Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 39Le pis-aller de Sa Majesté Louis XV

Le roi Louis XV n’était pas tellement débonnaire, que l’on
pût causer tous les jours politique avec lui.

En effet, la politique l’ennuyait fort, et, dans ses mauvais
jours, il s’en tirait avec cet argument, auquel il n’y avait rien à répondre :

– Bah ! la machine durera bien toujours autant que moi !

Lorsque la circonstance était favorable, on en profitait ;
mais il était rare que le monarque ne reprît pas son avantage qu’un moment de
bonne humeur lui avait fait perdre.

Madame du Barry connaissait si bien son roi, que, comme les
pécheurs qui savent leur mer, elle ne s’embarquait jamais par le mauvais temps.

Or, ce moment où le roi la venait voir à Luciennes était un
des meilleurs instants possible. Le roi avait eu tort la veille, il savait d’avance
qu’on l’ allait gronder. Il devait être de bonne prise ce jour-là.

Toutefois, si confiant que soit le gibier qu’on attend à l’affût,
il y a toujours chez lui un certain instinct dont il faut savoir se défier.
Mais cet instinct est mis en défaut quand le chasseur sait s’y prendre.

Voici comment s’y prit la comtesse à l’endroit du gibier
royal qu’elle voulait amener dans ses panneaux.

Elle était, comme nous croyons l’avoir déjà dit, dans un
déshabillé fort galant, comme Boucher en met à ses bergères.

Seulement, elle n’avait pas de rouge ; le rouge était l’antipathie
du roi Louis XV.

Aussitôt qu’on eût annoncé Sa Majesté, la comtesse sauta sur
son pot de rouge et commença de se frotter les joues avec acharnement.

Le roi vit, de l’antichambre, à quelle occupation se livrait
la comtesse.

– Fi ! dit-il en entrant ; la méchante, elle se
farde !

– Ah ! bonjour, sire, dit la comtesse sans se déranger
de devant sa glace, et sans s’interrompre dans son opération, même lorsque le
roi l’embrassa sur le cou.

– Vous ne m’attendiez donc pas, comtesse ? demanda le
roi.

– Pourquoi donc cela, sire ?

– Que vous salissiez ainsi votre figure ?

– Au contraire, sire, j’étais sûre que la journée ne se passerait
point sans que j’eusse l’honneur de voir Votre Majesté.

– Ah ! comme vous me dites cela, comtesse.

– Vous trouvez ?

– Oui. Vous êtes sérieuse comme M. Rousseau quand il écoute
sa musique.

– C’est qu’en effet, sire, j’ai quelque chose de sérieux à
dire à Votre Majesté.

– Ah ! bon ! je vous vois venir, comtesse.

– Vraiment ?

– Oui, des reproches !

– Moi ? Allons donc, sire… Et pourquoi, je vous prie ?

– Mais parce que je ne suis pas venu hier.

– Oh ! sire, vous me rendrez cette justice que je n’ai
pas la prétention de confisquer Votre Majesté.

– Jeannette, tu te fâches.

– Oh ! non pas, sire, je suis toute fâchée.

– Écoutez, comtesse, je vous assure que je n’ai pas cessé de
songer à vous.

– Bah !

– Et que cette soirée m’a semblé éternelle.

– Mais, encore un coup, sire, je ne vous parle point de cela,
ce me semble. Votre Majesté passe ses soirées où il lui plaît, cela ne regarde
personne.

– En famille, madame, en famille.

– Sire, je ne m’en suis pas même informée.

– Pourquoi cela ?

– Dame ! vous conviendrez, sire, que ce serait malséant
de ma part.

– Mais alors, s’écria le roi, si vous ne m’en voulez point
de cela, de quoi m’en voulez-vous ? car, enfin, il s’agit d’être juste en
ce monde.

– Je ne vous en veux pas, sire.

– Cependant, puisque vous êtes fâchée…

– Je suis fâchée, oui, sire ; quant à cela, c’est vrai.

– Mais de quoi ?

– D’être un pis-aller.

– Vous, grand Dieu ?

– Moi, oui, moi ! la comtesse du Barry ! la jolie
Jeanne, la charmante Jeannette, la séduisante Jeanneton, comme dit Votre
Majesté ; oui, je suis le pis-aller.

– Mais en quoi ?

– En ceci que j’ai mon roi, mon amant, quand madame de
Choiseul et madame de Grammont n’en veulent plus.

– Oh ! oh ! comtesse…

– Ma foi ! tant pis, je dis tout net les choses que j’ai
sur le cœur, moi. Tenez, sire, on assure que madame de Grammont vous a souvent
guetté à l’entrée de votre chambre à coucher. Moi, je prendrai le contre-pied de
la noble duchesse ; je guetterai à la sortie, et le premier Choiseul ou la
première Grammont qui me tombera sous la main… Tant pis, ma foi !

– Comtesse ! comtesse !

– Que voulez-vous ! je suis une femme mal élevée, moi.
Je suis la maîtresse de Blaise, la belle Bourbonnaise, vous savez.

– Comtesse, les Choiseul se vengeront.

– Que m’importe ! pourvu qu’ils se vengent de ma vengeance.

– On vous conspuera.

– Vous avez raison.

– Ah !

– J’ai un moyen merveilleux, et je vais le mettre à exécution.

– C’est ?… demanda le roi inquiet.

– C’est de m’en aller purement et simplement.

Le roi haussa les épaules.

– Ah ! vous n’y croyez pas, sire ?

– Ma foi, non.

– C’est que vous ne vous donnez pas la peine de raisonner.
Vous me confondez avec d’autres.

– Comment cela ?

– Sans doute. Madame de Châteauroux voulait être déesse ;
madame de Pompadour voulait être reine ; les autres voulaient être riches,
puissantes, humilier les femmes de la cour du poids de leur faveur.Moi, je n’ai
aucun de ces défauts.

– C’est vrai.

– Tandis que j’ai beaucoup de qualités.

– C’est encore vrai.

– Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.

– Oh ! comtesse ! personne n’est plus convaincu
que moi de ce que vous valez.

– Soit, mais écoutez ; ce que je vais dire ne peut pas
nuire à votre conviction.

– Dites.

– D’abord, je suis riche et n’ai besoin de personne.

– Vous voulez me le faire regretter, comtesse.

– Ensuite, je n’ai pas le moindre orgueil pour tout ce qui
flattait ces dames, le moindre désir pour ce qu’elles ambitionnaient ; j’ai
toujours voulu aimer mon amant avant toute chose, mon amant fût-il mousquetaire,
mon amant fût-il roi. Du jour où je n’aime plus, je ne tiens à rien.

– Espérons que vous tenez encore un peu à moi, comtesse.

– Je n’ai pas fini, sire.

– Continuez donc, madame.

– J’ai encore à dire à Votre Majesté que je suis jolie, que
je suis jeune, que j’ai encore devant moi dix années de beauté, que je serai
non seulement la plus heureuse femme du monde, mais encore la plus honorée, du
jour où je ne serai plus la maîtresse de Votre Majesté. Vous souriez, sire. Je
suis fâchée de vous dire alors que c’est que vous ne réfléchissez pas. Les
autres favorites, mon cher roi, quand vous aviez assez d’elles, et que votre
peuple en avait trop, vous les chassiez, et vous vous faisiez bénir de votre
peuple, qui exécrait la disgraciée comme auparavant ; mais,moi, je n’attendrai
pas mon renvoi. Moi, je quitterai la place et je ferai savoir à tous que je l’ai
quittée. Je donnerai cent mille livres aux pauvres, j’irai passer huit jours
pour faire pénitence dans un couvent, et, avant un mois, j’aurai mon portrait
dans toutes les églises pour faire pendant à Madeleine repentante.

– Oh ! comtesse, vous ne parlez pas sérieusement, dit
le roi.

– Regardez-moi, sire, et voyez si je suis ou non sérieuse ;
jamais de ma vie, je vous le jure, au contraire, je ne parlai plus sérieusement.

– Vous ferez cette mesquinerie, Jeanne ? Mais
savez-vous que vous me mettez le marché à la main, madame la comtesse ?

– Non, sire ; car vous mettre le marché à la main, ce
serait vous dire simplement : « Choisissez entre ceci et cela. »

– Tandis ?…

– Tandis que je vous dis : « Adieu,sire ! »
et voilà tout.

Le roi pâlit, mais cette fois de colère.

– Si vous vous oubliez ainsi, madame, prenez garde…

– À quoi, sire ?

– Je vous enverrai à la Bastille.

– Moi ?

– Oui, vous, et, à la Bastille, on s’ennuie plus encore qu’au
couvent.

– Oh ! sire, dit la comtesse en joignant les mains, si
vous me faisiez cette grâce…

– Quelle grâce ?

– De m’envoyer à la Bastille.

– Hein !

– Vous me combleriez.

– Comment cela ?

– Eh ! oui. Mon ambition cachée est d’être populaire
comme M. de La Chalotais ou M. de Voltaire. La Bastille me manque pour cela ;
un peu de Bastille, et je suis la plus heureuse des femmes. Ce sera une
occasion pour moi d’écrire des mémoires sur moi, sur vos ministres,sur vos
filles, sur vous-même, et de transmettre ainsi toutes les vertus de Louis le
Bien-Aimé à la postérité la plus reculée. Fournissez la lettre de cachet, sire.
Tenez, moi, je fournis la plume et l’encre.

Et elle poussa vers le roi une plume et un encrier qui se
trouvaient sur le guéridon.

Le roi, ainsi bravé, réfléchit un moment, et, se levant :

– C’est bien. Adieu, madame, dit-il.

– Mes chevaux ! s’écria la comtesse. Adieu, sire.

Le roi fit un pas vers la porte.

– Chon ! dit la comtesse.

Chon parut.

– Mes malles, mon service de voyage et la poste ;
allons, allons, dit-elle.

– La poste ! fit Chon atterrée ; qu’y a-t-il donc,
bon Dieu ?

– Il y a, ma chère, que, si nous ne partons au plus vite, Sa
Majesté va nous envoyer à la Bastille. Il n’y a donc pas de temps à perdre.
Dépêche, Chon, dépêche.

Ce reproche frappa Louis XV au cœur ; il revint à la comtesse
et lui prit la main.

– Pardon, comtesse, de ma vivacité, dit-il.

– En vérité, sire, je suis étonnée que vous ne m’ayez pas
aussi menacée de la potence.

– Oh ! comtesse !

– Sans doute… Est-ce qu’on ne pend pas les voleurs ?

– Eh bien ?

– Est-ce que je ne vole pas la place de madame de Grammont ?

– Comtesse !

– Dame ! c’est mon crime, sire.

– Écoutez, comtesse, soyez juste : vous m’avez
exaspéré.

– Et maintenant ?

Le roi lui tendit les mains.

– Nous avions tort tous deux. Maintenant, pardonnons-nous
mutuellement.

– Est-ce sérieusement que vous demandez une réconciliation,sire ?

– Sur ma foi.

– Va-t’en, Chon.

– Sans rien commander ? demanda la jeune femme à sa sœur.

– Au contraire, commande tout ce que j’ai dit.

– Comtesse…

– Mais qu’on attende de nouveaux ordres.

– Ah !

Chon sortit.

– Vous me voulez donc ? dit la comtesse au roi.

– Par-dessus tout.

– Réfléchissez à ce que vous dites là, sire.

Le roi réfléchit en effet, mais il ne pouvait reculer ;
et d’ailleurs, il voulait voir jusqu’où iraient les exigences du vainqueur.

– Parlez, dit-il.

– Tout à l’heure. Faites-y attention, sire !… Je
partais sans rien demander.

– Je l’ai bien vu.

– Mais, si je reste, je demanderai quelque chose.

– Quoi ? Il s’agit de savoir quoi, voilà tout.

– Ah ! vous le savez bien.

– Non.

– Si fait, puisque vous faites la grimace.

– Le renvoi de M. de Choiseul ?

– Précisément.

– Impossible, comtesse.

– Mes chevaux, alors…

– Mais, mauvaise tête…

– Signez ma lettre de cachet pour la Bastille, ou la lettre
qui congédie le ministre.

– Il y a un milieu, dit le roi.

– Merci de votre clémence, sire ; je partirai sans être
inquiétée, à ce qu’il paraît.

– Comtesse, vous êtes femme.

– Heureusement.

– Et vous raisonnez politique en véritable femme mutine et
colère. Je n’ai pas de raison pour congédier M. de Choiseul.

– Je comprends, l’idole de vos parlements, celui qui les
soutient dans leur révolte.

– Enfin, il faut un prétexte.

– Le prétexte est la raison du faible.

– Comtesse, c’est un honnête homme que M. de Choiseul, et
les honnêtes gens sont rares.

– C’est un honnête homme qui vous vend aux robes noires,lesquelles
vous mangent tout l’or de votre royaume.

– Pas d’exagération, comtesse.

– La moitié alors.

– Mon Dieu ! s’écria Louis XV dépité.

– Mais, au fait, s’écria de son côté la comtesse, je suis
bien sotte ; que m’importent, à moi, les parlements, les Choiseul, son
gouvernement ; que m’importe le roi même, à moi, son pis-aller.

– Encore !

– Toujours, sire.

– Voyons, comtesse, deux heures de réflexion.

– Dix minutes, sire. Je passe dans ma chambre, glissez-moi
votre réponse sous la porte : le papier est là, la plume est là, l’encrier
est là. Si dans dix minutes vous n’avez pas répondu ou n’avez pas répondu à ma
guise, adieu, sire ! Ne songez plus à moi, je serai partie.Sinon…

– Sinon ?

– Tournez la bobinette et la chevillette cherra.

Louis XV, pour se donner une contenance, baisa la main de la
comtesse, qui, en se retirant, lui lança, comme le Parthe, son sourire le plus
provocant.

Le roi ne s’opposa aucunement à cette retraite, et la comtesse
s’enferma dans la chambre voisine.

Cinq minutes après, un papier plié carrément frôla le bourrelet
de soie de la porte et la laine du tapis.

La comtesse lut avidement le contenu du billet, écrivit à la
hâte quelques mots à M. de Richelieu, qui se promenait dans la petite cour, sous
un auvent, avec grande frayeur d’être vu faisant ainsi le pied de grue.

Le maréchal déplia le papier, lut, et, prenant sa course malgré
ses soixante et quinze ans, il arriva dans la grande cour à son carrosse.

– Cocher, dit-il, à Versailles, ventre à terre !

Voici ce que contenait le papier jeté par la fenêtre à M. de
Richelieu.

« J’ai secoué l’arbre, le portefeuille est tombé. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer