Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 17La double existence – Le sommeil

Balsamo se recula vivement, les deux bras de Lorenza ne
saisirent que l’air et retombèrent en croix sur sa poitrine.

– Lorenza, dit Balsamo, veux-tu causer avec ton ami ?

– Oh ! oui, dit-elle ; mais parle-moi toi-même
souvent… j’aime tant ta voix !

– Lorenza, tu m’as dit souvent que tu serais bien heureuse
si tu pouvais vivre avec moi, séparée du monde entier.

– Oui, ce serait le bonheur.

– Eh bien, j’ai réalisé ton vœu, Lorenza. Dans cette chambre,
nul ne peut nous poursuivre, nul ne peut nous atteindre ; nous sommes
seuls, bien seuls.

– Ah ! tant mieux.

– Dis-moi si cette chambre est de ton goût.

– Ordonne-moi de voir alors.

– Vois !

– Oh ! la charmante chambre ! dit-elle.

– Elle te plaît donc ? demanda le comte avec douceur.

– Oh ! oui : voilà mes fleurs favorites, mes
héliotropes vanille, mes roses pourpres, mes jasmins de la Chine.Merci, mon
tendre Joseph ; que tu es bon !

– Je fais ce que je peux pour te plaire, Lorenza.

– Oh ! tu fais cent fois plus que je ne mérite.

– Tu en conviens donc ?

– Oui.

– Tu avoues donc que tu as été bien méchante ?

– Bien méchante ! Oh ! oui. Mais tu me pardonnes,n’est-ce
pas ?

– Je te pardonnerai quand tu m’auras expliqué cet étrange
mystère contre lequel je lutte depuis que je te connais.

– Écoute, Balsamo. C’est qu’il y a en moi deux Lorenza bien
distinctes : une qui t’aime et une qui te déteste, comme il y a en moi
deux existences opposées : l’une pendant laquelle j’absorbe toutes les
joies du paradis, l’autre pendant laquelle j’éprouve tous les tourments de l’enfer.

– Et ces deux existences sont, l’une, le sommeil, n’est-ce
pas, et l’autre, la veille ?

– Oui.

– Et tu m’aimes quand tu dors, et tu me détestes quand tu
veilles ?

– Oui.

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Tu dois le savoir.

– Non.

– Cherche bien, regarde en toi-même, sonde ton propre cœur.

– Ah ! oui… Je comprends maintenant.

– Parle.

– Quand Lorenza veille, c’est la Romaine, c’est la fille superstitieuse
de l’Italie ; elle croit que la science est un crime et l’amour un péché.
Alors elle a peur du savant Balsamo, elle a peur du beau Joseph.Son confesseur
lui a dit qu’en t’aimant elle perdrait son âme, et elle te fuira,toujours, sans
cesse, jusqu’au bout du monde.

– Et quand Lorenza dort ?

– Oh ! c’est autre chose alors ; elle n’est plus
romaine, elle n’est plus superstitieuse, elle est femme, Alors elle voit dans
le cœur et dans l’esprit de Balsamo. elle voit que ce génie rêve des choses
sublimes. Alors elle comprend combien elle est peu de chose,comparée à lui. Et
elle voudrait vivre et mourir près de lui, afin que l’avenir prononçât tout bas
le nom de Lorenza, en même temps qu’il prononcera tout haut le nom de… Cagliostro !

– C’est donc sous ce nom que je deviendrai célèbre ?

– Oui, oui, c’est sous ce nom.

– Chère Lorenza ! tu aimeras donc ce nouveau logement ?

– Il est bien plus riche que tous ceux que tu m’as déjà donnés ;
mais ce n’est pas pour cela que je l’aime.

– Et pourquoi l’aimes-tu ?

– Parce que tu promets de l’habiter avec moi.

– Ah ! quand tu dors, tu sais donc bien que je t’aime ardemment,
avec passion ?

La jeune femme ramena contre elle ses deux genoux qu’elle
prit dans ses bras, et, tandis qu’un pâle sourire effleurait ses lèvres :

– Oui, je le vois, dit-elle. Oui, je le vois, et cependant,cependant,
ajouta-t elle avec un soupir, il y a quelque chose que tu aimes plus que Lorenza.

– Et quoi donc ? demanda Balsamo en tressaillant.

– Ton rêve.

– Dis mon œuvre.

– Ton ambition.

– Dis ma gloire.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Le cœur de la jeune femme s’oppressa, des larmes silencieuses
coulèrent à travers ses paupières fermées.

– Que vois-tu donc ? demanda Balsamo, étonné de cette effrayante
lucidité qui parfois l’épouvantait lui-même.

– Oh ! je vois des ténèbres parmi lesquelles glissent
des fantômes ; il y en a qui tiennent à la main leurs têtes couronnées, et
toi, toi, tu es au milieu de tout cela, comme un général au milieu de la mêlée.
Il me semble que tu as les pouvoirs de Dieu, tu commandes, et l’on obéit.

– Eh bien, dit Balsamo avec joie, cela ne te rend pas fière
de moi ?

– Oh ! tu es assez bon pour ne pas être grand. D’ailleurs,
je me cherche dans tout ce monde qui t’entoure, et je ne me vois pas. Oh !
je n’y serai plus… Je n’y serai plus, murmura-t-elle tristement.

– Et où seras-tu ?

– Je serai morte.

Balsamo frissonna.

– Toi morte, ma Lorenza ? s’écria-t-il. Non, non, nous
vivrons ensemble et pour nous aimer.

– Tu ne m’aimes pas.

– Oh ! si fait.

– Pas assez, du moins, pas assez ! s’écria-t-elle en
saisissant de ses deux bras la tête de Joseph. Pas assez,ajouta-t-elle en appuyant
sur son front des lèvres ardentes qui multipliaient leurs caresses.

– Que me reproches-tu ?

– Ta froideur. Vois, tu te recules. Est-ce que je te brûle
avec mes lèvres, que tu fuis devant mes baisers ? Oh !rends-moi ma
tranquillité de jeune fille, mon couvent de Subiaco, les nuits de ma cellule
solitaire. Rends-moi les baisers que tu m’envoyais sur l’aile des brises mystérieuses,
et que, dans mon sommeil, je voyais venir à moi comme des sylphes aux ailes d’or,
et qui fondaient mon âme dans les délices.

– Lorenza ! Lorenza !

– Oh ! ne me fuis pas, Balsamo, ne me fuis pas, je t’en
supplie ; donne-moi ta main, que je la presse, tes yeux, que je les embrasse ;
je suis ta femme, enfin !

– Oui, oui, ma Lorenza chérie, oui, tu es ma femme
bien-aimée.

– Et tu souffres que je passe ainsi près de toi, inutile,délaissée !
Tu as une fleur chaste et solitaire dont le parfum t’appelle, et tu repousses
son parfum ! Ah ! je le sens bien, je ne suis rien pour toi.

– Tu es tout, au contraire, ma Lorenza, puisque c’est toi
qui fais ma force, ma puissance, mon génie, puisque sans toi je ne pourrais
plus rien. Cesse donc de m’aimer de cette fièvre insensée qui trouble les nuits
des femmes de ton pays. Aime-moi comme je t’aime, moi.

– Oh ! ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’amour
que tu as pour moi.

– C’est au moins tout ce que je demande de toi ; car tu
me donnes tout ce que je désire, car cette possession de l’âme me suffit pour
être heureux.

– Heureux ! dit Lorenza d’un air de mépris ; tu
appelles cela être heureux ?

– Oui, car, pour moi, être heureux, c’est être grand.

Lorenza poussa un long soupir.

– Oh ! si tu savais ce que c’est, ma douce Lorenza, que
de lire à découvert dans le cœur des hommes pour les dominer avec leurs propres
passions !

– Oui, je vous sers à cela, je le sais bien.

– Ce n’est pas tout. Tes yeux lisent pour moi dans le livre
fermé de l’avenir. Ce que je n’ai pu apprendre avec vingt années de labeurs et
de misères, toi, ma douce colombe, innocente et pure, quand tu veux, tu me l’apprends.
Mes pas, sur lesquels tant d’ennemis jettent des embûches, tu les éclaires ;
mon esprit, dont dépendent ma vie, ma fortune, ma liberté, tu le dilates comme
l’œil du lynx qui voit pendant la nuit. Tes beaux yeux, en se fermant au jour
de ce monde, s’ouvrent à une clarté surhumaine ! Ils veillent pour moi. C’est
toi qui me fais libre, qui me fais riche, qui me fais puissant.

– Et toi, en échange, tu me fais malheureuse ! s’écria
Lorenza tout éperdue d’amour.

Et, plus avide que jamais, elle entoura de ses deux bras Balsamo,
qui, lui-même, tout imprégné de la flamme électrique, ne résistait plus que
faiblement.

Il fit cependant un effort, et dénoua le lien vivant qui l’enveloppait.

– Lorenza ! Lorenza ! dit-il, par pitié !…

– Je suis ta femme, s’écria-t-elle, et non ta fille !
Aime-moi comme un époux aime sa femme, et non comme mon père m’aimait.

– Lorenza, dit Balsamo tout frémissant lui-même de désirs, ne
me demande pas, je t’en supplie, un autre amour que celui que je te puis
donner.

– Mais, s’écria la jeune femme en levant ses deux bras désespérés
au ciel, ce n’est point de l’amour, cela, ce n’est point de l’amour !

– Oh ! si, c’est de l’amour… mais de l’amour saint et
pur, comme on le doit à une vierge.

La jeune femme fit un brusque mouvement qui déroula les
longues nattes de ses cheveux noirs. Son bras, si blanc et si nerveux à la fois,
s’élança presque menaçant vers le comte.

– Oh ! que signifie donc cela ? dit-elle d’une
voix brève et désolée. Et pourquoi m’as-tu fait abandonner mon pays, mon nom, ma
famille, tout, jusqu’à mon Dieu ? Car ton Dieu ne ressemble pas au mien.
Pourquoi as-tu pris sur moi cet empire absolu, qui fait de moi ton esclave, qui
fait de ma vie ta vie, de mon sang ton sang ? Entends-tu bien ?
Pourquoi as-tu fait toutes ces choses, si c’est pour m’appeler la vierge Lorenza ?

Balsamo soupira à son tour, écrasé sous l’immense douleur de
cette femme au cœur brisé.

– Hélas ! dit-il, c’est ta faute, ou plutôt la faute de
Dieu. Pourquoi Dieu a-t-il fait de toi cet ange au regard infaillible à l’aide
duquel je soumettrai l’univers ? Pourquoi lis-tu dans tous les cœurs au
travers de leur enveloppe matérielle comme on lit une page derrière une vitre ?
C’est parce que tu es l’ange de pureté, Lorenza ! c’est parce que tu es le
diamant sans tache, c’est parce que rien ne fait ombre en ton esprit ; c’est
que Dieu, voyant cette forme immaculée, pure et radieuse, comme celle de sa
sainte Mère, veut bien y laisser descendre, quand je l’invoque, au nom des éléments
qu’il a faits, son Saint-Esprit, qui d’ordinaire plane au-dessus des êtres vulgaires
et sordides, faute de trouver en eux une place sans souillure sur laquelle il
puisse se reposer. Vierge, tu es voyante, ma Lorenza ; femme,tu ne serais
plus que matière.

– Et tu n’aimes pas mieux mon amour, s’écria Lorenza en
frappant avec rage dans ses belles mains, qui s’empourprèrent, et tu n’aimes
pas mieux mon amour que tous les rêves que tu poursuis, que toutes les chimères
que tu crées ? Et tu me condamnes à la chasteté de la religieuse, avec les
tentations de l’ardeur inévitable de ta présence ? Ah !Joseph, Joseph,
tu commets un crime ! c’est moi qui te le dis.

– Ne blasphème pas, ma Lorenza, s’écria Balsamo ; car,comme
toi, je souffre. Tiens, tiens, lis dans mon cœur, je le veux, et dis encore que
je ne t’aime pas.

– Mais alors, pourquoi résistes-tu à toi-même ?

– Parce que je veux t’élever avec moi sur le trône du monde.

– Oh ! ton ambition, Balsamo, murmura la jeune femme, ton
ambition te donnera-t-elle jamais ce que te donne mon amour ?

Éperdu à son tour, Balsamo laissa aller sa tête sur la poitrine
de Lorenza.

– Oh ! oui, oui, s’écria-t-elle, oui, je vois enfin que
tu m’aimes plus que ton ambition, plus que ta puissance, plus que ton espoir.
Oh ! tu m’aimes comme je t’aime, enfin !

Balsamo essaya de secouer le nuage enivrant qui commençait à
noyer sa raison. Mais son effort fut inutile.

– Oh ! puisque tu m’aimes tant, dit-il, épargne-moi.

Lorenza n’écoutait plus ; elle venait de faire de ses
deux bras une de ces invincibles chaînes plus tenaces que les crampons d’acier,
plus solides que le diamant.

– Je t’aime comme tu voudras, dit-elle, sœur ou femme, vierge
ou épouse, mais un baiser, un seul.

Balsamo était subjugué ; vaincu, brisé par tant d’amour,
sans force pour résister davantage, les yeux ardents, la poitrine haletante, la
tête renversée, il s’approchait de Lorenza, aussi invinciblement attiré que l’est
le fer par l’aimant.

Ses lèvres allaient toucher les lèvres de la jeune femme !

Soudain la raison lui revint.

Ses mains fouettèrent l’air chargé d’enivrantes vapeurs.

– Lorenza ! s’écria-t-il, réveillez-vous, je le veux !

Aussitôt cette chaîne, qu’il n’avait pu briser, se relâcha, les
bras qui l’enlaçaient se détendirent, le sourire ardent qui écartait les lèvres
desséchées de Lorenza s’effaça languissant comme un reste de vie au dernier
soupir ; ses yeux fermés s’ouvrirent, ses pupilles dilatées se
resserrèrent ; elle secoua les bras avec effort, fit un grand mouvement de
lassitude et retomba étendue, mais éveillée, sur le sofa.

Balsamo, assis à trois pas d’elle, poussa un profond soupir.

– Adieu le rêve, murmura-t-il ; adieu le bonheur.

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