Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 16La maison de la rue Saint-Claude

La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fœnix avait
donné rendez-vous au cardinal de Rohan, n’était pas tellement différente à
cette époque de ce qu’elle est maintenant, qu’on n’y puisse retrouver encore
les vestiges des localités que nous allons essayer de peindre.

Elle aboutissait, comme elle le fait aujourd’hui, à la rue
Saint-Louis et au boulevard, passant par cette même rue Saint-Louis entre le
couvent des Filles du Saint-Sacrement et l’hôtel de Voysins, tandis qu’aujourd’hui
elle sépare à son bout une église et un magasin d’épiceries.

Comme aujourd’hui, elle rejoignait le boulevard par une
pente assez rapide.

Elle était riche de quinze maisons et de sept lanternes.

Deux impasses s’y remarquaient.

L’une, à gauche, et celle-là formait enclave sur l’hôtel de
Voysins ; l’autre, à droite, nord, sur le grand jardin des Filles du
Saint-Sacrement.

Cette dernière impasse, ombragée à droite par les arbres du
couvent, était bordée à gauche par le grand mur gris d’une maison qui s’élevait
dans la rue Saint-Claude.

Ce mur, semblable au visage d’un cyclope, n’avait qu’un œil,
ou, si l’on aime mieux, qu’une fenêtre, encore cette fenêtre,treillissée, grillagée,
barrée, était-elle abominablement noire.

Juste au-dessous de cette fenêtre qui jamais ne s’ouvrait, on
le voyait aux toiles d’araignée qui la tapissaient au dehors ;juste au
dessous de cette fenêtre, disons-nous, était une porte garnie de larges clous
et d’un marteau en tête de griffon, laquelle indiquait, non point qu’on entrait,
mais qu’on pouvait entrer de ce côté dans la maison.

Pas d’habitations dans ce cul-de-sac ; deux habitants
seulement : un savetier dans une boîte de bois et une ravaudeuse dans un
tonneau, tous deux s’abritant sous les acacias du couvent, qui, dès neuf heures
du matin, versaient une large fraîcheur au sol poudreux.

Le soir, la ravaudeuse regagnait son domicile ; le
savetier cadenassait son palais, et rien ne surveillait plus la ruelle, sinon l’œil
sombre et morne de cette fenêtre dont nous avons déjà parlé.

Outre la porte que nous avons dite, la maison que nous avons
entrepris de décrire le plus exactement possible avait une entrée principale
dans la rue Saint-Claude. Cette entrée, qui était une porte cochère avec des
sculptures d’un relief qui rappelait l’architecture du temps de Louis XIII, était
ornée de ce marteau à tête de griffon que le comte de Fœnix avait indiqué comme
renseignement positif au cardinal de Rohan.

Quant aux fenêtres, elles avaient vue sur le boulevard, et, dès
le matin, étaient visitées pour le soleil levant.

Paris, à cette époque, et dans ce quartier surtout, n’était
pas bien sûr. On ne s’étonnait donc pas d’y voir les fenêtres grillées et les
murailles hérissées d’artichauts de fer.

Nous disons cela parce que le premier étage de notre maison
ne ressemblait pas mal à une forteresse. Contre les ennemis, contre les larrons
et contre les amants, il offrait des balcons de fer aux mille pointes acérées ;
un fossé profond ceignait le bâtiment du côté du boulevard, et quant à parvenir
dans ce fort par la rue, il eût fallu des échelles de trente pieds pour y
parvenir. Le mur en avait trente-deux, et il masquait ou plutôt enterrait la
cour d’honneur.

Cette maison, devant laquelle tout passant, étonné, inquiet
et curieux, s’arrêterait aujourd’hui, n’avait cependant point, en1770, un aspect
bien étrange. Tout au contraire, elle était en harmonie avec le quartier, et si
les bons habitants de la rue Saint-Louis et les habitants non moins bons de la
rue Saint-Claude fuyaient les alentours de cet hôtel, ce n’était point à cause
de l’hôtel lui-même, car sa réputation était encore intacte, mais à cause du
boulevard désert de la porte Saint-Louis, assez mal famé, et du pont aux Choux,
dont les deux arches, jetées sur un égout, paraissaient à tout Parisien un peu
au courant des traditions les infranchissables colonnes de Gadés.

En effet, le boulevard, de ce côté, ne conduisait à rien qu’à
la Bastille. On n’y voyait pas dix maisons en l’espace d’un quart de lieue :
aussi l’édilité n’ayant pas jugé à propos d’éclairer ce rien, ce vide, ce néant,
passé huit heures l’été et quatre heures l’hiver, c’était le chaos,plus les
voleurs.

Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures,
que rentra un carrosse rapide, trois quarts d’heure environ après la visite de
Saint-Denis.

Les armes du comte de Fœnix décoraient les panneaux de ce
carrosse.

Quant au comte, il précédait le carrosse à vingt pas, monté
sur Djérid, qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque
du pavé poudreux.

Dans le carrosse aux rideaux fermés reposait Lorenza, endormie
sur des coussins.

La porte s’ouvrit comme par enchantement devant le bruit des
roues, et le carrosse, après s’être engouffré dans les noires profondeurs de la
rue Saint Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de décrire.

La porte se referma derrière lui.

Il n’était certes pas besoin cependant d’un si grand mystère :
personne n’était là pour voir rentrer le comte de Fœnix ou pour le gêner en
quelque chose que ce fût, eût-il rapporté de Saint-Denis le trésor abbatial dans
les coffres de sa voiture.

Maintenant, quelques mots sur l’intérieur de cette maison,qu’il
est important pour nous de faire connaître à nos lecteurs, notre intention
étant de les y ramener plus d’une fois.

Dans cette cour dont nous parlions et dont l’herbe vivace,jouant
comme une mine continue, essayait, par un travail incessant, de disjoindre les
pavés, on voyait à droite les écuries, à gauche les remises, et au fond un
perron conduisant vers une porte à laquelle on montait indifféremment, d’un
côté ou de l’autre, par un double escalier de douze marches.

Par le bas, l’hôtel, du moins ce qui en était accessible, se
composait d’une immense antichambre, d’une salle à manger remarquable par un
grand luxe d’argenterie entassée dans des dressoirs, et enfin d’un salon qui
paraissait meublé tout récemment, exprès peut-être pour recevoir ses nouveaux
locataires.

En sortant de ce salon et en rentrant dans l’antichambre, on
se trouvait en face d’un grand escalier conduisant au premier étage. Ce premier
étage se composait de trois chambres de maître.

Mais un géomètre habile, en mesurant de l’œil la circonférence
de l’hôtel et en calculant le diamètre, aurait pu s’étonner de trouver si peu
de logement dans une pareille étendue.

C’est que, dans cette première maison apparente, il existait
une seconde maison cachée, et connue seulement de celui qui l’habitait.

En effet, dans l’antichambre, à côté d’une statue du dieu
Harpocrate qui, les doigts sur les lèvres, semblait recommander le silence dont
il est l’emblème, jouait, mise en mouvement par un ressort, une petite porte
perdue dans les ornements d’architecture. Cette porte donnait accès à un
escalier pris dans un corridor et de la largeur de ce corridor qui,à la hauteur
de l’autre premier étage à peu près, conduisait à une petite chambre prenant
son jour par deux fenêtres grillées, donnant sur une cour intérieure.

Cette cour intérieure était la boîte qui renfermait et
cachait à tous les yeux la seconde maison.

La chambre à laquelle conduisait cet escalier était évidemment
une chambre d’homme. Les descentes de lit et les tapis placés devant les fauteuils
et les canapés étaient des plus magnifiques fourrures que fournissent l’Afrique
et l’Inde. C’étaient des peaux de lion, de tigre et de panthère,aux yeux
étincelants et aux dents encore menaçantes ; les murailles,tendues en
cuir de Cordoue, du dessin le plus large et le plus harmonieux,étaient
décorées d’armes de toute espèce, depuis le tomahawk du Huron jusqu’au criss du
Malais, depuis l’épée en croix des anciens chevaliers jusqu’au cangiar de l’Arabe,
depuis l’arquebuse incrustée d’ivoire du XVIe jusqu’au fusil damasquiné d’or du
XVIIIe.

On eût inutilement cherché à cette chambre une issue autre
que celle de l’escalier ; peut-être y en avait-il une ou plusieurs, mais
inconnues, mais invisibles.

Un domestique allemand, de vingt-cinq à trente ans, le seul
qu’on eût vu depuis plusieurs jours errer dans la vaste maison,referma au
verrou la porte cochère, et, ouvrant la porte de la voiture pendant que le
cocher impassible dételait déjà les chevaux, il tira du carrosse Lorenza
endormie et la porta entre ses bras jusqu’à l’antichambre ;là, il la
déposa sur une table couverte d’un tapis rouge et abaissa sur ses pieds, avec
discrétion, le long voile blanc qui enveloppait la jeune femme.

Puis il sortit pour aller allumer aux lanternes de la
voiture un chandelier à sept branches qu’il rapporta tout enflammé.

Mais, pendant cet intervalle, si court qu’il eût été, Lorenza
avait disparu.

En effet, derrière le valet de chambre, le comte de Fœnix
était entré ; il avait pris Lorenza entre ses bras à son tour ; il l’avait
portée par la porte dérobée et par l’escalier secret dans la chambre des armes,
après avoir avec soin refermé les deux portes derrière lui.

Une fois là, du bout du pied, il pressa un ressort placé
dans l’angle de la cheminée à haut manteau. Aussitôt une porte, qui n’était
autre que la plaque de cette cheminée, roula sur deux gonds silencieux, et le
comte, passant sous le chambranle, disparut, refermant avec le pied, comme il l’avait
ouverte, cette porte mystérieuse.

De l’autre côté de la cheminée, il avait trouvé un second escalier,
et, après avoir monté quinze marches tapissées de velours d’Utrecht, il avait
atteint le seuil d’une chambre élégamment tendue de satin broché de fleurs aux
couleurs si vives et aux formes si bien dessinées, qu’on eût pu les prendre
pour des fleurs naturelles.

Le meuble pareil était de bois doré ; deux grandes
armoires d’écaille incrustées de cuivre, un clavecin et une toilette en bois de
rose, un beau lit tout diapré, des porcelaines de Sèvres,composaient la partie
indispensable du mobilier ; des chaises, des fauteuils et des sofas, disposés
avec symétrie, dans un espace de trente pieds carrés, ornaient le reste de l’appartement,
qui, au reste, ne se composait que d’un cabinet de toilette et d’un boudoir
attenant à la chambre.

Deux fenêtres masquées par d’épais rideaux donnaient le jour
à cette chambre ; mais, comme il faisait nuit à cette heure,les rideaux n’avaient
rien à cacher.

Le boudoir et le cabinet de toilette n’avaient aucune ouverture.
Des lampes consumant une huile parfumée les éclairaient le jour comme la nuit, et,
s’enlevant à travers le plafond, étaient entretenues par des mains invisibles.

Dans cette chambre, pas un bruit, pas un souffle ; on
eût dit être à cent lieues du monde. Seulement, l’or y brillait de tous côtés, de
belles peintures souriaient sur les murailles, et de longs cristaux de Bohême, aux
facettes chatoyantes, s’illuminaient comme des yeux ardents,lorsque, après
avoir déposé Lorenza sur un sofa, le comte, mal satisfait de la lumière tremblante
du boudoir, fit jaillir le feu de cet étui d’argent qui avait tant préoccupé
Gilbert, et alluma sur la cheminée deux candélabres chargés de bougies roses.

Alors il revint vers Lorenza, et, mettant sur une pile de
coussins un genou en terre devant elle :

– Lorenza ! dit-il.

La jeune femme, à cet appel, se souleva sur un coude, quoique
ses yeux restassent fermés. Mais elle ne répondit point.

– Lorenza, répéta-t-il, dormez-vous de votre sommeil ordinaire
ou du sommeil magnétique ?

– Je dors du sommeil magnétique, répondit Lorenza.

– Alors, si je vous interroge, vous pourrez répondre ?

– Je crois que oui.

– Bien.

Il se fit un instant de silence ; puis le comte de Fœnix
continua :

– Regardez dans la chambre de Madame Louise que nous venons
de quitter, il y a trois quarts d’heure à peu près.

– J’y regarde, répondit Lorenza.

– Et y voyez-vous ?

– Oui.

– Le cardinal de Rohan s’y trouve-t-il encore ?

– Je ne l’y vois pas.

– Que fait la princesse ?

– Elle prie avant de se mettre au lit.

– Regardez dans les corridors et dans les cours du couvent
si vous voyez Son Éminence ?

– Je ne la vois pas.

– Regardez à la porte si sa voiture y est encore.

– Elle n’y est plus.

– Suivez la route que nous avons suivie.

– Je la suis.

– Voyez-vous des carrosses sur la route ?

– Oh ! oui, plusieurs.

– Et dans ces carrosses reconnaissez-vous le cardinal ?

– Non.

– Rapprochez-vous de Paris.

– Je m’en rapproche.

– Encore.

– Oui.

– Encore.

– Ah ! je le vois.

– Où cela ?

– À la Barrière.

– Est-il arrêté ?

– Il s’arrête en ce moment. Un valet de pied descend de
derrière la voiture.

– Il lui parle ?

– Il va lui parler.

– Écoutez, Lorenza. Il est important que je sache ce que le
cardinal a dit à cet homme.

– Vous ne m’avez pas ordonné d’écouter à temps. Mais attendez,
attendez, le valet de chambre parle au cocher.

– Que lui dit-il ?

– Rue Saint-Claude, au Marais, par le boulevard.

– Bien, Lorenza, merci.

Le comte écrivit quelques mots sur un papier, plia le papier
autour d’une petite plaque de cuivre, destinée sans doute à lui donner du poids,
tira le cordon d’une sonnette, poussa un bouton au-dessous duquel s’ouvrit une
gueule, laissa glisser le billet dans l’ouverture, qui se referma après l’avoir
englouti.

C’était la manière dont le comte, lorsqu’il était enfermé
dans les chambres intérieures, correspondait avec Fritz.

Puis, revenant à Lorenza :

– Merci, répéta-t-il.

– Tu es donc content de moi ? demanda la jeune femme.

– Oui, chère Lorenza !

– Eh bien, ma récompense alors !

Balsamo sourit et approcha ses lèvres de celles de Lorenza,dont
tout le corps frissonna au voluptueux contact.

– Oh ! Joseph ! Joseph ! murmura-t-elle avec
un soupir presque douloureux. Joseph ! que je t’aime !

Et la jeune femme étendit ses deux bras pour serrer Balsamo
contre son cœur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer