Cousin de Lavarède !

Chapitre 6ENCORE LE BOLIDE

L’Hindou n’avait pas menti. Toute évasionétait impossible. N’étant pas le plus fort, le caissier de lamaison Brice, Molbec et Cie devait être résigné.

Il le fut, aidé d’ailleurs par l’exempled’Astéras, qui décidément prenait goût au voyage.

Sur le pont il s’installa sur unrocking-chair, satisfaisant ainsi dans la mesure du possible satendance à la situation paisible, et avec un intérêt qu’ilcherchait vainement à dissimuler, il vit défiler devant lui lespyramides, tombeaux de granit des souverains de Memphis, lelabyrinthe des douze rois, Kephr-El-Ayat, Atfieu, bâtie surl’emplacement de Cynopolis magna, la ville où les chiens étaientvénérés.

Le jour s’écoula. Les palettes des roues dusteam faisaient incessamment écumer les eaux du fleuve. Sans qu’ilralentît sa course, la nuit vint.

La nuit, si l’on peut appeler ainsi le momentoù la lune et les astres lointains répandent sur la terre une pluiede rayons lumineux. Dans ce pays où l’air est sec, il n’y a pointd’obscurité et comme le disait Théophile Gautier, ce peintre exquisde la légende des Pharaons : ici, un jour bleu succède à unjour jaune.

Cependant la disparition du soleil semblaitdonner le signal du réveil à la nature endormie sous les feux dujour. Les roseaux s’agitaient, des claquements de mâchoires, descris plaintifs résonnaient au loin. C’étaient les crocodiles, hôtessacrés du Nil, qui secouaient leur paresse diurne pour se mettre enchasse.

Astéras, Lavarède, caressés mollement par lafraîcheur du soir, s’abandonnaient à la douceur de vivre sanspensée dans un décor de rêve.

Et tout à coup, ils tressaillirent. Les cordesd’une guzla avaient vibré dans l’espace, jetant dans la nuittransparente les notes d’un prélude.

Tous deux se levèrent, cherchant le musicien.Et debout à la poupe relevée, drapée dans sa tunique blanche, ilsaperçurent la forme frêle et gracieuse de Maïva.

Imprécise dans la nuit transparente, ellesemblait la divinité du fleuve, la berceuse poétique et tendrefille de Hopi-Mou, père des eaux.

Auprès d’elle un matelot se tenait.

Elle préluda encore, puis commença unaccompagnement large et grave, tandis que son compagnonchantait.

Tout l’équipage du léger yacht s’étaitdressé ; tous écoutaient dans une attitude de respect, la têtedécouverte. Les coups sourds des pistons formaient une basseétrangement rythmée à l’harmonie troublante des musiciens.

Les syllabes sonores du dialecte d’Égyptepassaient dans l’air, et leurs vibrations courant sur les eauxéveillaient les échos endormis des rives, donnant l’illusion d’unchœur éloigné qui aurait répondu au chanteur.

Charmés, surpris aussi par l’attitude desmatelots, les Français écoutaient sans comprendre le sens desparoles. Un trouble indicible les envahissait, et ils sedemandaient :

– Quelle est donc cette mélopée qui nousémeut ainsi, bien que l’idiome employé nous soit inconnu ?

Comme pour répondre à leur pensée, Radjpoors’approcha d’eux.

Il était pâle, une expression douloureusecontractait ses traits, et il murmura d’une voixtremblante :

– Ceci est la légende d’Oph, la Thèbesaux cent portes, la Diospolis magna. C’est le chant d’agonie etd’espoir des Pharaons expirants sous le glaive de l’étranger ;c’est l’hymne de liberté de l’Égypte asservie !

Puis d’un ton lent, frémissant d’une émotionintérieure inexplicable, il traduisit les strophes énoncées par lematelot :

Le retour de l’étoile libre

« Les Pharaons sont morts. – Lecollège des hiéroglyphites, dépositaires de la sagesse des siècles– est en ruines et la ronce croît sur ses murs écroulés. – Lestarischeutes n’embaument plus les corps pour l’éternité – maisAmmon-Ra et Phré – dans le palais sans bornes de l’infini,veillent.

Sous l’ongle rigide du temps – lentementles pyramides s’effritent. – Les nécropoles de la chaîne Lybique,les Memnonia – sont profanées par les barbares, mais le sphinxmutilé, informe, – garde le secret des grandeurs futures del’Égypte, – qu’Ammon-Ra et Phré, dans le palais sans bornes del’infini, lui confièrent.

Tout est nuit, tout est néant, tout estpoussière. – Le sein du Nil-Roi est déchiré – par la proue desbarques de l’envahisseur – Sous le talon des barbares, le sol gémit– mais les étoiles brillent au ciel inviolé, flambeaux –qu’Ammon-Ra et Phré, dans le palais sans bornes de l’infini,allumèrent.

L’espoir n’est pas mort au cœur desvaincus – un libérateur viendra, tenant l’épée – sur son frontscintillera le diamant d’Osiris – il sera précédé par l’astreerrant en tous sens – libre soleil des résurrections – qu’Ammon-Raet Phré, dans le palais sans bornes de l’infini,créèrent. »

La musique s’éteignit, le chant se tut, etRadjpoor cessa de parler.

Les voyageurs restaient muets, bercés encorepar la cantilène, toute parfumée de la poésie astronomique etmystérieuse des grammates disparus depuis de longs siècles.

Un cri, répété par tous les matelots, les fitse lever en sursaut.

Les Égyptiens, les bras tendus vers le ciel,désignaient une magnifique étoile filante en hurlant avecenthousiasme :

– Hathor ! Hathor !

– Que disent-ils, interrogeaLavarède ?

– Hathor, dans l’ancienne mythologie dupays, était le génie du feu, de la lumière.

Il s’interrompit brusquement :

– Ah ! sapristi !

– Qu’est-ce qui te prend ?

– Mais là, cet astre qui file dans leciel.

– Eh bien ?

– C’est mon satané bolide… et avec leurchanson de tout à l’heure, tu comprends leur joie.

– Rien du tout.

– Mais si. Le poète leur prédit que laliberté sera proche, lorsque l’on verra dans le ciel un astreerrant en tous sens, libre soleil des résurrections, qu’Ammon-Ra etPhré, dans le palais sans bornes de l’infini, créèrent.

– Alors, tu crois ?

– Parbleu ! Ce coquin de boliderépond au signalement… Ils se figurent déjà être délivrés desconquérants… présentement natifs de la Grande-Bretagne.

Et changeant de ton :

– Dire que je ne possède aucun instrumentpour observer ce phénomène céleste !

Oubliant l’endroit où il se trouvait, Astérasse précipita en avant, comme pour se rapprocher du météore. Mais,repris par sa passion astronomique, il calcula mal son élan. Ilvint buter dans le garde-fou. Celui-ci était assez bas, si bien quele savant, emporté par sa vitesse, bascula, et le haut du corpscontinuant le mouvement commencé, tandis que les jambes étaientretenues par le balcon, il piqua une tête dans l’eau claire duNil.

Aux cris de Lavarède, la machine stoppaaussitôt ; le yacht décrivit un cercle et revint versl’endroit où Ulysse barbottait désespérément.

On le repêcha, on le remonta sur le pont àdemi évanoui.

Mais il reprit promptement ses sens, et lapremière personne qu’il aperçut auprès de lui fut la muette Maïva.Profitant du désarroi général, la jeune fille avait couru àl’astronome, et son joli visage contracté par l’inquiétude, ellelui avait pris la main qu’elle pétrissait nerveusement.

Il lui sourit. Aussitôt la figure de Maïvas’éclaira, et Ulysse voulant lui expliquer la cause de l’accident,lui montra le bolide qui fuyait vers l’horizon, en lui donnant lenom que les matelots lui avaient appliqué :

– Hathor !

À son grand étonnement, Maïva inclina la têted’un air reconnaissant, et porta à ses lèvres la main du savant.Avant qu’il eût pu chercher à deviner la signification de cettepantomime, Niari surgissait brusquement devant lui et entraînaitbrutalement la jeune esclave.

Furieux, Astéras voulut se ruer sur lesinistre personnage, mais des matelots l’entourèrent, et malgré sarésistance le conduisirent à la cabine où ils l’enfermèrent.

La fraîcheur de ses habits mouillés calma bienvite le bouillant astronome. Il s’empressa de les dépouiller et derevêtir un complet de rechange qu’une main inconnue avait disposébien en vue sur le divan.

Comme il finissait, Lavarède vint lerejoindre, et tout en se préparant à dormir, il lui posa cettequestion :

– Dis donc, Astéras. Crois-tu qu’une foisà Philæ, on nous lâchera ?

– Oh ! je n’en sais rien, du resteje ne pense pas à cela.

– Moi, je ne pense qu’à cela, voilà ladifférence.

Et d’un ton boudeur :

– C’est égal, si j’avais su ce qui devaitarriver. Je te jure bien que je n’aurais pas été te chercher àl’Observatoire.

Il se jeta sur le divan qui lui servait delit, en bougonnant.

– Ah ! mon pauvre bureau !Quand te reverrai-je ?

Mais l’influence bienfaisante de la stationhorizontale apaisa bientôt ses nerfs surexcités. Il étendit lesbras, s’accota confortablement, et avec un bâillementsonore :

– Si encore on pouvait dormir toujours,on ne s’apercevrait pas que l’on voyage.

Observation judicieuse, à laquelle Ulysse nerépondit pas et pour cause. Les émotions de sa baignadeinvolontaire avaient épuisé ses forces. Il dormait à poingsfermés.

La nuit s’écoula sans incident.

Au jour, Robert s’étira, se frotta les yeux,s’assit sur son séant, après quoi il alla secouer l’astronome, etcelui-ci tout ensommeillé demandant d’un air ahuri :

– Hein ? Quoi ? Queveux-tu ?

– Te questionner.

– Tu aurais pu attendre.

– Pas une seconde. La chose est d’un trophaut intérêt. Là, es-tu bien éveillé ?

Il le secoua une dernière fois pour luidébrouiller les idées et curieusement :

– Hier, quand tu es tombé à l’eau, aucuncrocodile n’a tenté de te dévorer !

– Non, aucun, fit Astéras enfrissonnant ; mais si c’est pour cela que tu m’as réveillé ensursaut ?…

– Laisse-moi parler. Je conclus del’expérience que ces animaux ne sont pas aussi terribles que leseigneur Radjpoor voulait bien le dire.

– Et alors ?

– Alors, j’ai grande envie de reprendremon projet. Sauter dans le fleuve et tirer ma coupe vers lebord.

Du coup, le calculateur sauta sur sespieds.

– Ne fais pas cela.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Parce que tu serais sûrementdévoré.

– Allons donc ! Tu vas me fairecroire que les crocodiles ont des préférences ; ils ne t’ontpas mangé, toi…

– Par une raison simple.

– Ils respectent l’astronomie en tapersonne, peut-être.

– Non, mais je suis tombé au milieu ducourant qu’ils évitent. Ils se tiennent généralement près de larive ; c’est là qu’ils attendent leur proie, et le péril n’estpas dans la traversée du fleuve, mais bien dans l’atterrissage.

– Tu crois ? insista Robert dontcette explication avait assombri le front.

– Je suis certain de ce quej’affirme.

– Alors, ne pouvant filer, il me fautaller jusqu’à l’île…

– De Philæ, oui, mon ami, c’est le plussage, avec ou sans calembour.

À dater de cette conversation, le caissier dela maison Brice, Molbec et Cie, ne parla plus d’évasion.

– La fatalité pèse sur moi, disait-il,les Lavarède sont destinés à voyager de gré ou de force.Témoins : mon cousin et moi.

Mais s’il se déplaçait, c’était avec lamauvaise volonté la plus évidente. Tout le jour, il s’étendait surune chaise à bascule. Le soir venu, il regagnait sa cabine et sevautrait sur les divans.

Et cependant le steam poursuivait sa routevers le sud, laissant peu à peu l’Égypte civilisée en arrière. Lavallée se rétrécissait. De chaque côté, les chaînes de montagnesLybique et Arabique se rapprochaient du fleuve, limitant à quelqueskilomètres la plaine cultivable. Au delà, derrière ces remparts degranit, le désert aux sables fauves commençait.

Abidos, Diospolis parva, Coptos étaientdépassés. Le point terminus du chemin de fer qui longe le Nil étaitperdu de vue. Et dans la campagne silencieuse, où travaillaient desfellahs demi-nus, serrés dans un pagne étroit, comme lescontemporains de Mosche et d’Aharon, plus rien ne trahissait la vieactuelle.

L’ancienne Égypte se montrait dans sa grandeurpuissante, dédaigneuse des stériles agitations des conquérantsd’Europe. Ses monuments restés debout, alors que des empires, desnations, des religions même ont disparu sans laisser de traces,bordaient le Nil de témoignages irrécusables d’une civilisationauprès de laquelle la nôtre n’est que barbarie.

L’Allée de Karnac, ornée jadis de deux millesphinx à tête de bélier, les ruines stupéfiantes de Thèbes, amas decolonnes, de chapiteaux, de temples, de palais déserts s’étendaientsur la rive droite, tandis qu’à gauche, se voyaient les vestiges duquartier des Memnonia, les flancs des monts Lybiques percés detrous innombrables ainsi qu’une éponge de pierre. Les voyageurssongeaient que là, dans les cavernes, les générations disparues,les habitants contemporains de la gloire de Diospolis, avaientdormi leur dernier sommeil sous des bandelettes enduites de natron.Plus loin s’ouvrait la Vallée de Biban-El-Molouch, gorge torréfiéepar le soleil, où de patients troglodytes avaient fouillé dans leflanc même de la montagne, les palais aux salles spacieuses, auxcouloirs interminables destinés à recevoir la dépouille des rois deThèbes.

Toutes ces ruines, ces nécropoles, gardaientcomme un rayonnement des temps superbes où les Pharaons régnaient.Sous les corniches branlantes, où se posaient paresseusement lesibis indolents, sous les frontons ébréchés autour desquels lesgypaètes décrivaient de larges cercles, il restait quelque chose dela vénération des hommes d’Égypte pour leurs dieux détrônés. L’âmedu plus grand peuple de l’antiquité planait encore sur cessolitudes.

Et Astéras, avec sa face ronde comme le cercleemblématique qui couronne les statues d’Isis, semblait une divinitéd’autrefois, lorsqu’il expliquait à Robert la religion desThébains.

– Pour le peuple, déclarait-il, toutesles figures symboliques étaient devenues les dieux ; mais pourles prêtres, les grammates, les hiéroglyphites, les classessacerdotale et guerrière, chaque image correspondait à une loi desnombres. La divinité était une, infinie, inexplicable,intraduisible, et pour tout dire d’un mot, astronomique ainsi quechez nos druides gaulois. Dès l’origine, l’astronomie a passionnéles Égyptiens. Les mouvements des astres, les éclipses, lesvariations de l’écliptique, la position exacte des constellationsau début des crues du Nil, tout avait été noté, classé, catalogué,traduit en nombres. Ce sont ces nombres que l’on représentait sousformes d’hommes à tête de chien, de bélier, de renard, d’oiseaux.Osiris, Isis, Horus, tous symboles de phénomènes astronomiques,dont le sens réel échappait aux foules, mais était jalousementconservé dans les collèges des rites.

Lavarède ne bronchait pas sous cette aversed’érudition. Bercé par le mouvement du bateau, alourdi par latiédeur du jour, alangui par l’inaction, il avait l’impressionbrumeuse de vivre un songe, de dormir dans la veille.

Tout se confondait en son imagination, lesépoques mythologiques et l’heure présente ; il mêlait, dans unmême respect de moderne pour les anciens, de jeune homme pour lesancêtres, les villes mortes et les nouvelles cités poussées sur lesruines, ainsi que les pariétaires entre les pierres disjointesd’une muraille ébranlée par les vents.

Taphium, Latopolis, Apollinopolis, Tanyès,Onibos, noms de centres détruits, conservés par l’histoire, seheurtaient sous son crâne aux réalités présentes d’Esheb, deBédézien, d’Assouan, et nonobstant son complet d’allure trèsanglaise, il eût par moment été bien empêché de dire s’il était unGaulois du dix-neuvième siècle, ou bien un scribe de l’époquereculée où régnait le Pharaon Ménephta[3].

Pour sa raison, il était grand temps que levoyage finît. Enfin, après huit journées de navigation, ayantdépassé Assouan, cité construite en face de l’Éléphantine desGrecs, le steam rallia la rive gauche.

La manœuvre tira Robert de sa torpeur.

– Nous allons aborder, demanda-t-il àRadjpoor qui se tenait près de lui comme à l’ordinaire.

– Oui. La chaloupe ne saurait aller plusloin. Le cours du Nil est barré par la première cataracte.

– Qui, si je me souviens bien, n’a decataracte que le nom. Elle est composée en réalité d’une successionde rapides…

– Précisément… limitée au nord parÉléphantine, elle l’est au sud…

– Par l’île de Philæ, point terminus denos pérégrinations.

L’Hindou eut un sourire énigmatique, mais nerépondit pas.

D’ailleurs le steam abordait. Aussitôt, commedes diables sortant d’une boîte, un groupe de chameliers, tirantaprès eux des dromadaires sellés, s’élancèrent hors d’un bouquetvoisin de palmiers et de lentisques. Les nouveaux venus serangèrent en face de l’endroit où le yacht avait stoppé.

– Que veulent ces gens, murmuraRobert ?

– Ils nous amènent nos montures, déclaraRadjpoor.

– Comment, je devrai me hisser sur unchameau ?

– Sans doute !

– En voilà une occupation pour uncaissier… Enfin, le vin est tiré, il faut le boire…

Puis avec un sourire :

– Mon proverbe est inepte… Parler deboire devant un animal qui s’en passe si facilement.

La passerelle de débarquement avait été jetéeentre le pont et la rive. Sur l’invitation de leur guide, lesFrançais la traversèrent. Au même instant, les chameliers faisaientagenouiller leurs bêtes, et les deux amis, saisis par dix mains setrouvaient sans savoir comment à califourchon sur deux mehari auxjambes nerveuses, qui se redressèrent aussitôt.

Radjpoor, Niari, Maïva étaient déjà en selle.Un sifflement déchira l’air, et les bêtes, comme si elles avaientattendu ce signal, partirent d’un trot allongé, dont leurscavaliers étaient agités ainsi que par le tangage d’un navireballotté par la tourmente.

Cramponnés au pommeau de la selle, secouéscomme salades en un panier, ni Robert, ni Ulysse n’eurent le loisird’admirer les eaux du Nil bondissant écumeuses entre deux muraillesde rochers. Le spectacle des rapides devient indifférent à des gensqui ont peur d’être précipités à terre. Furieux, Lavarède cria,menaça, sans que personne y fît attention. Ses clameurs n’eurentd’autre effet que d’accélérer la course de sa monture, et bientôt,lassé, essoufflé, moulu, l’infortuné cavalier renonça à seplaindre, concentrant tous ses efforts sur un objectifunique : se tenir en selle.

Combien de temps dura cette épreuve. Ni lui,ni l’astronome n’auraient pu le dire ; mais le cours du fleuvedevint moins tumultueux, le trot des dromadaires se ralentit, et aufond d’une anse où clapotait une eau tranquille, en face d’une îleverdoyante émergeant comme un bouquet du milieu du courant, lacaravane s’arrêta enfin.

Une barque légère était amarrée au rivage.Deux fellahs bronzés, au torse demi nu, indolemment étendus sur lesable, se levèrent à la vue de la petite troupe. Ils coururent audevant de Niari.

Celui-ci leur parla vivement, désignantsuccessivement du geste Radjpoor et les Français qui se laissaientglisser de leurs dromadaires. La surprise se peignit sur le visagedes indigènes, et comme Robert s’approchait, tous deux d’un mêmemouvement, mirent un genou en terre, étendant les bras en avant,dans l’attitude anxieuse et suppliante des « Adorateurs »des bas-reliefs égyptiens.

Le caissier de la maison Brice et Molbec lesconsidéra d’un air ahuri, il allait demander l’explication de cetteétrange attitude, mais Radjpoor se pencha à son oreille, et d’unevoix à peine perceptible, murmura :

– Paraître tout comprendre ; sinon,la mort.

Lavarède tressaillit. Son regard croisa leregard dur et ironique de l’Hindou. Puis il répondit :

– Tout comprendre est le moyen d’arriverà la fortune ?

Son interlocuteur abaissa la tête pouraffirmer.

– Alors, je me laisse faire – et avecl’emphase comique d’un grand seigneur d’opérette – relevez-vous,mes braves. C’est très fatigant d’être à genoux, laissez cetteposture aux petits enfants qui ont mérité le bonnet d’âne.

Une vive douleur au côté lui coupa la parole.Radjpoor venait de le piquer de la pointe de son poignard, et illui disait d’un ton menaçant :

– Le silence est d’or… la parole estd’acier…

– C’est vrai, balbutia le jeune homme ense frottant la partie blessée, seulement laissez-moi vous donneraussi un avertissement. Une autre fois, prévenez-moi plusdoucement, ne me lardez plus ; car vous apprendriez que, si lesilence est d’or et la parole d’acier, mon poing est… de plomb.

Un éclair livide passa dans l’œil sombre del’Hindou ; ses lèvres se contractèrent découvrant ses dentsblanches, acérées comme celle d’un chacal, mais ce fut d’un toncalme qu’il prononça ces mots :

– Que Votre Seigneurie me pardonne de luirappeler que nos frères attendent sa venue. Le soleil précipite sacourse, il est temps d’embarquer.

Et sans prendre garde à l’air hébété dontLavarède écoutait ce discours, il l’entraîna vers le bord du fleuveavec les apparences du plus profond respect, et le fit monter dansla barque amarrée au rivage.

Rapidement, Ulysse, Niari, Maïva et lui-mêmes’entassèrent au fond du bateau, tandis que les fellahs, prenantplace au banc des rameurs, se penchaient sur les avirons.

L’embarcation s’éloigna de la berge, piquantdroit sur l’île de Philæ – car c’était elle – dont les verduress’étalaient au milieu du fleuve.

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