Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 42La conspiration se renoue

Tandis que le roi, pour bien rassurer M. de Choiseul et ne pas
perdre son temps à lui-même, se promenait ainsi dans Trianon en attendant la
chasse, Luciennes était le centre d’une réunion de conspirateurs effarés qui
arrivaient à tire-d’aile auprès de madame du Barry, comme des oiseaux qui ont
senti la poudre du chasseur.

Jean et le maréchal de Richelieu, après s’être longtemps
regardés avec humeur, avaient pris leur essor les premiers.

Les autres étaient les favoris ordinaires qu’une disgrâce
certaine des Choiseul avait affriandés, que le retour en faveur avait épouvantés,
et qui, ne trouvant plus le ministre sous leur main, pour s’accrocher à lui, revenaient
machinalement à Luciennes pour voir si l’arbre était assez solide pour que l’on
s’y cramponnât comme par le passé.

Madame du Barry, après les fatigues de sa diplomatie et le
triomphe trompeur qui l’avait couronnée, faisait la sieste lorsque le carrosse
de Richelieu entra chez elle avec le bruit et la célérité d’un ouragan.

– Maîtresse du Barry dort, dit Zamore sans se déranger.

Jean fit rouler Zamore sur le tapis d’un grand coup de pied
qu’il appliqua sur les broderies les plus larges de son habit de gouverneur.

Zamore poussa des cris perçants.

Chon accourut.

– Vous battez encore ce petit, vilain brutal !
dit-elle.

– Et je vous extermine vous-même, poursuivit Jean avec des
yeux qui flamboyaient, si vous ne réveillez pas la comtesse tout de suite.

Mais il n’était pas besoin de réveiller la comtesse :
aux cris de Zamore, au grondement de la voix de Jean, elle avait senti un
malheur et accourait enveloppée dans un peignoir.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle effrayée de voir que
Jean s’était vautré tout du long sur un sofa pour calmer les agitations de sa
bile et que le maréchal ne lui avait pas même baisé la main.

– Il y a, il y a, dit Jean, parbleu ! il y a toujours
le Choiseul.

– Comment ?

– Oui, plus que jamais, mille tonnerres !

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– M. le comte du Barry a raison, continua Richelieu ;
il y a plus que jamais M. le duc de Choiseul.

La comtesse tira de son sein la petite lettre du roi.

– Et ceci ? dit-elle en souriant.

– Avez-vous bien lu, comtesse ? demanda le maréchal.

– Mais… je sais lire, duc, répondit madame du Barry.

– Je n’en doute pas, madame ; voulez-vous me permettre
de lire aussi ?

– Oh ! certainement ; lisez.

Le duc prit le papier, le développa lentement et lut :

« Demain, je remercierai M. de Choiseul de ses
services. Je m’y engage positivement.

Louis. »

– Est-ce clair ? dit la comtesse.

– Parfaitement clair, répliqua le maréchal en faisant la grimace.

– Eh bien, quoi ? dit Jean.

– Eh bien, c’est demain que nous aurons la victoire, rien n’est
encore perdu.

– Comment, demain ? Mais le roi m’a signé cela hier. Or,
demain, c’est aujourd’hui.

– Pardon, madame, dit le duc ; comme il n’y a pas de
date, demain sera toujours le jour qui suivra celui où vous voudrez voir M. de
Choiseul à bas. Il y a, rue de la Grange-Batelière, à cent pas de chez moi, un
cabaret dont l’enseigne porte ces mots en lettres rouges :« Ici, on
fait crédit demain. » Demain, c’est jamais.

– Le roi s’est moqué de nous, dit Jean furieux.

– C’est impossible, murmura la comtesse atterrée ;impossible,
une pareille supercherie est indigne…

– Ah ! madame, Sa Majesté est fort joviale, dit
Richelieu.

– Il me le paiera, duc, continua la comtesse avec un accent
de colère.

– Après cela, comtesse, il ne faut pas en vouloir au roi ;
il ne faut pas accuser Sa Majesté de dol ou de fourberie ;non, le roi a
tenu ce qu’il avait promis.

– Allons donc ! fit Jean avec un tour d’épaules plus que
peuple.

– Qu’a-t-il promis ? cria la comtesse : de
remercier le Choiseul.

– Et voilà précisément, madame ; j’ai entendu, moi, Sa
Majesté remercier positivement le duc de ses services. Le mot a deux sens, écoutez
donc : en diplomatie, chacun prend celui qu’il préfère ;vous avez
choisi le vôtre, le roi a choisi le sien. De cette façon, le demain n’est plus
même en litige ; c’est bien aujourd’hui, à votre avis, que le roi devait
tenir sa promesse : il l’a tenue. Moi qui vous parle, j’ai entendu le
remerciement.

– Duc, ce n’est pas l’heure de plaisanter, je crois.

– Croyez-vous, par hasard, que je plaisante, comtesse ?
Demandez au comte Jean.

– Non, pardieu ! nous ne rions pas. Ce matin, le
Choiseul a été embrassé, cajolé, festoyé par le roi, et, à l’heure qu’il est, tous
deux se promènent dans les Trianons, bras dessus, bras dessous.

– Bras dessus, bras dessous ! répéta Chon, qui s’était
glissée dans le cabinet, et qui leva ses bras blancs comme un nouveau modèle de
la Niobé désespérée.

– Oui, j’ai été jouée, dit la comtesse ; mais nous
allons bien voir… Chon, il faut d’abord contremander mon équipage de chasse ;
je n’irai pas.

– Bon ! dit Jean.

– Un moment ! s’écria Richelieu, pas de précipitation, pas
de bouderie… Ah ! pardon, comtesse, je me permets de vous conseiller ;
pardon.

– Faites, duc, ne vous gênez pas ; je crois que je
perds la tête. Voyez ce qu’il en est : on ne veut pas faire de politique, et,
le jour où on s’en mêle, l’amour-propre vous y jette tout habillée…Vous dites
donc ?

– Que bouder aujourd’hui n’est pas sage. Tenez, comtesse, la
position est difficile. Si le roi tient décidément aux Choiseul,s’il se laisse
influencer par sa dauphine, s’il vous rompt ainsi en visière, c’est que…

– Eh bien ?

– C’est qu’il faut devenir encore plus aimable que vous n’êtes,
comtesse. Je sais bien que c’est impossible ; mais enfin,l’impossible
devient la nécessité de notre situation : faites donc l’impossible !

La comtesse réfléchit.

– Car enfin, continua le duc, si le roi allait adopter les
mœurs allemandes !

– S’il allait devenir vertueux ! s’exclama Jean saisi d’horreur.

– Qui sait, comtesse ? dit Richelieu, la nouveauté est
chose si attrayante.

– Oh ! quant à cela, répliqua la comtesse avec certain
signe d’incrédulité, je ne crois pas.

– On a vu des choses plus extraordinaires, madame, et le
proverbe du diable se faisant ermite… Donc, il faudrait ne pas bouder.

– Il ne le faudrait pas.

– Mais j’étouffe de colère !

– Je le crois parbleu bien ! étouffez, comtesse, mais
que le roi, c’est-à-dire M. de Choiseul, ne s’en aperçoive pas ; étouffez
pour nous, respirez pour eux.

– Et j’irais à la chasse ?

– Ce serait fort habile !

– Et vous, duc ?

– Oh ! moi, dussé-je suivre la chasse à quatre pattes, je
la suivrai.

– Dans ma voiture, alors ! s’écria la comtesse, pour
voir la figure que ferait son allié.

– Comtesse, répliqua le duc avec une minauderie qui cachait
son dépit, c’est un si grand bonheur…

– Que vous refusez, n’est-ce pas ?

– Moi ! Dieu m’en préserve !

– Faites-y attention, vous vous compromettrez.

– Je ne veux pas me compromettre.

– Il l’avoue ! il a le front de l’avouer ! s’écria
madame du Barry.

– Comtesse ! comtesse ! M. de Choiseul ne me
pardonnera jamais !

– Êtes-vous donc déjà si bien avec M. de Choiseul ?

– Comtesse ! comtesse ! je me brouillerai avec
madame la dauphine.

– Aimez-vous mieux que nous fassions la guerre chacun de
notre côté, mais sans partage du résultat ? Il en est encore temps. Vous n’êtes
pas compromis, et vous pouvez vous retirer encore de l’association.

– Vous me méconnaissez, comtesse, dit le duc en lui baisant
la main. M’avez-vous vu hésiter, le jour de votre présentation,quand il s’est
agi de vous trouver une robe, un coiffeur, une voiture ? Eh bien, je n’hésiterai
pas davantage aujourd’hui. Oh ! je suis plus brave que vous ne croyez, comtesse.

– Alors, c’est convenu. Nous irons tous deux à la chasse, et
ce me sera un prétexte pour ne voir personne, n’écouter personne et ne parler à
personne.

– Pas même au roi ?

– Au contraire, je veux lui dire des mignardises qui le désespéreront.

– Bravo ! c’est de bonne guerre.

– Mais vous, Jean, que faites-vous ? Voyons, sortez un
peu de vos coussins ; vous vous enterrez tout vif, mon ami.

– Ce que je fais ? vous voulez le savoir ?

– Mais oui, cela nous servira peut-être à quelque chose.

– Eh bien, je pense…

– À quoi ?

– Je pense qu’à cette heure-ci tous les chansonniers de la
ville et du département nous travaillent sur tous les airs possibles ; que
les Nouvelles à la main nous déchiquètent comme chair à pâté ; que
Le Gazetier cuirassé nous vise au défaut de la cuirasse ;que le Journal
des observateurs nous observe jusque dans la moelle des os ; qu’enfin
nous allons être demain dans un état à faire pitié, même à un Choiseul.

– Et vous concluez ?… demanda le duc.

– Je conclus que je vais courir à Paris pour acheter un peu
de charpie et pas mal d’onguent pour mettre sur toutes nos blessures.
Donnez-moi de l’argent, petite sœur.

– Combien ? demanda la comtesse.

– La moindre chose, deux ou trois cents louis.

– Vous voyez, duc, dit la comtesse en se tournant vers Richelieu,
voilà déjà que je paie les frais de la guerre.

– C’est l’entrée en campagne, comtesse ; semez aujourd’hui,
vous recueillerez demain.

La comtesse haussa les épaules avec un indescriptible mouvement,
se leva, alla à son chiffonnier, l’ouvrit, en tira une poignée de billets de
caisse, qu’elle remit sans compter à Jean, lequel, sans compter aussi, les
empocha en poussant un gros soupir.

Puis, se levant, s’étirant, tordant les bras comme un homme
accablé de fatigue, Jean fit trois pas dans la chambre.

– Voilà, dit-il en montrant le duc et la comtesse ; ces
gens-là vont s’amuser à la chasse, tandis que moi, je galope à Paris ; ils
verront de jolis cavaliers et de jolies femmes ; moi, je vais contempler
les hideuses faces des gratte papier. Décidément, je suis le chien de la
maison.

– Notez, duc, fit la comtesse, qu’il ne va pas s’occuper de
nous le moins du monde ; il va donner la moitié de mes billets à quelque
drôlesse, et jouer le reste dans quelque tripot ; voilà ce qu’il va faire,
et il pousse des hurlements, le misérable ! Tenez,allez-vous-en, Jean, vous
me faites horreur.

Jean dévalisa trois bonbonnières, qu’il vida dans ses poches,
vola sur l’étagère une Chinoise qui avait des yeux de diamants, et partit en
faisant le gros dos, poursuivi par les cris nerveux de la comtesse.

– Quel charmant garçon ! dit Richelieu, du ton qu’un
parasite prend pour louer un de ces terribles enfants sur lequel il appelle
tout bas la chute du tonnerre ; il vous est bien cher…n’est-ce pas, comtesse ?

– Comme vous dites, duc, il a placé sa bonté sur moi, et
elle lui rapporte trois ou quatre cent mille livres par an.

La pendule tinta.

– Midi et demi, comtesse, dit le duc ; heureusement que
vous êtes presque habillée ; montrez-vous un peu à vos courtisans, qui
croiraient qu’il y a éclipse, et montons vite en carrosse :vous savez
comment se gouverne la chasse ?

– C’était convenu hier entre Sa Majesté et moi : on
allait dans la forêt de Marly, et l’on me prenait en passant.

– Oh ! je suis bien sûr que le roi n’aura rien changé
au programme.

– Maintenant votre plan à vous, duc ? Car c’est à votre
tour de le donner.

– Madame, dès hier, j’ai écrit à mon neveu, qui, du reste, si
j’en crois mes pressentiments, doit déjà être en route.

– M. d’Aiguillon ?

– Je serais bien étonné qu’il ne se croisât pas demain avec
ma lettre, et qu’il ne fût pas ici demain ou après-demain au plus tard.

– Et vous comptez sur lui ?

– Eh ! madame, il a des idées.

– N’importe, nous sommes bien malades. Le roi céderait
peut-être, s’il n’avait une peur horrible des affaires.

– De sorte que ?…

– De sorte que je tremble qu’il ne consente jamais à sacrifier
M. de Choiseul.

– Voulez-vous que je vous parle franc, comtesse ?

– Certainement.

– Eh bien, je ne le crois pas non plus. Le roi aura cent
tours pareils à celui d’hier. Sa Majesté a tant d’esprit !Vous, de votre
côté, comtesse, vous n’irez pas risquer de perdre son amour par un entêtement
inconcevable.

– Dame ! c’est à réfléchir.

– Vous voyez bien, comtesse, que M. de Choiseul est là pour
une éternité ; pour l’en déloger, il ne faudrait rien moins qu’un miracle.

– Oui, un miracle, répéta Jeanne.

– Et malheureusement, les hommes n’en font plus, répondit le
duc.

– Oh ! répliqua madame du Barry, j’en connais un qui en
fait encore, moi.

– Vous connaissez un homme qui fait des miracles,comtesse ?

– Ma foi, oui.

– Et vous ne m’avez pas dit cela ?

– J’y pense à cette heure seulement, duc.

– Croyez-vous ce gaillard-là capable de nous tirer d’affaire ?

– Je le crois capable de tout.

– Oh ! oh !… Et quel miracle a-t-il opéré ?
Dites-moi un peu cela, comtesse, que je juge par l’échantillon.

– Duc, dit madame du Barry en se rapprochant de Richelieu et
en baissant la voix malgré elle, c’est un homme qui, il y a dix ans, m’a rencontrée
sur la place Louis XV et m’a dit que je serais reine de France.

– En effet, c’est miraculeux, et cet homme-là serait capable
de me prédire que je mourrai premier ministre.

– N’est-ce pas ?

– Oh ! je n’en doute pas un seul instant. Comment l’appelez-vous ?

– Son nom ne vous apprendra rien.

– Où est-il ?

– Ah ! voilà ce que j’ignore.

– Il ne vous a pas donné son adresse ?

– Non, il devait venir lui-même chercher sa récompense.

– Que lui aviez-vous promis ?

– Tout ce qu’il me demanderait.

– Et il n’est pas venu ?

– Non.

– Comtesse ! voilà qui est plus miraculeux que sa prédiction.
Décidément, il nous faut cet homme.

– Mais comment faire ?

– Son nom, comtesse ? son nom ?

– Il en a deux.

– Procédons par ordre : le premier ?

– Le comte de Fœnix.

– Comment, cet homme que vous m’avez montré le jour de votre
présentation ?

– Justement.

– Ce Prussien ?

– Ce Prussien.

– Oh ! je n’ai plus de confiance. Tous les sorciers que
j’ai connus avaient des noms qui finissaient en i ou en o.

– Cela tombe à merveille, duc ; son second nom finit à
votre guise.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Joseph Balsamo.

– Enfin, n’auriez-vous aucun moyen de le retrouver ?

– J’y vais rêver, duc. Je crois que je sais quelqu’un qui le
connaît.

– Bon ! Mais hâtez-vous, comtesse. Voici les trois
quarts avant une heure.

– Je suis prête. Mon carrosse !

Dix minutes après, madame du Barry et M. le duc de Richelieu
couraient côte à côte à la rencontre de la chasse.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

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