Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 40Comment le roi Louis XV travaillait avec son ministre

Le lendemain, la rumeur était grande à Versailles. Les gens
ne s’abordaient qu’avec des signes mystérieux et des poignées demain significatives,
ou bien avec des croisements de bras et des regards au ciel, qui témoignaient
de leur douleur et de leur surprise.

M. de Richelieu, avec bon nombre de partisans, était dans l’antichambre
du roi, à Trianon, vers dix heures.

Le comte Jean, tout chamarré, tout éblouissant, causait avec
le vieux maréchal, et causait gaiement, si l’on en croyait safigure épanouie.

Vers onze heures, le roi passa, se rendant à son cabinet de
travail, et ne parla à personne. Sa Majesté marchait fort vite.

À onze heures cinq minutes, M. de Choiseul descendit de
voiture et traversa la galerie, son portefeuille sous le bras.

À son passage, il se fit un grand mouvement de gens qui se
retournaient pour avoir l’air de causer entre eux et ne pas saluer le ministre.

Le duc ne fit pas attention à ce manège ; il entra dans
le cabinet, où le roi feuilletait un dossier en prenant son chocolat.

– Bonjour, duc, lui dit le roi amicalement ;
sommes-nous bien dispos, ce matin ?

– Sire, M. de Choiseul se porte bien, mais le ministre est
fort malade, et vient prier Votre Majesté, puisqu’elle ne lui parle encore de
rien, d’agréer sa démission. Je remercie le roi de m’avoir permis cette initiative ;
c’est une dernière faveur dont je lui suis bien reconnaissant.

– Comment, duc, votre démission ? qu’est-ce que cela
veut dire ?

– Sire, Votre Majesté a signé hier, entre les mains de madame
du Barry, un ordre qui me destitue ; cette nouvelle court déjà tout Paris
et tout Versailles. Le mal est fait. Cependant, je n’ai pas voulu quitter le
service de Votre Majesté sans en avoir reçu l’ordre avec la permission. Car, nommé
officiellement, je ne puis me regarder comme destitué que par un acte officiel.

– Comment, duc, s’écria le roi en riant, car l’attitude
sévère et digne de M. de Choiseul lui imposait jusqu’à la crainte ;
comment, vous, un homme d’esprit et un formaliste, vous avez cru cela ?

– Mais, sire, dit le ministre surpris, vous avez signé…

– Quoi donc ?

– Une lettre que possède madame du Barry.

– Ah ! duc, n’avez-vous jamais eu besoin de la paix ?
Vous êtes bien heureux !… Le fait est que madame de Choiseul est un
modèle.

Le duc, offensé de la comparaison, fronça le sourcil.

– Votre Majesté, dit-il, est d’un caractère trop ferme et d’un
caractère trop heureux pour mêler aux affaires d’État ce que vous daignez
appeler les affaires de ménage.

– Choiseul, il faut que je vous conte cela : c’est fort
drôle. Vous savez qu’on vous craint beaucoup par là ?

– C’est-à-dire qu’on me hait, sire.

– Si vous le voulez. Eh bien, cette folle de comtesse ne m’a-t-elle
pas posé cette alternative : de l’envoyer à la Bastille ou de vous
remercier de vos services.

– Eh bien, sire ?

– Eh bien, duc, vous m’avouerez qu’il eut été trop malheureux
de perdre le coup d’œil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier, je m’amuse
à voir courir les estafettes sur les routes, à voir s’allonger ou se rapetisser
les visages… Cotillon III est reine de France depuis hier. C’est on ne peut
plus réjouissant.

– Mais la fin, sire ?

– La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu sérieux, la
fin sera toujours la même. Vous me connaissez, j’ai l’air de céder et je ne
cède jamais. Laissez les femmes dévorer le petit gâteau de miel que je leur
jetterai de temps en temps, comme on faisait à Cerbère ; mais nous, vivons
tranquillement, imperturbablement, éternellement ensemble. Et,puisque nous en
sommes aux éclaircissements, gardez celui-ci pour vous :Quelque bruit qui
coure, quelque lettre de moi que vous teniez… ne vous abstenez pas de venir à
Versailles… Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons
amis.

Le roi tendit la main au ministre, qui s’inclina dessus sans
reconnaissance comme sans rancune.

– Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.

– Aux ordres de Votre Majesté, répliqua Choiseul en ouvrant
son portefeuille.

– Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu d’artifice.

– Ç’a été un grand désastre, sire.

– À qui la faute ?

– À M. Bignon, prévôt des marchands.

– Le peuple a-t-il beaucoup crié ?

– Oh ! beaucoup.

– Alors il fallait peut-être destituer ce M. Bignon.

– Le parlement, dont un des membres a failli étouffer dans
la bagarre, avait pris l’affaire à cœur ; mais M. l’avocat général Séguier
a fait un fort éloquent discours pour prouver que ce malheur était l’œuvre de
la fatalité. On a applaudi, et ce n’est plus rien à présent.

– Tant mieux ! Passons aux parlements, duc… Ah !
voilà ce qu’on nous reproche.

– On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. d’Aiguillon,contre
M. de La Chalotais ; mais qui me reproche cela ? Les mêmes gens qui
ont colporté avec des fusées de joie la lettre de Votre Majesté.Songez donc, sire,
que M. d’Aiguillon a outrepassé ses pouvoirs en Bretagne, que les jésuites
étaient réellement exilés, que M. de La Chalotais avait raison, que Votre
Majesté elle-même a reconnu par acte public l’innocence de ce procureur
général. On ne peut cependant faire se dédire ainsi le roi.Vis-à-vis de son
ministre, c’est bien ; mais vis-à-vis de son peuple !

– En attendant, les parlements se sentent forts.

– Ils le sont, en effet. Quoi ! on les tance, on les
emprisonne, on les vexe et on les déclare innocents, et ils ne seraient pas
forts ! Je n’ai pas accusé M. d’Aiguillon d’avoir commencé l’affaire La
Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais d’y avoir eu tort.

– Duc ! duc ! allons, le mal est fait ; au
remède… Comment brider ces insolents ?…

– Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M.d’Aiguillon
n’ait plus de soutien, et la colère du parlement tombera.

– Mais j’aurai cédé, duc !

– Votre Majesté est donc représentée par M. d’Aiguillon… et
non par moi ?

L’argument était rude, le roi le sentit.

– Vous savez, dit-il, que je n’aime pas à dégoûter mes serviteurs,
lors même qu’ils se sont trompés… Mais laissons cette affaire qui m’afflige et
dont le temps fera justice… Parlons un peu de l’extérieur… On me dit que je
vais avoir la guerre ?

– Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et
nécessaire.

– Avec les Anglais… diable !

– Votre Majesté craint-elle les Anglais, par hasard ?

– Oh ! sur mer…

– Que Votre Majesté soit en repos : M. le duc de
Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira qu’il a soixante-quatre
vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier, plus des matériaux pour en
construire douze autres en un an… Enfin, cinquante frégates de première force, ce
qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant à la guerre
continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.

– Fort bien ; mais pourquoi aurais-je à combattre les Anglais,
mon cher duc ? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vôtre, celui
de l’abbé Dubois, a toujours évité la guerre avec l’Angleterre.

– Je le crois bien, sire ! l’abbé Dubois recevait par
mois six cent mille livres des Anglais.

– Oh ! duc.

– J’ai la preuve, sire.

– Soit ; mais où voyez-vous des causes de guerre ?

– L’Angleterre veut toutes les Indes : j’ai dû donner à
vos officiers les ordres les plus sévères, les plus hostiles. La première
collision là-bas donnera lieu à des réclamations de l’Angleterre ; mon
avis formel est que nous n’y fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de
Votre Majesté soit respecté par la force, comme il l’était grâce à la
corruption.

– Eh ! patientons ; dans l’Inde, qui le saura ?
C’est si loin !

Le duc se mordit les lèvres.

– Il y a un casus belli plus rapproché de nous, sire,
dit-il.

– Encore ! Quoi donc ?

– Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines
et Falkland… Le port d’ Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les
Espagnols les en ont chassés de vive force ; de là, fureur de l’Angleterre :
elle menace les Espagnols des dernières extrémités si on ne lui donne
satisfaction.

– Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant,laissez-les
se démêler.

– Sire, et le pacte de famille ? Pourquoi avez-vous
tenu à faire signer ce pacte, qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et
leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre ?

Le roi baissa la tête.

– Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul ; vous avez
une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans
faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire
pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous
aura fourni le prétexte et l’excuse.

– Alors, duc, alors la paix à l’intérieur ; n’ayons pas
la guerre partout.

– Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc
affectant de ne pas comprendre.

– Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me
servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne
ressemblent pas du tout aux vôtres ; mettons l’accord entre tous ces
systèmes : voyons, mon cher duc, que je vive heureux.

– Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit
complet, sire.

– Voilà parler. Eh bien, venez donc dîner avec moi aujourd’hui.

– À Versailles, sire ?

– Non, à Luciennes.

– Oh ! mon regret est grand, sire ; mais ma
famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce
de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.

– Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc ?
Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre
marquise.

Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi
étouffé sortit de sa poitrine.

– Madame de Pompadour était une femme bien jalouse de la
gloire de Votre Majesté, dit-il ; elle avait de hautes idées politiques. J’avoue
que son génie sympathisait avec mon caractère. Souvent, sire, je me suis attelé
de front avec elle aux grandes entreprises qu’elle formait ;oui, nous
nous entendions.

– Mais elle se mêlait de politique, duc, et tout le monde le
lui reprochait.

– C’est vrai.

– Celle-ci, au contraire, est douce comme un agneau ;
elle n’a pas encore fait signer une lettre de cachet, même contre les pamphlétaires
et les chansonniers. Eh bien, on lui reproche ce qu’on louait chez l’autre. Ah !
duc, c’est fait pour dégoûter du progrès… Voyons, venez-vous faire votre paix à
Luciennes ?

– Sire, veuillez assurer madame la comtesse du Barry que je
la trouve une femme charmante et digne de tout l’amour du roi ; mais…

– Ah ! voilà un mais, duc…

– Mais, poursuivit M. de Choiseul, ma conviction est que, si
Votre Majesté est nécessaire à la France, aujourd’hui un bon ministre est plus
nécessaire à Votre Majesté qu’une charmante maîtresse.

– N’en parlons plus, duc, et demeurons bons amis. Mais câlinez
madame de Grammont, qu’elle ne complote plus rien contre la comtesse ; les
femmes nous brouilleraient.

– Madame de Grammont, sire, veut trop plaire à Votre Majesté.
C’est là son tort.

– Et elle me déplaît en nuisant à la comtesse, duc.

– Aussi madame de Grammont part-elle, sire, on ne la verra
plus : ce sera un ennemi de moins.

– Ce n’est pas ainsi que je l’entends, vous allez trop loin.
Mais la tête me brûle, duc, nous avons travaillé ce matin comme Louis XIV et
Colbert, nous avons été grand siècle, comme disent les philosophes. À
propos, duc, est-ce que vous êtes philosophe, vous ?

– Je suis serviteur de Votre Majesté, répliqua M. de Choiseul.

– Vous m’enchantez, vous êtes un homme impayable ;donnez-moi
votre bras, je suis tout étourdi.

Le duc se hâta d’offrir son bras à Sa Majesté.

Il devinait qu’on allait ouvrir les portes à deux battants, que
toute la cour était dans la galerie, qu’on allait le voir dans cette splendide
position ; après avoir tant souffert, il n’était pas fâché de faire
souffrir ses ennemis.

L’huissier ouvrit en effet les portes, et annonça le roi
dans la galerie.

Louis XV, toujours causant avec M. de Choiseul et lui souriant,
se faisant lourd sur son bras, traversa la foule sans remarquer ou sans vouloir
remarquer combien Jean du Barry était pâle et combien M. de Richelieu était
rouge.

Mais M. de Choiseul vit bien cette différence de nuances. Il
passa le jarret tendu, le cou raide, les yeux brillants, devant les courtisans,
qui se rapprochaient autant qu’ils s’étaient éloignés le matin.

– Là, dit le roi au bout de la galerie, duc, attendez-moi, je
vous emmène à Trianon. Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit.

– Je l’ai gardé dans mon cœur, répliqua le ministre, sachant
bien qu’avec cette phrase aiguisée il perçait l’âme de tous ses ennemis.

Le roi rentra chez lui.

M. de Richelieu rompit la file et vint serrer dans ses deux
mains maigres la main du ministre, en lui disant :

– Il y a longtemps que je sais qu’un Choiseul a l’âme chevillée
au corps.

– Merci, dit le duc, qui savait à quoi s’en tenir.

– Mais ce bruit absurde ? poursuivit le maréchal.

– Ce bruit a bien fait rire Sa Majesté, dit Choiseul.

– On parlait d’une lettre…

– Mystification de la part du roi, répliqua le ministre en
lançant cette phrase à l’adresse de Jean, qui perdait contenance.

– Merveilleux ! Merveilleux ! répéta le maréchal
en retournant au comte, aussitôt que le duc de Choiseul eut disparu et ne put
plus le voir.

Le roi descendait l’escalier en appelant le duc, empressé à
le suivre.

– Eh ! eh ! nous sommes joués, dit le maréchal à
Jean.

– Où vont-ils ?

– Au Petit Trianon, se moquer de nous.

– Mille tonnerres ! murmura Jean. Ah ! pardon,monsieur
le maréchal.

– À mon tour, dit celui-ci, et voyons si mon moyen vaudra
mieux que celui de la comtesse.

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