Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 20L’or

Le cardinal de Rohan et Balsamo enfilèrent un petit escalier
qui conduisait, parallèlement au grand, dans les salons du premier étage. Là, sous
une voûte, Balsamo trouva une porte qu’il ouvrit, et un corridor sombre apparut
aux yeux du cardinal, qui s’y engagea résolument.

Balsamo referma la porte.

Au bruit que cette porte fit en se refermant, le cardinal regarda
derrière lui avec une certaine émotion.

– Monseigneur, nous voici arrivés, dit Balsamo ; nous n’avons
plus qu’à ouvrir devant nous et à refermer derrière nous cette dernière porte ;
seulement, ne vous étonnez point du son étrange qu’elle rendra,elle est de
fer.

Le cardinal, que le bruit de la première porte avait fait
tressaillir, fut heureux d’avoir été prévenu à temps, car les grincements
métalliques des gonds et de la serrure eussent fait vibrer désagréablement des
nerfs moins susceptibles que les siens.

Il descendit trois marches et entra.

Un grand cabinet avec des solives nues au plafond, une vaste
lampe et son abat-jour, force livres, beaucoup d’instruments de chimie et de physique,
tel était l’aspect premier de ce nouveau logis.

Au bout de quelques secondes, le cardinal sentit qu’il ne
respirait plus que péniblement.

– Que veut dire cela ? demanda-t-il. On étouffe ici,maître,
la sueur me coule. Quel est ce bruit ?

– Voici la cause, monseigneur, comme dit Shakespeare, fit
Balsamo en tirant un grand rideau d’amiante et en découvrant un vaste fourneau
de briques, au centre duquel deux trous étincelaient comme les yeux du lion
dans les ténèbres.

Ce fourneau tenait le centre d’une seconde pièce, d’une grandeur
double de la première, et que le prince n’avait pas aperçue,masquée qu’elle
était par le rideau d’amiante.

– Oh ! oh ! dit le prince en reculant, ceci est
assez effrayant, ce me semble.

– C’est un fourneau, monseigneur.

– Oui, sans doute ; mais vous avez cité Shakespeare ;
moi, je citerai Molière : il y a fourneau et fourneau ;celui-ci a un
air tout à fait diabolique, et son odeur ne me plaît pas ; que diable
cuit-on là dedans ?

– Mais ce que Votre Éminence m’a demandé.

– Plaît-il ?

– Sans doute, Votre Éminence m’a, je crois, fait la grâce d’accepter
un échantillon de mon savoir-faire. Je devais ne me mettre à l’œuvre que demain
soir, puisque Votre Éminence ne devait venir qu’après-demain ;mais, Votre
Éminence ayant changé d’avis, j’ai, aussitôt que je l’ai vue en route pour la
rue Saint-Claude, allumé le fourneau et fait la mixtion ; il en résulte
que le fourneau bout et que dans dix minutes vous aurez votre or.Permettez que
j’ouvre le vasistas pour établir un courant d’air.

– Quoi ! ces creusets placés sur le fourneau ?…

– Dans dix minutes nous donneront de l’or aussi pur que les
sequins de Venise et les florins de Toscane.

– Voyons ! si l’on peut voir toutefois ?

– Sans doute ; seulement, prenons quelques précautions
indispensables.

– Lesquelles ?

– Appliquez sur votre visage ce masque d’amiante aux yeux de
verre ; sans quoi, le feu pourrait bien, tant il est ardent,vous brûler
la vue.

– Peste ! prenons-y garde ! je tiens à mes yeux, et
je ne les donnerais pas pour les cent mille écus que vous m’avez promis.

– C’est ce que je pensais, monseigneur ; les yeux de
Votre Éminence sont beaux et bons.

Le compliment ne déplut aucunement au prince, très jaloux de
ses avantages personnels.

– Ah ! ah ! fit-il en ajustant le masque, nous
disons donc que nous allons voir de l’or ?

– Je l’espère, monseigneur.

– Pour cent mille écus ?

– Deux cents livres, cent marcs, oui, monseigneur ;
peut-être y en aura-t-il un peu plus, car j’ai fait la mixtion abondante.

– Vous êtes en vérité un généreux sorcier, dit le prince
avec un joyeux battement de cœur.

– Moins que Votre Éminence, qui veut bien me le dire.Maintenant,
monseigneur, veuillez vous écarter un peu, je vous prie, que j’ouvre la plaque
du creuset.

Balsamo revêtit une courte chemise d’amiante, saisit d’un
bras vigoureux une pince de fer, et leva un couvercle rougi par l’ardeur du feu,
lequel laissa à découvert quatre creusets de forme pareille contenant les uns
une mixture rouge comme du vermillon, et les autres une matière blanchissant
déjà, mais avec un reste de transparence purpurine.

– Et voilà l’or ! dit le prélat à mi-voix, comme s’il
eut craint de troubler par une parole trop haute le mystère qui s’accomplissait
devant lui.

– Oui, monseigneur, ces quatre creusets sont étagés :
les uns ont douze heures de cuisson, les autres onze. La mixtion,et ceci est
un secret que je révèle à un ami de la science, ne se jette dans la matière qu’au
moment de l’ébullition. Mais, comme Votre Éminence peut le voir,voici le
premier creuset qui blanchit ; il est temps de transvaser la matière
arrivée à point. Veuillez vous reculer, monseigneur.

Le prince obéit avec la même ponctualité qu’un soldat à l’ordre
de son chef. Et Balsamo, quittant la pince de fer déjà chaude parle contact
des creusets rouges, approcha du fourneau une sorte d’enclume à roulettes, sur
laquelle étaient enchâssés dans des formes de fer huit moules cylindriques de
même capacité.

– Qu’est ceci, cher sorcier ? demanda le prince.

– Ceci, monseigneur, c’est le moule commun et uniforme dans
lequel je vais couler vos lingots.

– Ah ! ah ! fit le prince.

Et il redoubla d’attention.

Balsamo étendit sur la dalle un lit d’étoupes blanches en
guise de rempart. Il se plaça entre l’enclume et le fourneau,ouvrit un grand
livre, récita, baguette en main, une incantation, puis, saisissant une tenaille
gigantesque destinée à enfermer le creuset dans ses bras tordus :

– L’or sera superbe, dit-il, monseigneur, et de première
qualité.

– Comment ! demanda le prince, vous allez enlever ce
pot de feu ?

– Qui pèse cinquante livres, oui, monseigneur ; oh !
peu de fondeurs, je vous le déclare, ont mes muscles et ma dextérité ; ne
craignez donc rien.

– Cependant, si le creuset éclatait…

– Cela m’est arrivé une fois, monseigneur ; c’était en
1399, je faisais une expérience avec Nicolas Flamel, en sa maison de la rue des
Écrivains, près la chapelle Saint-Jacques-la-Boucherie. Le pauvre Flamel
faillit y perdre la vie, et moi, j’y perdis vingt-sept marcs d’une substance
plus précieuse que l’or.

– Que diable me dites-vous là, maître ?

– La vérité.

– En 1399, vous poursuiviez le grand œuvre ?

– Oui, monseigneur.

– Avec Nicolas Flamel ?

– Avec Nicolas Flamel. Nous trouvâmes le secret ensemble,cinquante
ou soixante ans auparavant, en travaillant avec Pierre le Bon, dans la ville de
Pola. Il ne boucha point le creuset assez vite, et j’eus l’œil droit perdu
pendant dix ou douze ans par l’évaporation.

– Pierre le Bon ?

– Celui qui composa le fameux ouvrage de la Margarita
pretiosa, ouvrage que vous connaissez, sans doute.

– Oui, et qui porte la date de 1330.

– C’est justement cela, monseigneur.

– Et vous avez connu Pierre le Bon et Flamel ?

– J’ai été l’élève de l’un et le maître de l’autre.

Et tandis que le cardinal, épouvanté, se demandait si ce n’était
pas le diable en personne et non un de ses suppôts qui se trouvait à ses côtés,
Balsamo plongea dans la fournaise sa tenaille aux longs bras.

L’étreinte fut sûre et rapide. L’alchimiste engloba le
creuset à quatre pouces au-dessous du bord, s’assura, en le soulevant de
quelques pouces seulement, qu’il le tenait bien ; puis, par un effort
vigoureux, il raidit les muscles, et enleva l’effrayante marmite de son
fourneau ardent ; les mains de la tenaille rougirent aussitôt ; puis
on vit courir sur l’argile incandescente des sillons blancs comme des éclairs
dans une nuée sulfureuse ; puis les bords du creuset se foncèrent en rouge
brun, tandis que le fond conique apparaissait encore rose et argent sur la
pénombre du fourneau ; puis, enfin. le métal ruisselant sur lequel s’était
formée une crème violette, frisée de plis d’or, siffla par la gouttière du
creuset, et tomba en jets flamboyants dans le moule noir, à l’orifice duquel
apparut, furieuse et écumante, la nappe d’or, insultant par ses frissonnements
au vil métal qui la contenait.

– Au second, dit Balsamo en passant à un second moule.

Et le second moule fut rempli avec la même force et la même
dextérité.

La sueur dégouttait du front de l’opérateur : le
spectateur se signait dans l’ombre.

En effet, c’était un tableau d’une sauvage et majestueuse
horreur. Balsamo, éclairé par les fauves reflets de la flamme métallique, ressemblait
aux damnés que Michel-Ange et Dante tordent dans le fond de leurs chaudières.

Puis il y avait l’émotion de l’inconnu.

Balsamo ne respira point entre les deux opérations, le temps
pressait.

– Il y aura un peu de déchet, dit-il après avoir rempli le second
moule ; j’ai laissé bouillir la mixture un centième de minute de trop.

– Un centième de minute ! s’écria le cardinal, ne
cherchant plus à cacher sa stupéfaction.

– C’est énorme en hermétique, monseigneur, répliqua naïvement
Balsamo ; mais, en attendant, Éminence, voici deux creusets vides, deux
moules remplis, et cent livres d’or fin.

Et, saisissant à l’aide de ses puissantes tenailles le
premier moule, il le jeta dans l’eau, qui tourbillonna et fuma longtemps ;
puis il l’ouvrit et en tira un morceau d’or irréprochable, ayant la forme d’un
petit pain de sucre aplati aux deux pôles.

– Nous avons près d’une heure à attendre pour les deux autres
creusets, dit Balsamo ; en attendant, Votre Éminence veut-elle s’asseoir
ou respirer le frais ?

– Et c’est de l’or ? demanda le cardinal sans répondre
à l’interrogation de l’opérateur.

Balsamo sourit. Le cardinal était bien à lui.

– En douteriez-vous, monseigneur ?

– Écoutez donc, la science s’est trompée tant de fois…

– Vous ne dites pas votre pensée tout entière, mon prince, dit
Balsamo. Vous croyez que je vous trompe, et que je vous trompe sciemment.
Monseigneur, je serais bien peu de chose à mes propres yeux si j’agissais ainsi ;
car mes ambitions n’iraient pas au delà des murs de mon cabinet,qui vous
verrait sortir tout émerveillé pour aller perdre votre admiration chez le
premier batteur d’or venu. Allons, allons, faites-moi plus d’honneur, mon
prince, et croyez que, si je voulais tromper, ce serait plus adroitement et
dans un but plus élevé. Au surplus, Votre Éminence sait comment on éprouve l’or ?

– Sans doute, par la pierre à toucher.

– Monseigneur n’a pas manqué de faire l’expérience lui-même,
ne fût-ce que sur les onces d’Espagne, qui sont fort courues au jeu, étant de l’or
le plus fin que l’on puisse trouver, mais parmi lesquelles il s’en trouve
beaucoup de fausses ?

– Cela m’est arrivé effectivement.

– Eh bien ! monseigneur, voici une pierre et de l’acide.

– Non, je suis convaincu.

– Monseigneur, faites-moi le plaisir de vous assurer que ces
lingots sont non seulement de l’or, mais encore de l’or sans alliage.

Le cardinal paraissait répugner à donner cette preuve d’incrédulité ;
et cependant il était visible qu’il n’était point convaincu.

Balsamo toucha lui-même les lingots et soumit le résultat à
l’expérience de son hôte.

– Vingt-huit carats, dit-il ; je vais verser les deux
autres.

Dix minutes après, les deux cents livres d’or étaient
étalées en quatre lingots sur l’étoupe échauffée par le contact.

– Votre Éminence est venue en carrosse, n’est-ce pas ?
Du moins, c’est en carrosse que je l’ai vue venir.

– Oui.

– Monseigneur fera approcher son carrosse de la porte, et
mon laquais portera les lingots dans son carrosse.

– Cent mille écus ! murmura le cardinal en ôtant son masque,
comme pour voir par ses propres yeux l’or gisant à ses pieds.

– Et celui-là, monseigneur, vous pourrez dire d’où il vient,
n’est-ce pas ? car vous l’avez vu faire.

– Oh ! oui, et j’en témoignerai.

– Non pas, non pas, dit vivement Balsamo, on n’aime pas les
savants en France ; ne témoignez de rien, monseigneur.Oh ! si je
faisais des théories au lieu de faire de l’or, je ne dis pas.

– Alors que puis-je faire pour vous ? dit le prince en
soulevant avec peine un lingot de cinquante livres dans ses mains délicates.

Balsamo le regarda fixement, et, sans aucun respect, se mit
à rire.

– Qu’y a-t-il donc de risible dans ce que je vous dis ?
demanda le cardinal.

– Votre Éminence m’offre ses services, je crois !

– Sans doute.

– En vérité, ne serait-il pas plus à propos que je lui
offrisse les miens ?

La figure du cardinal s’assombrit.

– Vous m’obligez, monsieur, dit-il, et cela je m’empresse de
le reconnaître, mais si cependant la reconnaissance que je vous garde devait
être plus lourde que je ne le crois, je n’accepterais point le service. Il y a
encore, Dieu merci, dans Paris assez d’usuriers pour que je trouve,moitié sur
gage, moitié sur ma signature, cent mille écus d’ici à après-demain, et rien
que mon anneau épiscopal vaut quarante mille livres.

Et le prélat étendit sa main blanche comme celle d’une femme,
à l’annulaire duquel brillait un diamant gros comme une noisette.

– Mon prince, dit Balsamo en s’inclinant, il est impossible
que vous ayez pu croire un instant à mon intention de vous offenser ?

Puis, comme s’il se parlait à lui-même :

– Il est étrange, continua-t-il, que la vérité fasse cet
effet à quiconque s’appelle prince.

– Comment cela ?

– Eh ! sans doute ! Votre Éminence me propose ses
services à moi ! Je vous le demande à vous-même, monseigneur,de quelle
nature peuvent être les services que Votre Éminence est à même de me rendre ?

– Mais mon crédit à la cour d’abord.

– Monseigneur, monseigneur, vous savez vous-même que ce
crédit est bien ébranlé, et j’aimerais presque autant celui de M.de Choiseul, qui
n’a plus que quinze jours peut-être à rester ministre… Tenez, mon prince, en
fait de crédit, tenons-nous en au mien. Voici de bel et bon or.Chaque fois que
Votre Éminence en voudra, elle me le fera dire la veille ou le matin même, et
je lui en fournirai à son désir ; et avec de l’or, on a tout,n’est-ce pas,
monseigneur ?

– Non, pas tout, murmura le cardinal, tombé au rang de
protégé et ne cherchant même plus à reprendre sa position de protecteur.

– Ah ! c’est vrai. J’oubliais, dit Balsamo, que
monseigneur désire autre chose que de l’or, un bien plus précieux que toutes
les richesses du monde ; mais ceci ne regarde plus la science,c’est du
ressort de la magie. Monseigneur, dites un mot, et l’alchimiste est prêt à
faire place au magicien.

– Merci, monsieur, je n’ai plus besoin de rien, je ne désire
plus rien, dit tristement le cardinal.

Balsamo s’approcha de lui.

– Monseigneur, dit-il, un prince jeune, ardent, beau, riche,
et qui s’appelle Rohan, ne peut pas faire une pareille réponse à un magicien.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que le magicien lit au fond du cœur et sait le contraire.

– Je ne désire rien, je ne veux rien, monsieur, reprit le cardinal
presque épouvanté.

– J’aurais cru, au contraire, que les désirs de Son Éminence
étaient tels, qu’elle n’osait se les avouer à elle-même,reconnaissant que c’étaient
des désirs de roi.

– Monsieur, dit le cardinal en tressaillant, vous faites allusion,
je crois, à quelques paroles que vous m’avez déjà dites chez la princesse.

– Oui, je l’avoue, monseigneur.

– Monsieur, alors vous vous êtes trompé et vous vous trompez
encore maintenant.

– Oubliez-vous, monseigneur, que je vois aussi clairement
dans votre cœur ce qui s’y passe en ce moment, que j’ai vu clairement votre
carrosse sortir des Carmélites de Saint-Denis, dépasser la barrière, prendre le
boulevard et s’arrêter sous les arbres, à cinquante pas de ma maison ?

– Alors expliquez-vous et dites-moi quelque chose qui me
frappe.

– Monseigneur, il a toujours fallu aux princes de votre maison
un amour grand et hasardeux ; vous ne dégénérez pas. C’est la loi.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, comte, balbutia le
prince.

– Au contraire, vous me comprenez à merveille. J’aurais pu
toucher plusieurs des cordes qui vibrent en vous ; mais pourquoi l’inutile ?
J’ai été droit à celle qu’il faut attaquer ; oh !celle-là vibre
profondément, j’en suis sûr.

Le cardinal releva la tête, et, par un dernier effort de défiance,
interrogea le regard si clair et si assuré de Balsamo.

Balsamo souriait avec une telle expression de supériorité, que
le cardinal baissa les yeux.

– Oh ! vous avez raison, monseigneur, vous avez raison,
ne me regardez point ; car alors je vois trop clairement ce qui se passe
dans votre cœur ; car votre cœur est comme un miroir qui garderait la
forme des objets qu’il a réfléchis.

– Silence, comte de Fœnix ; silence, dit le cardinal
subjugué.

– Oui, vous avez raison, silence, car le moment n’est pas
encore venu de laisser voir un pareil amour.

– Pas encore, avez-vous dit ?

– Pas encore.

– Cet amour a donc un avenir ?

– Pourquoi pas ?

– Et vous pourriez me dire, vous, si cet amour n’est pas insensé,
comme je l’ai cru moi-même, comme je le crois encore, comme je le croirai jusqu’au
moment où une preuve du contraire me sera donnée ?

– Vous demandez beaucoup, monseigneur ; je ne puis rien
vous dire sans être mis en contact avec la personne qui vous inspire cet amour,
ou avec quelque objet venant d’elle.

– Et quel objet faudrait-il pour cela ?

– Une tresse de ses beaux cheveux dorés, si petite qu’elle
soit, par exemple.

– Oh ! oui vous êtes un homme profond ! Oui, vous
l’avez dit, vous lisez dans les cœurs comme je lirais, moi, dans un livre.

– Hélas ! c’est ce que me disait votre pauvre
arrière-grand-oncle, le chevalier Louis de Rohan, lorsque je lui fis mes adieux
sur la plate-forme de la Bastille, au pied de l’échafaud sur lequel il monta si
courageusement.

– Il vous dit cela… que vous étiez un homme profond ?

– Et que je lisais dans les cœurs. Oui, car je l’avais
prévenu que le chevalier de Préault le trahirait, il ne voulut pas me croire, et
le chevalier de Préault le trahit.

– Quel singulier rapprochement faites-vous entre mon ancêtre
et moi ? dit le cardinal en pâlissant malgré lui.

– C’est uniquement pour vous rappeler qu’il s’agit d’être
prudent, monseigneur, en vous procurant des cheveux qu’il vous faudra couper
sous une couronne.

– N’importe où il faudra les aller prendre, vous les aurez,monsieur.

– Bien, maintenant voici votre or, monseigneur ; j’espère
que vous ne doutez plus que ce soit bien de l’or.

– Donnez-moi une plume et du papier.

– Pour quoi faire, monseigneur ?

– Pour vous faire un reçu des cent mille écus que vous me
prêtez si gracieusement.

– Y pensez-vous, monseigneur ? un reçu à moi, et pour
quoi faire ?

– J’emprunte souvent, mon cher comte, dit le cardinal ;
mais je vous préviens que je ne reçois jamais.

– Comme il vous plaira, mon prince.

Le cardinal prit une plume sur la table, et écrivit d’une
énorme et illisible écriture un reçu dont l’orthographe ferait peur à la
gouvernante d’un sacristain d’aujourd’hui.

– Est-ce bien cela ? demanda-t-il en le présentant à
Balsamo.

– Parfaitement, répliqua le comte, le mettant dans sa poche
sans même jeter les yeux dessus.

– Vous ne le lisez pas, monsieur ?

– J’avais la parole de Votre Éminence, et la parole des Rohan
vaut mieux qu’un gage.

– Monsieur le comte de Fœnix, dit le cardinal avec un demi-salut
bien significatif de la part d’un homme de cette qualité, vous êtes un galant
homme, et, si je ne puis vous faire mon obligé, vous me permettrez d’être
heureux de demeurer le vôtre.

Balsamo s’inclina à son tour et tira une sonnette, au bruit
de laquelle Fritz apparut.

Le comte lui dit quelques mots en allemand.

Fritz se baissa, et, comme un enfant qui emporterait huit
oranges, un peu embarrassé, mais nullement courbé ou retardé, il enleva les
huit lingots d’or dans leur enveloppe d’étoupe.

– Mais c’est un Hercule que ce gaillard-là ! dit le
cardinal.

– Il est assez fort, oui, monseigneur, répondit Balsamo ;
mais il est vrai de dire que, depuis qu’il est à mon service, je lui laisse
boire chaque matin trois gouttes d’un élixir composé par mon savant ami le
docteur Althotas ; aussi le voilà qui commence à profiter ; dans un
an, il portera les cent marcs d’une seule main.

– Merveilleux ! incompréhensible ! murmura le
cardinal. Oh ! je ne pourrai résister au désir de parler de tout cela !

– Faites, monseigneur, faites, répondit Balsamo en riant ;
mais n’oubliez pas que parler de tout cela, c’est prendre l’engagement de venir
éteindre vous-même la flamme de mon bûcher, si par hasard il prenait envie au
Parlement de me faire rôtir en place de Grève.

Et ayant escorté son illustre visiteur jusque sous la porte
cochère, il prit congé de lui avec un salut respectueux.

– Mais votre valet, le seigneur Fritz, je ne le vois pas, dit
le cardinal.

– Il est allé porter l’or dans votre voiture, monseigneur.

– Il sait donc où elle est ?

– Sous le quatrième arbre à droite en tournant le boulevard.
C’est cela que je lui disais en allemand, monseigneur.

Le cardinal leva les mains au ciel et disparut dans l’ombre.

Balsamo attendit que Fritz fût rentré, et remonta chez lui
en fermant toutes les portes.

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