Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 32La vie revient

Cependant, tandis que Rousseau croyait avoir rassuré complètement
son malade, et que Thérèse racontait à toutes ses voisines que,grâce aux
prescriptions du savant médecin, M. de Jussieu, Gilbert était hors de tout
danger ; pendant cette période de confiance générale, le jeune homme
courait au pire danger qu’il eût couru par son obstination et ses perpétuelles
rêveries.

Rousseau ne pouvait être tellement confiant qu’il n’eût au
fond de l’âme une défiance solidement étayée sur quelque raisonnement philosophique.

Sachant Gilbert amoureux, et l’ayant surpris en flagrant délit
de rébellion aux ordonnances médicales, il avait jugé que Gilbert retomberait
dans les mêmes fautes s’il avait trop de liberté.

Rousseau donc, en bon père de famille, avait fermé plus
soigneusement que jamais le cadenas du grenier de Gilbert, lui permettant in
petto d’aller à la fenêtre, mais l’empêchant en réalité de passer la porte.

On ne peut exprimer ce que cette sollicitude, qui changeait
son grenier en prison, inspira de colère et de projets à Gilbert.

Pour certains esprits, la contrainte est fécondante.

Gilbert ne songea plus qu’à Andrée, qu’au bonheur de la voir
et de surveiller, fût-ce de loin, les progrès de sa convalescence.

Mais Andrée n’apparaissait pas aux fenêtres du pavillon. Nicole
seule, portant ses tisanes sur un plat de porcelaine, M. de Taverney arpentant
le petit jardin et prisant avec fureur, comme pour éveiller ses esprits, voilà
tout ce que voyait Gilbert quand il interrogeait ardemment les profondeurs des
chambres ou les épaisseurs des murs.

Cependant tous ces détails le tranquillisaient un peu, car
ces détails lui révélaient une maladie, mais non une mort.

– Là, se disait-il, derrière cette porte, ou derrière ce paravent,
respire, soupire et souffre celle que j’aime avec idolâtrie, celle qui, en se
montrant, ferait couler la sueur de mon front et trembler mes membres, celle
qui tient mon existence, et par qui je respire pour nous deux.

Et là-dessus, Gilbert, penché hors de sa lucarne de façon à
faire croire à la curieuse Chon qu’il s’en précipiterait vingt fois dans une
heure, Gilbert prenait, avec son œil exercé, la mesure des cloisons, des
parquets, la profondeur du pavillon, et s’en construisait dans son cerveau un
plan exact : là devait coucher M. de Taverney, là devaient être l’office
et la cuisine, là la chambre destinée à Philippe, là le cabinet occupé par
Nicole, là enfin la chambre d’Andrée, le sanctuaire à la porte duquel il eût donné
sa vie pour demeurer un jour à genoux.

Ce sanctuaire, d’après les idées de Gilbert, était une
grande pièce du rez-de-chaussée, commandée par une antichambre et sur laquelle
mordait une cloison vitrée, cabinet présumé où Nicole avait son lit, selon les
arrangements de Gilbert.

– Oh ! disait le fou dans ses accès de fureur envieuse,
heureux les êtres qui marchent dans le jardin sur lequel plongent ma fenêtre et
celles de l’escalier ! Heureux ces indifférents qui foulent le sable du
parterre ! Là, en effet, la nuit, on doit entendre se plaindre et soupirer
mademoiselle Andrée.

Du désir à l’exécution, il y a loin ; mais les
imaginations riches rapprochent tout : elles ont un moyen pour cela. Dans
l’impossible, elles trouvent le réel, elles savent jeter les ponts sur les
fleuves et appliquer des échelles aux montagnes.

Gilbert, les premiers jours, ne fit que désirer.

Puis il réfléchit que ces heureux tant enviés étaient de simples
mortels doués comme lui-même de jambes pour fouler le sol du jardin, et de bras
pour ouvrir les portes. Il en vint à se représenter le bonheur qu’on éprouverait
en se glissant furtivement dans cette maison défendue, en frôlant de son
oreille les persiennes par lesquelles filtrait le bruit de l’intérieur.

Chez Gilbert, c’était trop peu d’avoir désiré, l’exécution devenait
immédiate.

D’ailleurs, les forces lui revenaient avec rapidité. La jeunesse
est féconde et riche. Au bout de trois jours, Gilbert, la fièvre aidant, se
sentait aussi fort qu’il avait jamais été.

Il supputa que, Rousseau l’ayant enfermé, une des plus grandes
difficultés se trouvait vaincue, la difficulté d’entrer chez mademoiselle de
Taverney par la porte.

En effet, la porte ouvrait sur la rue Coq-Héron ;
Gilbert, enfermé rue Plâtrière, ne pouvait aborder aucune rue,partant n’avait
besoin d’aller ouvrir aucune porte.

Restaient les fenêtres.

Celle de son grenier donnait à pic sur quarante-huit pieds
de mur.

À moins d’être ivre ou tout à fait fou, nul ne se fût risqué
à descendre.

– Oh ! les portes sont de belles inventions, néanmoins,
se répétait-il en rongeant ses poings, et M. Rousseau, un philosophe, me les
ferme !

Arracher le cadenas ! facile, oui ; mais plus d’espoir
de rentrer dans la maison hospitalière.

Se sauver de Luciennes, se sauver de la rue Plâtrière, s’être
sauvé de Taverney, toujours se sauver, c’était prendre le chemin d’en oser plus
regarder une seule créature en face sans craindre un reproche d’ingratitude ou
de légèreté.

– Non, M. Rousseau ne saura rien.

Et, accroupi sur sa lucarne, Gilbert continuait :

– Avec mes jambes et mes mains, instruments naturels à l’homme
libre, je m’accrocherai aux tuiles, et, en suivant la gouttière,fort étroite
il est vrai, mais qui est droite, et par conséquent le plus court chemin d’un
point à un autre, j’arriverai, si j’arrive, à la lucarne parallèle à la mienne.

« Or, cette lucarne est celle de l’escalier.

« Si je n’arrive pas, je tombe dans le jardin, cela
fait du bruit, on sort du pavillon, on me ramasse, on me reconnaît ; je
meurs beau, noble, poétique ; on me plaint : c’est superbe !

« Si j’arrive, comme tout me le fait croire, je file
sous la lucarne de l’escalier ; je descends les étages pieds nus jusqu’au
premier, lequel a sa fenêtre aussi sur le jardin, c’est-à-dire à quinze pieds
du sol. Je saute…

« Hélas ! plus de force, plus de souplesse !

« Il y a bien un espalier pour m’aider…

« Oui, mais cet espalier aux grillages vermoulus se
brisera ; je dégringolerai, non plus tué, noble et poétique,mais blanchi
de plâtre, déchiré, honteux, et avec l’apparence d’un voleur de poires. C’est
odieux à penser ! M. de Taverney me fera fouetter par le concierge, ou
tirer les oreilles par La Brie.

« Non ! J’ai ici vingt ficelles, lesquelles unies
font une corde, d’après cette définition de M. Rousseau : les fétus font
la gerbe.

« J’emprunte à madame Thérèse toutes les ficelles pour
une nuit, j’y fais des nœuds, et, une fois arrivé à ma bienheureuse fenêtre du
premier étage, j’accroche la corde au petit balcon ou même au plomb, et je
glisse dans le jardin. »

La gouttière inspectée, les ficelles détachées pour être mesurées,
la hauteur prise avec l’œil, Gilbert se sentit fort et résolu.

Il tressa de façon à faire de toutes ces ficelles une corde
solide ; il essaya ses forces en se pendant à une solive du galetas, et, heureux
de voir qu’il n’avait vomi qu’une fois le sang au milieu de ses efforts, il se
décida pour l’expédition nocturne.

Afin de mieux tromper M. Jacques et Thérèse, il contrefit le
malade et garda le lit jusqu’à deux heures, moment où, après son dîner, Rousseau
partait pour la promenade et ne rentrait plus que le soir.

Gilbert annonça une envie de dormir qui durerait jusqu’au
lendemain matin.

Rousseau répondit que, soupant le soir même en ville, il
était heureux de voir Gilbert en des dispositions si rassurantes.

On se sépara sur ces affirmations respectives.

Derrière Rousseau, Gilbert détacha de nouveau ses ficelles
et les tressa pour tout de bon cette fois.

Il tâtonna encore la gouttière et les tuiles, puis se mit à
guetter dans le jardin jusqu’au soir.

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