matelot continuait à tournerpéniblement la manivelle.

– Un peu de courage, cria le fou, onaperçoit la partie supérieure du filet. Quelques tours du treuil,et le sac entrait dans la salle ; le panneau se refermait delui-même avec un claquement sec, et tous se précipitaient en avantpour admirer leur capture.

Mais ils s’arrêtent dans leur élan.

Le grognement de l’ours polaire a résonné denouveau, et cette fois dans la salle même où ils se trouvent.

– Qu’est cela ? glapit Ramier.

Comme pour lui répondre, l’ouverture du filets’écarte, distendue par une force irrésistible, et une tête énorme,velue, couverte de poils blancs hérissés se montre.

Cette apparition soulève une clameuréperdue :

– Un ours blanc !

C’en est un, en effet, et de taille colossale.Tout à l’heure, sur l’ice-field, il guettait le même gibier que leschasseurs.

Masqué par l’éminence de neige, il se glissaitvers lui. Il s’était élancé au moment même où le filet enlevaitl’amphibie, et il avait roulé au fond du sac en même temps que saproie.

Maintenant de ses griffes puissantes, illacère les mailles qui entravent ses mouvements.

En dix secondes il est libre ; il marchesur les chasseurs épouvantés, balançant lourdement sa tête, faisantcraquer ses dents aiguës, promenant sur ses ennemis son regardrouge comme pour choisir celui qu’il va dévorer.

Lotia, pétrifiée d’épouvante, subit une sortede fascination. Inconsciemment elle fait un pas en avant, elle vase jeter dans les griffes du carnassier, mais Lavarède la voit, ilse précipite, la repousse, et, dans l’espace d’un éclair,introduisant le canon de sa carabine dans la gueule du fauve, ilpresse la gâchette.

Une détonation sèche éclate. Un jet de sangs’échappe de la gueule menaçante. L’ours a un effroyablesoubresaut.

Un instant il demeure debout, tremblant surses pattes trapues, puis il roule sur le plancher, renversant dansune convulsion suprême, celui qui vient de lui faire sauter lecrâne.

Le jeune homme se relève de suite, un peufroissé mais sans blessures, et tandis que l’on s’empresse autourde lui, le fou, déjà remis en possession de son sang-froid, assommele phoque étendu sur le sol, cause innocente du drame qui a faillicoûter la vie à la fille de Yacoub.

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