Cousin de Lavarède !

Chapitre 18LE MONT YOULE

Brisés par les émotions violentes qu’ilsvenaient de subir, Lavarède et ses compagnons restèrent constammentaffalés au fond des pirogues, Ils ne virent point l’aspect étrangede la plaine noyée. Parfois c’était comme un bief immense que,poussés par le vent, parcouraient des flots limoneux ; puisdes éminences rapprochées s’égrenaient en îlots à la surface,créant un dédale de canaux, où des gens moins accoutumés au pays sefussent inévitablement égarés.

Quand la pluie se mettait à tomber, onétendait sur les bordages des claies, et ainsi provisoirementpontées, les embarcations ne risquaient pas d’être emplies par ledéluge céleste.

Le soir venu, on aborda sur un plateau peuélevé. Les pirogues furent tirées à terre et retournées la quilleen l’air, offrant ainsi un abri aux voyageurs.

Mais quelque désir que pussent en avoir lesrameurs, il leur fut impossible de dormir. Dans l’obscurité desbruits bizarres se produisaient. Des cris aigus, le piétinement detroupes nombreuses d’êtres inconnus réveillaient en sursaut ceuxque la fatigue terrassait.

Ce ne fut qu’aux pâles clartés de l’aube quel’on eut l’explication du phénomène. Des milliers de lapinss’étaient réfugiés en ce lieu. Le plateau était un gigantesqueterrier dont les entrées innombrables vomissaient à chaque minutedes bandes de rongeurs.

– Une des plaies de l’Australie, expliquasir Parker à Lavarède qui regardait ce spectacle avec intérêt.Primitivement le sol se divisait en deux zones bien tranchées, larégion des forêts, celle des déserts. Peu de pâturages, partant peud’herbivores. Mais les colons ont défriché, ils ont créé desprairies pour l’élevage des moutons. Aussitôt kangourous et lapinsde pulluler, à ce point que de 1889 à 1893, ils ont failli ruinerla contrée. Il a fallu que toute la population s’armât pour lesdétruire, que l’on allouât des primes au chasseurs. Il était temps,car les pasteurs voyaient leurs troupeaux décimés par la faim, leslapins leur enlevant l’herbe de la bouche ; les banqueschancelaient, un krack formidable était imminent. Enfin, grâce àd’énergiques mesures de protection, les hommes, après trois annéesde guerre, ont eu raison des lapins et l’Australie a étésauvée.

Robert ne put s’empêcher de rire :

– Un peuple dévoré par les lapins, voilàqui n’est pas ordinaire. Le Marseillais lui-même n’aurait pastrouvé celle-là.

– Pour notre malheur, nous l’avonstrouvée, répliqua gravement le squatter ; et pour nous lelapin est le plus irréconciliable des ennemis. Ce qui d’ailleurs nenous empêche pas de le faire figurer sur nos tables, car il estsucculent.

Les fils du surveyor, Paul et Harry,qui avaient dirigé l’expédition de secours, pensaient sans doutecomme lui au sujet du lapin, considéré comme animal comestible, caron les aperçut bientôt rapportant une ample provision des innocentsquadrupèdes qu’ils avaient massacrés le plus aisément du monde.

Parker présenta ses enfants cérémonieusement àMonseigneur Thanis, « un gentleman qui remonte à plus de 4000ans », dit-il, puis on revint vers le rivage. Les embarcationsavaient été remises à l’eau.

– Ce soir, nous arriverons chez nous,déclara l’Australien. Ne retardons pas le départ. Mistress Parkernous attend certainement avec impatience, et elle trompe soninquiétude en nous confectionnant un dîner de choix. Vous verrez,Monseigneur, que la maison d’un squatter n’est pas du tout un lieude privations.

Sur quoi, il embarqua après avoir aidé« Monseigneur » à s’installer. La petite flottille pritaussitôt le large se dirigeant vers l’Est.

Un soleil radieux se mirait dans les eaux.Ainsi qu’il arrive parfois, durant la saison pluvieuse, une sautede vent avait momentanément balayé le ciel. Pas un nuage n’étaitvisible jusqu’aux confins de l’horizon.

Mais au loin, une ligne noirâtre dessinait sacourbe sinueuse au-dessus de l’onde.

– Les premiers gradins du Mont Youle,expliqua encore Parker. Ce sont mes prairies, où j’élève centcinquante mille moutons, quinze mille bœufs et douze cents chevaux.Enfant du pays, j’ai choisi ce qu’il y avait de mieux, cinquantemille hectares bien arrosés, mais d’une altitude suffisante pourn’être jamais inondés. Grâce à cette situation, pas de voisins àcraindre, car ma propriété est bornée de trois côtés par desplaines basses, recouvertes chaque année par l’eau des pluies, etdu quatrième par le désert de Victoria, vaste étendue de steppesarides.

– Enfin, conclut Lavarède, trop d’eaud’une part, pas assez de l’autre.

– Tout juste, approuva le squatter avecun gros rire.

Peu à peu, la terre vers laquelle sedirigeaient les embarcations se précisait davantage. On distinguaitles pentes douces du massif montagneux, couvertes de prairiesverdoyantes, au milieu desquelles des petits bois se dressaient,donnant à l’exploitation l’apparence d’un parc anglais.

Des kraals, enceintes fermées par des piquetsaccolés et contenant des baraquements couverts, attirèrent lesregards des voyageurs.

– Quelles sont ces constructions, fitcurieusement Lavarède, intéressé malgré lui par la nouveauté duspectacle ?

– Des étables, s’empressa d’expliquer SirParker. Durant la saison pluvieuse, les animaux s’y réfugient àleur guise. Parfois des moutons imprudents s’abritentinsuffisamment et meurent. Ce sont là des pertes inévitables, car,vu le nombre de nos têtes de bétail, il nous est impossible desoigner nos troupeaux ainsi qu’on le fait en Europe, à ce que j’aientendu dire du moins. Nous fournissons les hangars, et nouscomptons sur l’instinct des animaux pour en profiter.

Comme il terminait, des fumées légèress’élevèrent sur les rampes de la montagne, bientôt suivies parl’écho affaibli de détonations d’armes à feu.

– Des bergers, des cowboys nous ontaperçu, reprit le squatter. Ils annoncent notre arrivée.

En effet, un mouvement insolite se produisitbientôt sur la rive. Des formes humaines accouraient, s’agitaient.Des cavaliers galopaient au bord de l’eau. Sir James avait reprissa lorgnette.

– Bon, dit-il, voici Mistress Parker enpersonne. Pauvre chère lady, elle a dû avoir bien de l’inquiétude,je vais la rassurer.

Et déchargeant son fusil en l’air :

– Là… elle reconnaîtra la voix de monrifle, et elle comprendra ainsi que tout va bien.

Les rameurs redoublèrent d’énergie, lesbarques filèrent comme des flèches sur les eaux jaunâtres, et unquart d’heure plus tard, au milieu des cris frénétiques dupersonnel de l’exploitation, de coups de feu, de hennissements dechevaux, la flottille atteignait la côte.

Au bord de la rive, une femme forte, haute encouleur, abritant sous un chapeau d’homme à larges bords satignasse abominablement rousse, glapissait en tendant les bras ausurveyor :

– Vivant ! Sans blessures aumoins ! Pauvre de moi, Parker, quelles transes vous m’avezcausées.

Ce disant, elle l’enlaçait et le pressaitnerveusement contre son cœur.

À demi suffoqué, Sir James se dégagea del’étreinte de sa tendre moitié et répondit :

– Oui, tout est bien, darling Bérenitz,mais laissons les effusions. Je vous ramène des hôtes qui, jepense, meurent de faim comme moi-même.

– Vous avez raison, Parker. Lasensibilité naturelle à mon faible sexe me fait oublier les devoirsde maîtresse de maison. Mais n’ayez crainte, la table estdressée ; l’oxtail soup (soupe à la queue de bœuf)fume dans le chaudron, le kangourou rôti se dore devant le feu, lebeefstake pie (pâté de bifteck) et le plum-pudding sontprêts.

Et saluant Lavarède et ses amis, avec uneprétention grotesque qu’elle prenait sans doute pour la grâceelle-même, Mistress Parker ajouta :

– Nobles étrangers, vous êtes les maîtressur mon domaine, car je suis honorée de vous recevoir. Oui,parfaitement, honorée ; le mot est celui qui rend exactementma pensée.

Puis avec une pétulance qui surprenait chezune personne aussi ronde, elle prit la tête du cortège, etprocessionnellement, avec l’escorte bruyante des vachers, bergerset autres employés de l’exploitation Parker, on suivit le chemin dela ferme.

Vingt minutes de marche conduisirent lecortège sur un plateau uni, que couronnaient la maisond’habitation, coquettement rustique, et d’innombrables dépendances.Le fer et la brique formaient les principaux éléments de cesconstructions.

Mais si l’art avait tenu peu de place dans lespréoccupations de l’architecte, les salles étaient vastes,largement aérées. Les meubles en bois d’Eucalyptus Xilomelum, quesa dureté a fait choisir pour la confection des bois de fusil,manquaient d’élégance, mais en revanche ils étaient éminemmentpratiques. En outre, le culte de la musique s’affirmait par laprésence de pianos, et durant le trajet du vestibule à la salle àmanger, Lavarède n’en compta pas moins de six, ce qui lui suggéracette réflexion.

– S’il y a dans la colonie autant devirtuoses que d’instruments, ce doit être un enfer où Wagner estdieu !

Comme on le voit, l’ancien caissierappartenait à cette race de pianophobes pour qui les Érard, Pleyelet autres sont de simples appareils de torture, et qui considèrentque le clavier aux dents blanches n’a d’autre but que de déchirerles oreilles délicates.

Constater le fait, n’est point l’apprécier.Aussi, sans vouloir défendre le jeune homme, dirons-nous seulementaux pères, aux époux, dont les filles, les femmes charmantesembellissent les jours des accords du piano :

– Que celui qui ne pense pas comme Robertlui jette la première pierre !

Peut-être échappera-t-il ainsi au dangerd’être lapidé.

Cependant Mistress Parker désignait à seshôtes leurs places autour de la table. Lavarède et Lotia avaientles postes d’honneur, avec l’aggravation de sièges plus élevés queles autres. La femme du surveyor affirmait volontiersqu’elle connaissait les habitudes des cours et laissait supposeraux auditeurs bénévoles que le hasard lui livrait que ses ancêtresavaient tenu à la noblesse. C’était d’ailleurs une véritéapproximative, car son père avait rempli les délicates fonctions demaître d’hôtel dans une vieille famille d’Écosse.

Quoi qu’il en soit, elle s’empressa autour del’ancien caissier, lui prodiguant les : Monseigneur, lesAltesses et les meilleurs morceaux, le menaçant le plusrespectueusement du monde d’une double indigestion d’honneurs et devictuailles.

Saturé de flatteries un peu lourdes et denourriture non moins pesante, le Français vit arriver avec joie lemoment de se coucher, Avec des égards qui retardèrent d’une grandedemi-heure cet instant impatiemment attendu, son altesse Thanis futconduit au pavillon, désormais glorieux, affirma la grosse dameavec un fin sourire, à qui incombait l’insigne fortune d’abriter satête royale.

Enfin on le laissa seul. Avec un sentiment dedélivrance, il dépouilla ses vêtements et s’étendit dans le lit, unpeu dur comme tous les lits australiens, destiné à supporter sonillustre personne. Habitué aux rochers du Mont Jackson, la couchedu reste lui parut moelleuse par comparaison, et bientôt, fermantles yeux, il oublia ses soucis, son voyage involontaire, satransformation en prince exotique, et s’abandonna à un reposréparateur.

De grand matin, Parker se présenta chez lui,s’informa poliment de sa santé, et après les complimentsd’usage :

– J’ai fait seller un cheval pour vous,Monseigneur. Si la chose vous agrée, nous parcourrons mon domaine.J’ai hâte de vous montrer notre existence, de vous amener àl’aimer, et de changer ainsi en lieu de délices le districtd’internement dont le gouvernement anglais m’a fait geôlier.

L’offre fut acceptée. Devant le pavillon,trois chevaux attendaient, et déjà l’astronome se hissait sur l’und’eux avec des contorsions qui démontraient jusqu’à l’évidence sonpeu d’habitude de l’équitation.

Robert et son hôte l’imitèrent. Puis, à unpetit galop de chasse, tous trois s’éloignèrent de Youle-House –nom de la ferme, – non sans que Mistress Parker leur eût souhaitébonne promenade de la façon la plus emphatique :

– Voyez-vous, Monseigneur, déclara lesurveyor après un temps, j’ai tenu à vous présenter votredomaine dès aujourd’hui, car des coquins de petits nuages seforment à l’horizon, et la pluie, interrompue un moment, reprendraavec une nouvelle intensité. Mais ne vous effrayez pas de cepronostic. Quand la promenade est impossible, on passe le tempsagréablement à la maison ; nous ne sommes pas des sauvages, etnous vous ferons entendre d’aussi bonne musique que dans les salonsde Londres, de Paris ou du Caire.

– Précisément ce que je craignais,murmura le jeune homme, si bas que son interlocuteur ne l’entenditpas.

– Mais ne songeons pas à cela, poursuivitle squatter. Admirez ces plaines qui s’étendent jusqu’à l’horizonet même au delà. Voyez nos troupeaux, que nos bergers à chevalsurveillent. Je suis certain que vous ignorez à quel point l’élèvede ces bêtes est passionnante et demande de précautions.

D’un geste vague, Lavarède indiqua sonignorance absolue, et tandis qu’il regardait ces herbages sansbornes, où d’innombrables moutons paissaient, Parkercontinua :

– Il faut veiller sur eux comme sur desenfants, les mener suivant le temps sur des pâturages plus ou moinsverts, afin d’éviter les maladies, songer aux agneaux ; maisl’opération capitale est la tonte de la laine.

Et désignant des baraquements situés à droiteet à gauche de la route :

– Allons de ce côté, Monseigneur. Vousserez surpris de voir que nos moutons sont traités, ma parole,mieux que bien des humains.

Un court galop à travers la plaine herbeuseconduisit les trois hommes auprès des baraques qui recouvraient unlarge espace. Tout alentour le sol était saupoudré d’un sable fin,jaune comme de l’or.

– Figurez-vous, Altesse, repritl’incorrigible bavard, que le point capital de la tonte est defournir une laine blanche, dépouillée de suint, Elle se conservemieux ainsi et double de valeur. Dans les exploitations peuimportantes, on lave les moutons dans un cours d’eau, mais lespropriétaires sérieux, qui ne craignent pas les lourdes dépenses depremier établissement, préfèrent recourir au lavage à l’eauchaude.

Tout en parlant, il mettait pied à terre, etses compagnons l’ayant imité, il pénétra dans le hall le plusproche.

Les Français eurent un cri de surprise. Devanteux s’étendait un hangar de soixante à quatre-vingts mètres delongueur. Des pompes à vapeur, des chaudières se groupaient d’uncôté. De l’autre, le sol descendait par une pente légère jusqu’à unabreuvoir, auprès duquel nos piscines eussent paru de simplescuvettes. Au-dessus, fixés à la toiture par des tiges de fer,étaient suspendus des « doucheurs ». Lances, pommesd’arrosoir pour la douche en pluie, s’alignaient par centaines.

– Les pompes à vapeur font monter l’eaunécessaire au lavage, expliqua Parker ; cette eau passe parles chaudières où elle devient tiède, puis elle est dirigée, soitsur le réservoir où on plonge les moutons, soit dans les appareilsdoucheurs. Soumises au bain et à la douche, les petites bêtes sontvite décrassées. Après cette opération, on les parque dans des présenclos, que l’on débarrasse soigneusement de toute ordure. Là, lesmoutons sèchent. Il ne reste plus ensuite qu’à les conduire dansles hangars, où les tondeurs opèrent, aidés chacun par un gamin,qui ramasse la laine, et par un « wool roller » dont lafonction consiste à séparer les débris de la toison, et à mettre àpart celle du dos formant la première qualité et celle du cou et duventre, qui n’est que la seconde.

Ces diverses opérations achevées, la laine estmise en balles et expédiée. Vous suivrez ce travail en détail,quand la saison sera venue, conclut l’Australien. Aujourd’hui, jedésire seulement vous donner un aperçu de la vie du squatter, etvous convaincre que l’on n’a pas le loisir de s’ennuyer. Remontonsà cheval et poursuivons notre excursion.

Tout le jour, les cavaliers parcoururent lesterres du surveyor, passant de surprise en surprise devantles curiosités de cet élevage géant. Vers midi, ils avaient déjeunédans une cabane de cow-boys. Un quartier de mouton, rôtidans un trou creusé en terre, et quelques verres de Tricheliawine, liqueur à la couleur de saphir, obtenue par lafermentation des baies du Trichelia, arbre curieux dont lefeuillage a le parfum de la rose, leur avaient rendu leurs forces,et grisés d’air pur, baignés de lumière, ils avaient galopé dansles traces de leur guide, jusqu’au moment où celui-ci avait déclaréqu’il était l’heure de reprendre le chemin du logis.

Ils revenaient vers la ferme en suivant lebord de l’eau, devisant de ces gigantesques exploitations agricolesd’Australie, auprès desquelles nos fermes d’Europe semblent desjouets d’enfants.

Soudain, l’attention de Lavarède fut appeléesur un point noir, qui se mouvait avec rapidité à la surface de laplaine submergée.

– Qu’est-ce là ?demanda-t-il ?

Parker saisit aussitôt sa longue vue, et aprèsavoir examiné l’objet désigné.

– Rien de grave. Une pirogue montée parun indigène. L’homme est seul, partant inoffensif ; mais ilest singulier qu’un bushman insoumis se hasarde si près de mapropriété.

– Un bushman insoumis, répétèrent lesFrançais ? à quoi reconnaissez-vous cela ?

– À son costume, composé uniquement d’unjupon court. De plus, il porte les amulettes d’expédition :les dents d’ours dans les cheveux, l’os de kangourou fiché dans lesnarines et surtout le boomerang.

Il passa la jumelle à Robert.

– Le boomerang, fit celui-ci, n’est-cepas cet instrument bizarre, en forme de croissant qui est à côté durameur ?

– Si, c’est cela même.

– Une arme unique au monde, particulièreaux seuls Australiens ?

– Précisément, une arme dont, seuls, ilssavent se servir ; une arme étrange comme tout ce que produitcette terre curieuse.

Et profitant de l’occasion pour placer undiscours :

– Le boomerang, reprit le squatter, estune sorte de massue recourbée que le guerrier papou lance au loin.Mais, tandis que tous les projectiles décrivent entre leur point dedépart et le but visé une trajectoire à peu près droite, celui quinous occupe suit une ligne brisée, analogue au parcours d’une billede billard qui rencontre la bande.

Comme ses auditeurs le considéraient avecl’air hésitant de gens qui ne comprennent pas très bien, sir Parkertraça sur le sable avec le bout de sa canne, la figureci-contre :

– Un noir, placé en A veut atteindre unoiseau qui se trouve en B. Il ne lui lancera pas directement leboomerang. La massue ira frapper un point C, et par une sorte« d’effet en retour » reviendra sur elle-même pourabattre le gibier convoité. Cent fois, j’ai assisté à ce tirinvraisemblable, et parmi les premiers colons, plus d’un a trouvéla mort en regardant un indigène qui, debout à côté de sa victime,lui paraissait viser un objet situé à quelque distance en avant.Maintenant, vous me demanderez sans doute comment les bushmenproduisent ce curieux mouvement. Je vous répondrai franchement queje l’ignore. Il y a là un lancé particulier, un coup de mainspécial qu’aucun blanc, à ma connaissance, n’a pu attraper. L’armenationale australienne n’est maniable que pour les indigènes.

Tandis qu’il parlait, la pirogue qui motivaitcette digression avait fait du chemin. Elle n’était plus qu’àquelques centaines de mètres des Européens, vers lesquels le rameursemblait se diriger.

Il maniait ses pagaies avec une rare vélocité,et son esquif volait littéralement sur les flots. La distancediminuait à vue d’œil ; enfin le noir imprima un dernier élanà la pirogue dont l’avant vint glisser en grinçant sur le sable.D’un bond, le rameur fut à terre et s’inclinant devant Parker, enappliquant les mains sur sa nuque, il prononça d’une voix gutturaleen mauvais anglais :

– Tu es James Parker, surveyordu district. Moi, je suis Racawene, de la tribu des Chaap-Whuurongset je sollicite ton hospitalité.

– L’hospitalité est due au voyageur,répliqua le squatter sans hésiter. Tu es mon hôte. Ne crois doncpas que j’obéisse à un mouvement de défiance en te demandant quelleaventure t’a entraîné aussi loin des territoires où chassent tesfrères ?

– Je te répondrai loyalement. Je suisbien, en effet, des districts où, là-bas, dans l’Est, par delà laplaine sans eau (le désert) sont établis les Chaap-Whuurongs. Sij’ai quitté ma hutte, mon village, les miens, c’est qu’une filledes Kuurn-Kopan-Noot avait ravi mon âme.

– Les Kuurn-Kopan-Noot ne sont-ils pasennemis de ta tribu ?

L’indigène inclina la tête à plusieursreprises :

– Si, si, nos campements sont en guerredepuis longtemps, et bien souvent les eucalyptus se sont dépouillésde leurs feuilles sans que nos mains cessassent de serrer leboomerang et la lance, mais le divin Ouadnu-Buroo se rit des hainesdes tribus.

– Ouadnu-Buroo, murmura Lavarède enregardant Parker ?

– Le dieu du mariage, répondit cedernier.

– Il m’a fait diriger ma course vers lesterritoires de chasse des adversaires de ma tribu, continual’Australien, et j’ai rencontré Mareahu, la plus belle d’entreleurs filles. Pour les contraindre à me la donner pour épouse, j’aiattendu une nuit obscure. Sur les mains, sur les genoux, je me suisglissé dans leur village. J’ai atteint la hutte où reposaitMareahu. Elle dormait ainsi que les Abcor-Gova, génies bienfaisantsau ciel de Tohuatepee. J’ai dérobé une tresse de sa chevelure, etmaintenant, ses parents seront obligés de venir me prier d’être sonmari.

En parlant, il ouvrait un sac formé d’une peaud’opossum repliée, et en tirait une mèche de cheveux rudes etnoirs, ayant plus d’analogie avec les crins du cheval qu’avec unechevelure humaine ; mais le système pileux des Australiensn’est pas réputé pour sa délicatesse. Parker et ses compagnons lesavaient, aussi ils ne manifestèrent aucune surprise.

Toutefois Lavarède, toujours prompt àquestionner, demanda à son hôte :

– En quoi le larcin commis par cetindigène, oblige-t-il les parents de la jeune fille à lesunir ?

– Une superstition des bushmen. Ilss’imaginent que celui qui détient une mèche de cheveux acquiert unpouvoir occulte sur la personne dépossédée, sur sa famille et mêmesur sa tribu. Dès lors, le seul moyen de conjurer le mauvais sortest de marier le voleur et la volée. Rien ne prévaut contre cepréjugé. Les haines de tribu à tribu, l’insulte au chef, touts’efface devant l’idée saugrenue qu’une tresse enlevée confère unepuissance surnaturelle à qui la possède.

– Je comprends. Pas bête, le Rocawene quinous parle. Il a la face d’un singe, mais aussi il en a lamalice.

– Enfin, pourquoi as-tu choisi ma demeurepour y attendre les parents de ta fiancée, fit Parker se retournantvers l’Australien ?

Celui-ci eut un large sourire, qui découvritses dents blanches, taillées en pointe :

– Pourquoi ? Parce que tu esmagistrat Ageü (Anglais), et que, si les Kuurn-Kopan-Noot voulaientplus tard se venger de moi, les miens n’auraient qu’à les signalerà ceux de ta nation, pour qu’ils arrêtent les meurtriers et lessuspendent au bout d’une corde jusqu’à ce que mort s’ensuive. Or,tu le sais, la pendaison prive à jamais qui en est victime desjoies que Tehuatepee promet aux guerriers frappés au combat. On melaissera donc vivre en paix avec Mareahu.

– Soit donc. Viens avec nous, etpuisses-tu être heureux ?

L’indigène remercia Parker de ce souhait parune inclination et tous revinrent à la ferme.

Le dîner se passa avec le même cérémonial quela veille. Il fut suivi par une séance de musique dont Lavarèdepensa devenir fou.

Durant près de deux heures, avec des grâces defemme colosse, Mistress Parker chanta d’une voie tonitruante desopéras surannés. Elle s’accompagnait sur le piano dont elletouchait comme d’autres battent de la grosse caisse. Évidemment labonne dame confondait tapage avec mélodie et croyait ingénumentqu’en tapant comme une sourde, elle prouvait qu’elle avait del’oreille.

Parker, enthousiasmé de ces accents brutauxqui rappelaient les mugissements de la tempête dans la plaine,applaudissait avec fracas, et bon gré, mal gré, Lavarède exaspérédut faire chorus. Mistress Parker, ainsi encouragée, redoubla decris et d’accords tumultueux, Une fois de plus, l’ancien caissiermaudit sa politesse française qui prolongeait son supplice.

Enfin, enrouée, la sueur ruisselant sur sonlarge visage écarlate, la virtuose s’arrêta ; l’ouragan desonorités fit trêve. Trop tard hélas ! Robert avait unemigraine caractérisée, et il courut s’enfermer dans son pavillon,où il maudit à l’aise les cruels inventeurs des gammes chromatiquesou autres.

Il avait de l’Australie par-dessus la tête eten arrivait inconsciemment à regretter l’Égypte, l’Abyssinie, voiremême la fastidieuse traversée de Massaouah à laNouvelle-Hollande.

Le lendemain devait lui apporter une curieusedistraction.

La pluie s’était remise à tomber, et ledéjeuner achevé, le jeune homme voyait avec épouvante mistressParker rôder autour du piano, comme pour renouveler la séance de laveille, quand une douzaine d’Australiens « peints enfête », c’est-à-dire zébrés de lignes d’ocre rouge, entrèrentdans la cour de la ferme.

Il y eut un moment d’émoi. Parker, ses fils,ses serviteurs avaient sauté sur leurs armes, mais la venue desindigènes s’expliqua bientôt de la façon la plus pacifique.C’étaient les proches parents de la belle Mareahu, qui l’amenaientcérémonieusement à son fiancé Rocawene.

Cette beauté, tant vantée par l’Australien,était un véritable monstre. Le front fuyant auréolé d’une crinièrerude ; les yeux stupides, à fleur de tête, la bouche énorme,les bras et les jambes grêles, les tibias terminés par des piedslarges, disproportionnés, elle ne rappelait que vaguement la formegracieuse de Diane, ou de Vénus.

Mais, comme le fit remarquer judicieusementAstéras, la beauté est une pure convention de race. Si les Chinois,les Indiens Peaux-Rouges, les Africains avaient la même esthétiqueque nous, ils seraient les plus malheureux des hommes. En réaliténous décorons du nom de beauté les images qui se présentent le plusfréquemment à notre vue, auxquelles nous sommes accoutumés, et qui,dès lors, ne nous choquent plus. Dans nos pays mêmes n’en avonsnous pas des exemples tous les jours. Les contemporains de lacrinoline ne la trouvaient pas disgracieuse, et si nous déclaronsjolis les petits pieds, nous ne devons pas oublier que les Françaisdu moyen âge les considéraient comme une difformité. Berthe auxlongs pieds qui, dans notre cordonnerie moderne, aurait chaussé ducinquante-trois, passait alors pour posséder le pied type, le piedidéal.

– Donc, conclut philosophiquementl’astronome, admettons que Mareahu est belle pour un Australien, etque si elle ne nous apparaît point telle, c’est uniquement parceque notre éducation incomplète ne nous permet pas d’apprécier.

Comme toujours, le naïf calculateur débitaitcela d’un air convaincu, ne comprenant pas que Lavarède ne serendît pas à ses raisons, un peu agacé même de voir qu’ilcontinuait à sourire ironiquement.

Mais Parker, au courant des usages du pays,faisait apporter du vin, et le verre en main, engloutissantgloutonnement le liquide auquel nous devons les ivrognes, ilssignaient à leur manière le contrat des mariés.

Après quoi, tous touchèrent la main deRocawene. Avec un sourire niais, Mareahu lui offrit une tigefleurie de Rhizocarpi des marais, sorte de haricot qui croît dansles bas fonds humides, et dont les fleurs, rouges et blanches,exhalent un vague parfum d’iris.

Il la prit et l’enroula autour de son cou.

Alors les assistants se levèrent en tumulte,ils se précipitèrent dans la cour, se divisèrent en deux camps etfaisant voler dans l’air, avec une merveilleuse adresse, leursterribles boomerangs, ils simulèrent un combat acharné.

Après quelques minutes de cette étrangefantasia, Mareahu tendit la main à Rocawene, et tous deux sortirentà leur tour, marchant lentement entre les combattants. Le simulacrede bataille cessa aussitôt ; les deux camps se rapprochèrentet commencèrent, autour des nouveaux époux, une ronde infernale,accompagnée de sourds murmures et de cris aigus.

Puis sur un signe de l’héroïne de la fête,tous rentrèrent à la ferme, burent une dernière rasade et prirentcongé du surveyor.

Mais avant de suivre sa nouvelle famille,Rocawene tendit les deux mains à Parker.

– Surveyor, lui dit-illentement, Rocawene n’oubliera jamais qu’il te doit le bonheur.Accepte cet os de kangourou, où sont gravés les signes de ma tribuet de mes ancêtres. Si tu dois jamais traverser le désert, terendre au-delà dans la région des grands bois, où lesChaap-Whuurongs sont les maîtres, cet os te rendra sacré, et parmimes frères tu n’auras que des amis.

Sur ce discours, il salua gravement à la rondeet s’éloigna d’un pas pressé pour rejoindre ses compatriotes.

Curieusement Robert s’approcha du squatter etconsidéra le singulier sauf-conduit que venait de lui remettrel’Australien.

Sur l’os, de bas en haut, s’alignaient lescaractères inconnus que voici :

Il le tourna et le retourna sans parvenir àdeviner le sens de ces caractères. Et comme il restait là, un bruitléger lui fit lever les yeux. C’était Lotia qui, pensive,s’appuyait à la fenêtre et regardait tristement, au loin déjà, legroupe des indigènes regagnant les pirogues qui les avaient amenésau mont Youle.

– Elle pense que ceux-là ont del’affection l’un pour l’autre, murmura mélancoliquement le jeunehomme. Et d’un geste las, montrant à Astéras debout auprès de lui,l’Égyptienne et la troupe des indigènes : s’il suffisait decouper une de ses boucles brunes pour faire cesser l’affreuxmalentendu qui nous sépare, comme je sauterais sur lesciseaux !

– Bah ! répliqua l’astronome, à quoibon cela ? N’avons-nous pas Maïva, qui parlera bientôt et nousaidera à faire triompher la vérité.

Robert l’interrompit d’un signe brusque. Àdeux pas du calculateur, Radjpoor était assis. Mais l’Hindou ne fitpas un mouvement. Sans doute, il n’avait pas entendu, et les deuxamis se retirèrent à l’écart pour continuer leur conversation. Uninstant plus tard, sous couleur de mettre leurs notes en ordre, ilsquittèrent la salle et regagnèrent leur pavillon.

Alors un ricanement distendit les lèvres deRadjpoor, qui se leva lentement, rejoignit Parker debout sur leseuil et regardant la pluie frapper le sol.

– Sir Parker, lui dit-il, je croisl’heure arrivée de vous expliquer ma présence en ce lieu.

– Votre présence, fit le squatter avecétonnement ? Mais elle n’a pas besoin d’explications. Vousêtes de la suite de Monseigneur Thanis, cela suffit.

– Non, cela ne suffit pas. Veuillezm’accompagner dans une salle où nul ne pourra entendre mes paroles,nous avons à causer sérieusement.

Tout à l’heure Parker considérait Radjpoorcomme l’un des prisonniers dont il avait la garde. Maintenant, àson accent de commandement, il pressentait vaguement un maître.Aussi n’essaya-t-il même pas de résister :

– S’il vous plaît de me suivre, sirRadjpoor, je vous montre le chemin ?

– Je vous en prie.

Tous deux quittèrent la salle commune et setrouvèrent bientôt seuls dans une pièce que le surveyordécorait du nom de bureau.

La porte refermée avec soin, le gros hommes’assit en face de Radjpoor et attendit.

– Sir Parker, reprit ce dernier, legouvernement anglais m’a spécialement attaché à Son Altesse Thanis,bien entendu sans que ce seigneur le sache, pour le surveiller etagir, selon les circonstances, au mieux des intérêtsbritanniques.

Le squatter eut une inclinationrespectueuse ; Radjpoor continua :

– Vous comprendrez l’importance de mamission, en prenant connaissance du plein pouvoir qui m’a été remisà cet effet.

Il mettait en même temps sous les yeux de soninterlocuteur une feuille de papier couverte de timbres, de cachetset de signatures. L’Australien fit mine de la repousser, mais lefaux Hindou insista :

– Lisez, je vous en prie, lisez.

Et avec une stupeur pleine de déférence, lesurveyor déchiffra les lignes suivantes :

« Ordre à tout fonctionnaire militaire oucivil de prêter le concours le plus dévoué à Sir Radjpoor,Esqre, auquel nous conférons le titre de commissairespécial de la couronne et de représentant de H. M. Victoria,reine de Grande Bretagne, Impératrice des Indes… »

Tout d’une pièce Parker se dressa. Sa figurerougeaude exprimait une déférence presque craintive, et ilbalbutia :

– Ah ! Seigneur, si j’avaissu ?…

– Vous ne pouviez deviner, réponditRadjpoor avec condescendance. Ne vous excusez donc pas. Etmaintenant, reprenez place en face de moi, et écoutez d’une oreilleattentive les ordres verbaux que les circonstances m’incitent àvous donner.

– Soyez assuré que je ne perdrai pas unede vos paroles. Mon dévouement à la Reine est absolu.

– J’en suis certain. Et d’abord unerecommandation : Personne, pas même votre gracieuse compagnene doit soupçonner ma mission.

– Que demandez-vous là ? Jetremblerai sans cesse qu’elle ne vous témoigne pas les égardsauxquels vous ayez droit.

– Il faut que tous et vous-même metraitiez comme par le passé.

– Le pourrai-je, Sir ?

– Je le veux ainsi.

– Alors, acquiesça Parker avec un gestedésespéré, j’obéirai, puisque vous l’ordonnez.

Radjpoor approuva de la tête.

– Parfait ! Autre chose maintenant.Dans la suite de Son Altesse Thanis, se trouve une jeunefille ; Maïva est son nom.

– Je sais, je sais, affirma Parkerempressé.

– Cette jeune fille a surpris mon secret.Elle est muette par bonheur, mais l’ami de Thanis, Ulysse Astéras,s’est mis en tête de lui rendre la parole. Si elle parle, elle metrahira. Il est donc nécessaire qu’elle soit séparée de sonmaître.

– Diable, ce ne sera pas aisé.L’inondation annuelle transforme ma propriété en une île…

– Très simple au contraire. Votre domaineest vaste. Reléguez Maïva au loin ; vous l’emploierez àquelque travail peu rude, mais suffisant pour justifier sonéloignement.

– Son Altesse ne manquera pas de mequestionner sur les causes de ma soudaine détermination.

– Vous lui répondrez, cher monsieurParker, que vous obéissez aux instructions qui vous ont étédonnées, lorsque vous fûtes chargé d’héberger le seigneur Thanis etsa suite.

– Si pourtant il désire en savoirdavantage ?

– Vous affirmerez que vous ignorez lesmotifs qui ont inspiré vos chefs hiérarchiques. Vous pouvez mêmemanifester votre surprise des mesures exceptionnelles appliquées àune fillette inoffensive.

– Oh ! comme cela…, je ne crains pasde trop parler. Et quand vous plaît-il que Miss Maïva quitte laferme ?

– Aujourd’hui même.

– Dans une heure, elle sera en route pourles fromageries que j’ai installées sur l’autre versant du MontYoule.

– J’y compte et je vous remercie de votreempressement.

Puis tendant la main à son interlocuteur, quiy plaça timidement la sienne.

– Soyez assuré, Sir Parker, que la Reinesera informée de votre libéralisme.

À ces mots, le squatter devint cramoisi dejoie. Il toussa, et d’une voix tremblante bredouilla :

– Vous aurez cette bonté… La Reinesaura… ?

– Je m’y engage.

– Vive la Reine, clama le gros hommeenthousiasmé.

Mais il s’arrêta sur un geste expressif del’Hindou.

– Pas de bruit. C’est un secret d’Étatque je vous ai confié. Gardez-vous de le divulguer.

Ceci dit, Radjpoor se leva. Parker s’empressade l’imiter, et une heure ne s’était pas écoulée, qu’un chariot,attelé de deux bœufs puissants, aux longues cornes recourbées,sortait de la cour de la ferme, emportant Maïva.

La fillette avait bien tenté de résister, maisdes serviteurs du squatter avaient eu tôt fait de paralyser sarésistance. On l’avait enroulée dans un puncho, portée dans lechariot, où un noir robuste avait pris place, afin de prévenirtoute évasion.

Enfermés dans leur pavillon, Robert et Astérasn’avaient rien vu, rien entendu. Ce fut seulement à l’heure dudîner qu’ils remarquèrent l’absence de l’Égyptienne. Poussé par sonami, très inquiet de cette disparition, Lavarède interrogea lesquatter :

– Votre Altesse désire savoir où estcette jeune personne, fit ce dernier d’un air détaché ?

Et sur la réponse affirmative de l’anciencaissier :

– Je l’ai envoyée à quelques millesd’ici.

– Mais pourquoi ?

– Pour me conformer aux ordres dugouvernement.

– Comment, on vous a prescrit… ?

– Oui, Altesse.

– Dans quel but ? Cette enfant nepouvait porter ombrage à personne.

– C’est mon avis, Monseigneur. Cependant,il ne m’appartient pas de discuter les décisions arrêtées en hautlieu. Je devais observer les prescriptions de mes chefs. Je l’aifait. Ne m’en demandez pas davantage, car je ne suis pas plusrenseigné que vous-même.

Quoi qu’il fît, Lavarède n’en put tirer autrechose.

Il eut l’intuition fugitive que l’enlèvementde la muette était encore une idée de Radjpoor. Avec colère, ilregarda l’Hindou. Celui-ci ne parut pas s’en apercevoir. Il parlaitavec animation à Lotia. Cet artisan en perfidies expliquait à lafille de Yacoub – à sa façon, bien entendu – l’incident quiirritait Lavarède et désolait Astéras :

– Vous vous souvenez, ô reine, disait-il,que lorsque nous remontions le Nil pour gagner Axoum, je vousavertis que Maïva était dévouée à Thanis et à son ami.

– Sans doute ; c’est à ce moment queje lui interdis de les entretenir, sous peine d’être débarquée etabandonnée sur la rive.

– Précisément ! Eh bien, j’aidécouvert qu’elle préparait la fuite de votre époux et de sonfidèle Ulysse.

– La fuite, murmura-t-elle avechorreur.

– Ne le regardez pas, je vous en conjure.Il est inutile qu’il se sache percé à jour.

Elle leva les yeux et d’une voixanxieuse :

– Mais enfin, quel était sonbut ?

– Retourner en Europe probablement.

– Pour y traîner une existence misérable,au lieu d’accepter la gloire que mon père lui offrait.

– Pas si misérable que cela, insinual’Hindou, insensible au reproche qui s’adressait indirectement àlui-même.

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il a en sa possession le diamantd’Osiris, et qu’une pièce de cette beauté trouvera toujours unacquéreur.

Avec un cynisme révoltant, il prêtait sesprojets au Français.

Une rougeur ardente colora les joues deLotia ; un éclair fauve illumina ses yeux noirs.

– Oh ! le misérable, gronda-t-elle.À des mercantis, il vendrait le talisman sacré, l’emblème de laliberté, pour lequel un peuple tout entier se sacrifierait.Ah ! comme ma nourrice avait raison. Fourbe comme Thanis,disait-elle. On pourrait ajouter : cupide, et lâche, et infâmeet traître. Pourquoi nos Oëris ne sont-ils pas ici, afin de lepunir.

Puis avec l’accent d’une ardenteprière :

– Mais vous êtes auprès de moi, vous,Seigneur Radjpoor, qui librement avez consenti à partager nospérils, vous qui êtes victime de votre dévouement à la cause d’unpeuple opprimé. Je remets mon honneur entre vos mains. Je suis unefemme faible, ballottée par la tourmente d’une révolution, et lehasard m’a faite l’épouse de ce traître. Oh ! je vous enconjure, épargnez-moi la suprême honte. Surveillez-le, et sil’opprobre de la désertion ne l’arrête pas, frappez-le sans pitié.Que l’infamie de Thanis ne rejaillisse pas sur Hador ! Que monpère, ce vieillard vénérable, ne voie pas sa vieillesse finir dansla fange. Que la patrie égyptienne puisse encore espérer, le jouroù dans le costume des veuves, j’irai lui crier : Thanistrahissait, Thanis est mort, mais la bannière d’Hador est sanstache. Suivez-la, guerriers. C’est la main d’une femme qui laporte, ne craignez rien cependant, c’est au fort de la mêlée quevous la trouverez toujours.

Elle s’animait en parlant ainsi. CurieusementLavarède fit quelques pas vers elle.

Radjpoor veillait. Rapidement il glissa àl’oreille de la vaillante jeune femme, trompée comme tout le mondepar son infernale habileté :

– Thanis vient. Dissimulons et comptezsur votre serviteur.

Puis rappelant le sourire sur ses lèvres,donnant à sa voix l’accent indifférent des conversationsbanales :

– Fâcheuse cette pluie, certes ; carelle nous oblige à garder la maison. Un peu de patience cependant,car à ce que m’a affirmé notre hôte, la saison pluvieuse estrelativement courte dans ces régions. Jamais elle ne dure plus dedeux mois, et souvent elle finit bien avant cette période.

Il eut l’air de s’apercevoir alors de laprésence de Robert et avec un sourire narquois :

– Ma foi, Monseigneur, nous parlions devous.

– Ah ! grommela le jeune homme,démonté par l’aplomb de son adversaire.

– Oui, nous disions que par ce tempsd’averses incessantes, la prison devait vous paraître pénible àsupporter.

Et pirouettant sur ses talons avec uneaffectation d’insouciance, le rusé personnage s’adressant àMistress Parker :

– Serais-je indiscret, Mistress, en vouspriant humblement de mettre en fuite nos idées noires ? Lamusique, le piano, une virtuose incomparable…

L’énorme moitié du squatter minauda, mais nese fit pas prier. Un instant après, elle chantait en ouragan, etles vitres tremblaient sous une tempête de mélodie.

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