Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 31M. de Jussieu

Si nous nous transportons encore une fois dans cette maison
de la rue Plâtrière, où M. de Sartine envoya son agent, nous y trouverons, le
matin du 31 mai, Gilbert étendu sur un matelas dans la chambre même de Thérèse,
et autour de lui Thérèse et Rousseau avec plusieurs de leurs voisins
contemplant cet échantillon lugubre du grand événement dont tout Paris frissonnait
encore.

Gilbert, pâle, sanglant, avait ouvert les yeux, et, sitôt
que la connaissance lui était venue, il avait cherché, en se soulevant, à voir
autour de lui, comme s’il était encore sur la place Louis XV.

Une profonde inquiétude d’abord, puis une grande joie s’étaient
peintes sur ses traits ; puis était venu un autre nuage de tristesse qui
avait de nouveau effacé la joie.

– Souffrez-vous, mon ami ? demanda Rousseau en lui prenant
la main avec sollicitude.

– Oh ! qui donc m’a sauvé ? demanda Gilbert ;
qui donc a pensé à moi, pauvre isolé dans le monde ?

– Ce qui vous a sauvé, mon enfant, c’est que vous n’étiez
pas encore mort ; celui qui a pensé à vous, c’est Celui qui pense à tous.

– C’est égal, c’est bien imprudent, grommela Thérèse, d’aller
se mêler à de pareilles foules !

– Oui, oui, c’est bien imprudent ! répétèrent en chœur
les voisins.

– Eh ! mesdames, interrompit Rousseau, il n’y a pas d’imprudence
là où il n’y a pas de danger patent, et il n’y a pas de danger patent à aller
voir un feu d’artifice. Quand le danger arrive en ce cas, on n’est pas imprudent,
on est malheureux : mais, nous qui parlons, nous en eussions fait autant.

Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant dans la chambre
de Rousseau, il voulut parler.

Mais l’effort qu’il tenta fit monter le sang à sa bouche et
à ses narines. Il perdit connaissance.

Rousseau avait été prévenu par le médecin de la place Louis
XV, il ne s’effraya donc point ; il attendait ce dénouement,et c’est pour
cela qu’il avait placé son malade sur un matelas isolé et sans draps.

– Maintenant, dit-il à Thérèse, vous allez pouvoir coucher
ce pauvre enfant.

– Où cela ?

– Mais ici, dans mon lit.

Gilbert avait entendu ; l’extrême faiblesse l’empêchait
seule de répondre tout de suite, mais il fit un violent effort, et,rouvrant
les yeux :

– Non, dit-il avec effort, non ; là-haut !

– Vous voulez retourner dans votre chambre ?

– Oui, oui, s’il vous plaît.

Et il acheva plutôt avec les yeux qu’avec la langue, ce vœu
dicté par un souvenir plus puissant que la souffrance, et qui semblait, dans
son esprit, survivre même à la raison.

Rousseau, cet homme qui avait l’exagération de toutes les
sensibilités, comprit sans doute, car il ajouta :

– C’est bien, mon enfant, nous vous transporterons là-haut.
Il ne veut pas nous gêner, dit-il à Thérèse, qui approuva de toutes ses forces.

En conséquence, il fut décidé que Gilbert serait installé à
l’instant même dans le grenier qu’il réclamait.

La translation s’opéra sans accident.

Vers le milieu du jour, Rousseau vint passer près du matelas
de son disciple le temps qu’il perdait d’habitude à collectionner ses végétaux
favoris. Le jeune homme, un peu remis, lui donna d’une voix basse et presque
éteinte les détails de la catastrophe.

Il ne raconta pas pourquoi il était allé voir le feu d’artifice ;
la simple curiosité, disait-il, l’avait conduit sur la place LouisXV.

Rousseau ne pouvait en soupçonner davantage, à moins d’être
sorcier.

Il ne témoigna donc aucune surprise à Gilbert, se contenta
des questions déjà faites, et lui recommanda seulement la plus grande patience.
Il ne lui parla pas non plus du lambeau d’étoffe qu’on lui avait vu dans la
main et dont Philippe s’était saisi.

Cependant cette conversation, qui pour tous deux côtoyait de
si près l’intérêt réel et la vérité positive, n’en était pas moins attrayante, et
ils s’y livraient l’un et l’autre tout entiers, quand tout à couple pas de
Thérèse retentit sur le palier.

– Jacques ! dit-elle, Jacques !

– Eh bien, qu’y a-t-il ?

– Quelque prince qui vient me voir à mon tour, dit Gilbert
avec un pâle sourire.

– Jacques ! cria Thérèse avançant et appelant toujours.

– Eh bien, voyons, que me veut-on ?

Thérèse apparut.

– C’est M. de Jussieu qui est en bas, dit-elle, et qui, ayant
appris qu’on vous avait vu là-bas cette nuit, vient savoir si vous avez été
blessé.

– Ce bon Jussieu ! dit Rousseau ; excellent homme,
comme tous ceux qui se rapprochent par goût ou par nécessité de la nature, source
de tout bien ! Soyez calme, ne bougez pas, Gilbert, je reviens.

– Oui, merci, dit le jeune homme, et Rousseau sortit.

Mais à peine était-il dehors, que Gilbert, en se soulevant
du mieux qu’il put, se traîna vers la lucarne d’où l’on découvrait la fenêtre d’Andrée.

Il était bien pénible, pour un jeune homme sans forces, presque
sans idées, de se hisser sur le tabouret, de soulever le châssis de la lucarne,
et de s’arc-bouter sur l’arête du toit. Gilbert y réussit pourtant ; mais,
une fois là, ses yeux s’obscurcirent, sa main trembla, le sang revint à ses
lèvres et il tomba lourdement sur le carreau.

À ce moment, la porte du grenier se rouvrit, et Jean-Jacques
entra, précédant M. de Jussieu, auquel il faisait mille civilités.

– Prenez garde, mon cher savant ! baissez-vous ici… Il
y a là un pas, disait Rousseau ; dame ! nous n’entrons pas dans un palais.

– Merci, j’ai de bons yeux, de bonnes jambes, répondit le
savant botaniste.

– Voilà qu’on vient vous visiter, mon petit Gilbert, fit Rousseau
en regardant du côté du lit… Ah ! mon Dieu ! où est-il ? Il s’est
levé, le malheureux !

Et Rousseau, apercevant le châssis ouvert, allait s’emporter
en paternelles gronderies.

Gilbert se souleva avec peine, et, d’une voix presque
éteinte :

– J’avais besoin d’air, dit-il.

Il n’y avait pas moyen de gronder, la souffrance était
visible sur ce visage altéré.

– En effet, interrompit M. de Jussieu, il fait horriblement
chaud ici ; voyons, jeune homme, voyons ce pouls, je suis médecin aussi, moi.

– Et meilleur que bien d’autres, dit Rousseau, car vous êtes
aussi bon médecin de l’âme que du corps.

– Tant d’honneur…, dit Gilbert d’une voix faible en essayant
de se dérober aux yeux dans son pauvre lit.

– M. de Jussieu a tenu à vous visiter, dit Rousseau, et moi,
j’ai accepté son offre. Voyons, cher docteur, que dites-vous de cette poitrine ?

L’habile anatomiste palpa les os, interrogea la cavité par
une auscultation attentive.

– Le fonds est bon, dit-il. Mais qui donc vous a pressé dans
ses bras avec cette force ?

– Hélas ! monsieur, c’est la Mort, dit Gilbert.

Rousseau regarda le jeune homme avec étonnement.

– Oh ! vous êtes froissé, mon enfant, bien froissé ;
mais des toniques, de l’air, du loisir, et tout cela disparaîtra.

– Pas de loisir…, je n’en puis prendre, dit Gilbert en regardant
Rousseau.

– Que veut-il dire ? demanda M. de Jussieu.

– Gilbert est un résolu travailleur, cher monsieur, répondit
Rousseau.

– D’accord, mais on ne travaille pas ces jours-ci.

– Pour vivre ! dit Gilbert, on travaille tous les jours,
car tous les jours on vit.

– Oh ! vous ne consommerez pas beaucoup de nourriture, et
vos tisanes ne coûteront pas cher.

– Si peu qu’elles coûtent, monsieur, dit Gilbert, je ne
reçois pas l’aumône.

– Vous êtes fou, dit Rousseau, et vous exagérez. Je vous dis,
moi, que vous vous gouvernerez d’après les ordres de monsieur, car il sera
votre médecin malgré vous. Croyez-vous, continua-t-il en s’adressant à M. de
Jussieu, qu’il m’avait supplié de n’en pas appeler ?

– Pourquoi ?

– Parce que cela m’eût coûté de l’argent, et qu’il est fier.

– Mais, répliqua M. de Jussieu, qui considérait avec le plus
vif intérêt cette tête expressive et fine de Gilbert, si fier que l’on soit, on
ne saurait faire plus que le possible… Vous croyez-vous en état de travailler, vous
qui, pour avoir été à cette lucarne, êtes tombé en route ?

– C’est vrai, murmura Gilbert, je suis faible, je le sais.

– Eh bien, alors, reposez-vous, et surtout moralement… Vous
êtes l’hôte d’un homme avec lequel tout le monde compte, excepté son hôte.

Rousseau, bien heureux de cette politesse délicate de ce
grand seigneur, lui prit la main et la serra.

– Et puis, ajouta M. de Jussieu vous allez devenir l’objet
des sollicitudes paternelles du roi et des princes.

– Moi ! s’écria Gilbert.

– Vous, pauvre victime de cette soirée… M. le dauphin, en
apprenant la nouvelle, a jeté des cris déchirants. Madame la dauphine, qui se
préparait à partir pour Marly, reste à Trianon, afin d’être plus à portée de
venir au secours des malheureux.

– Ah ! vraiment ? dit Rousseau.

– Oui, mon cher philosophe, et l’on ne parle ici que de la
lettre écrite par le dauphin à M. de Sartine.

– Je ne la connais pas.

– C’est à la fois naïf et charmant. Le dauphin reçoit deux
mille écus de pension par mois. Ce matin, son mois n’arrivait pas.Le prince se
promenait tout effaré ; il demanda plusieurs fois le trésorier, et
celui-ci ayant apporté l’argent, le prince l’envoya aussitôt à Paris avec deux
lignes charmantes à M. de Sartine, qui me les a communiquées à l’instant.

– Ah ! vous avez vu aujourd’hui M. de Sartine ?
dit Rousseau avec une espèce d’inquiétude ou plutôt de défiance.

– Oui, je le quitte, répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé ;
j’avais des graines à lui demander ; en sorte, ajouta-t-il très vite, que
madame la dauphine reste à Versailles pour soigner ses malades et ses blessés.

– Ses malades, ses blessés ? dit Rousseau.

– Oui, M. Gilbert n’est pas le seul qui ait souffert, le
peuple n’a payé cette fois qu’un impôt partiel à la catastrophe : il y a, dit-on,
parmi les blessés, beaucoup de personnes nobles.

Gilbert écoutait avec une anxiété, une avidité inexprimables ;
il lui semblait à tout moment que le nom d’Andrée allait sortir de la bouche de
l’illustre naturaliste.

M. de Jussieu se leva.

– Voilà donc la consultation faite ? dit Rousseau.

– Et désormais inutile sera notre science auprès de ce malade ;
de l’air, de l’exercice modéré : à propos… les bois…j’oubliais…

– Quoi donc ?

– Je pousse dimanche prochain une reconnaissance de botaniste
dans le bois de Marly ; êtes-vous homme à m’accompagner, mon très illustre
confrère ?

– Oh ! repartit Rousseau, dites votre admirateur
indigne.

– Parbleu ! voilà une belle occasion de promenade pour
notre blessé… Amenez-le.

– Si loin ?

– C’est à deux pas ; d’ailleurs, mon carrosse me
conduit à Bougival : je vous emmène… Nous montons par le chemin de la
Princesse à Luciennes ; nous gagnons de là Marly. À chaque instant, des
botanistes s’arrêtent ; notre blessé portera nos pliants…nous
herboriserons tous deux, vous et moi ; lui vivra…

– Que vous êtes un homme aimable, mon cher savant ! dit
Rousseau.

– Laissez faire, j’ai mon intérêt à cela ; vous avez, je
le sais, un grand travail préparé sur les mousses, et, moi, j’y vais un peu à
tâtons : vous me guiderez.

– Oh ! fit Rousseau, dont la satisfaction perça malgré
lui.

– Là-haut, ajouta le botaniste, un petit déjeuner, de l’ombre,
des fleurs superbes. C’est dit ?

– C’est dit… À dimanche la charmante partie. Il me semble
que j’ai quinze ans ; je jouis d’avance de tout le bonheur que j’aurai, répondit
Rousseau avec la satisfaction d’un enfant.

– Et vous, mon petit ami, affermissez vos jambes d’ici là.

Gilbert balbutia une sorte de remerciement que M. de Jussieu
n’entendit pas, les deux botanistes laissant Gilbert tout à ses pensées et
surtout à ses craintes.

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