Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 12Le comte de Fœnix

Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes,
l’une à ses méditations douloureuses, l’autre à son étonnement,facile à comprendre.

Enfin Madame Louise rompit la première le silence.

– Et vous n’avez rien fait pour faciliter cet enlèvement ?
dit-elle.

– Rien, Madame.

– Et vous ignorez comment vous êtes sortie du couvent ?

– Je l’ignore.

– Cependant un couvent est bien fermé, bien gardé ; il
y a des barreaux aux fenêtres, des murs presque infranchissables,une tourière
qui ne quitte pas ses clefs. Cela est ainsi, en Italie surtout, où les règles
sont plus sévères encore qu’en France.

– Que vous dirai-je, Madame, quand moi-même depuis ce moment
je m’abîme à creuser mes souvenirs sans y rien trouver ?

– Mais vous lui reprochâtes votre enlèvement ?

– Sans doute.

– Que vous répondit-il pour s’excuser ?

– Qu’il m’aimait.

– Que lui dites-vous ?

– Qu’il me faisait peur.

– Vous ne l’aimiez donc pas ?

– Oh ! non, non !

– En étiez-vous bien sûre ?

– Hélas ! Madame, c’était un sentiment étrange que j’éprouvais
pour cet homme. Lui là, je ne suis plus moi, je suis lui ; ce qu’il veut, je
le veux ; ce qu’il ordonne, je le fais ; mon âme n’a plus de
puissance, mon esprit plus de volonté : un regard me dompte et me fascine.
Tantôt il semble pousser jusqu’au fond de mon cœur des pensées quine sont pas
miennes, tantôt il semble attirer au dehors de moi des idées si bien cachées
jusqu’alors à moi-même, que je ne les avais pas devinées. Oh !vous voyez
bien, Madame, qu’il y a magie.

– C’est étrange, au moins, si ce n’est pas surnaturel, dit
la princesse. Mais, après cet événement, comment viviez-vous avec cet homme ?

– Il me témoignait une vive tendresse, un sincère attachement.

– C’était un homme corrompu peut-être ?

– Je ne le crois pas ; au contraire, il y a quelque
chose de l’apôtre dans sa manière de parler.

– Allons, vous l’aimez, avouez-le.

– Non, non, Madame, dit la jeune femme avec une douloureuse
volonté, non, je ne l’aime pas.

– Alors vous auriez dû fuir, vous auriez dû en appeler aux
autorités, vous réclamer de vos parents.

– Madame, il me surveillait tellement, que je ne pouvais
fuir.

– Que n’écriviez-vous ?

– Nous nous arrêtions partout sur la route dans des maisons
qui semblaient lui appartenir, où chacun lui obéissait. Plusieurs fois je
demandai du papier, de l’encre et des plumes ; mais ceux à qui je m’adressais
étaient renseignés par lui ; jamais aucun ne me répondit.

– Mais en route, comment voyagiez-vous ?

– D’abord en chaise de poste ; mais à Milan nous trouvâmes
non plus une chaise de poste, mais une espèce de maison roulante dans laquelle
nous continuâmes notre chemin.

– Mais enfin il était obligé parfois de vous laisser seule ?

– Oui. Alors il s’approchait de moi ; il me disait :
« Dormez. » Et je m’endormais, et ne me réveillais qu’à son retour.

Madame Louise secoua la tête d’un air d’incrédulité.

– Vous ne désiriez pas fuir bien énergiquement, dit-elle ;
sans quoi, vous y fussiez parvenue.

– Hélas ! il me semble cependant que si, Madame… Mais
aussi peut-être étais-je fascinée !

– Par ses paroles d’amour, par ses caresses ?

– Il me parlait rarement d’amour, Madame, et, à part un
baiser sur le front le soir et un autre baiser au front le matin,je ne me
rappelle point qu’il m’ait jamais fait d’autres caresses.

– Étrange, étrange, en vérité ! murmura la princesse.

Cependant, sous l’empire d’un soupçon, elle reprit :

– Voyons, répétez-moi que vous ne l’aimez pas.

– Je vous le répète, Madame.

– Redites-moi que nul lien terrestre ne vous attache à lui.

– Je vous le redis.

– Que, s’il vous réclame, il n’aura aucun droit à faire
valoir.

– Aucun !

– Mais enfin, continua la princesse, comment êtes-vous venue
ici ? Voyons, car je m’y perds.

– Madame, j’ai profité d’un violent orage qui nous surprit
un peu au delà d’une ville qu’on appelle, je crois, Nancy. Il avait quitté sa
place près de moi ; il était entré dans le second compartiment de sa voiture,
pour causer avec un vieillard qui habitait ce second compartiment,je sautai
sur son cheval et je m’enfuis.

– Et qui vous fit donner la préférence à la France, au lieu
de retourner en Italie ?

– Je réfléchis que je ne pouvais retourner à Rome, puisque
bien certainement on devait croire que j’avais agi de complicité avec cet homme ;
j’y étais déshonorée, mes parents ne m’eussent point reçue.

« Je résolus donc de fuir à Paris et d’y vivre cachée, ou
bien de gagner quelque autre capitale où je pusse me perdre à tous les regards
et aux siens surtout.

« Quand j’arrivai à Paris, toute la ville était émue de
votre retraite aux Carmélites, Madame ; chacun vantait votre piété, votre
sollicitude pour les malheureux, votre compassion pour les affligés. Ce me fut
un trait de lumière, Madame ; je fus frappée de cette conviction que vous
seule étiez assez généreuse pour m’accueillir, assez puissante pour me
défendre.

– Vous en appelez toujours à ma puissance, mon enfant ;
il est donc bien puissant, lui ?

– Oh ! oui.

– Mais qui est-il ? Voyons ! Par délicatesse, j’ai
jusqu’à présent tardé à vous le demander ; cependant, si je dois vous défendre,
faut-il encore que je sache contre qui.

– Oh ! Madame, voilà encore en quoi il m’est impossible
de vous éclairer. J’ignore complètement qui il est et ce qu’il est : tout
ce que je sais, c’est qu’un roi n’inspire pas plus de respect, un dieu plus d’adorations
que n’en ont pour lui les gens auxquels il daigne se révéler.

– Mais son nom ? comment s’appelle-t-il ?

– Madame, je l’ai entendu appeler de bien des noms différents.
Cependant, deux seulement me sont restés dans la mémoire. L’un est celui que
lui donne ce vieillard dont je vous ai déjà parlé et qui fut notre compagnon de
voyage depuis Milan jusqu’à l’heure où je l’ai quitté :l’autre est celui
qu’il se donnait lui-même.

– Quel était le nom dont l’appelait le vieillard ?

– Acharat… N’est-ce pas un nom antichrétien, dites,Madame ?…

– Et celui qu’il se donnait à lui-même ?

– Joseph Balsamo.

– Et lui ?

– Lui !… connaît tout le monde, devine tout le monde ;
il est contemporain de tous les temps ; il vécut dans tous les âges ;
il parle… oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui de pareils blasphèmes !
non seulement d’Alexandre, de César, de Charlemagne, comme s’il les avait connus,
et cependant, je crois que tous ces hommes-là sont morts depuis bien longtemps,
mais encore de Caïphe, de Pilate, de Notre Seigneur Jésus-Christ,enfin, comme
s’il eût assisté à son martyre.

– C’est quelque charlatan alors, dit la princesse.

– Madame, je ne sais peut-être point parfaitement ce que
veut dire en France le nom que vous venez de prononcer ; mais ce que je
sais, c’est que c’est un homme dangereux, terrible, devant lequel tout plie, tout
tombe, tout s’écroule ; que l’on croit sans défense, et qui est armé ;
que l’on croit seul, et qui fait sortir des hommes de terre. Et cela sans force,
sans violence, avec un mot, un geste… en souriant.

– C’est bien, dit la princesse, quel que soit cet homme,rassurez-vous,
mon enfant, vous serez protégée contre lui.

– Par vous, n’est-ce pas, Madame ?

– Oui, par moi, et cela tant que vous ne renoncerez pas
vous-même à cette protection. Mais ne croyez plus, mais surtout ne cherchez
plus à me faire croire aux surnaturelles visions que votre esprit malade a enfantées.
Les murs de Saint-Denis, en tout cas, vous seront un rempart assuré contre le
pouvoir infernal, et même, croyez-moi, contre un pouvoir bien plus à craindre, contre
le pouvoir humain. Maintenant, madame, que comptez-vous faire ?

– Avec ces bijoux qui m’appartiennent, Madame, je compte
payer ma dot dans un couvent, dans celui-ci, si c’est possible.

Et Lorenza déposa sur une table de précieux bracelets, des
bagues de prix, un diamant magnifique et de superbes boucles d’oreilles. Le
tout pouvait valoir vingt mille écus.

– Ces bijoux sont à vous ? demanda la princesse.

– Ils sont à moi, Madame ; il me les a donnés, et je
les rends à Dieu. Je ne désire qu’une chose.

– Laquelle ? Dites !

– C’est que son cheval arabe Djérid, qui fut l’instrument de
ma délivrance, lui soit rendu s’il le réclame.

– Mais vous, à aucun prix, n’est-ce pas, vous ne voulez retourner
avec lui ?

– Moi, je ne lui appartiens pas.

– C’est vrai, vous l’avez dit. Ainsi, madame, vous continuez
à vouloir entrer à Saint-Denis et à continuer les pratiques de religion
interrompues à Subiaco par l’étrange événement que vous m’avez raconté ?

– C’est mon vœu le plus cher, Madame, et je sollicite cette
faveur à vos genoux.

– Eh bien ! soyez tranquille, mon enfant, dit la
princesse, dès aujourd’hui vous vivrez parmi nous, et, lorsque vous nous aurez
montré combien vous tenez à obtenir cette faveur ; lorsque,par votre
exemplaire conduite, à laquelle je m’attends, vous l’aurez méritée,ce jour-là
vous appartiendrez au Seigneur et je vous réponds que nul ne vous enlèvera de
Saint-Denis lorsque la supérieure veillera sur vous.

Lorenza se précipita aux pieds de sa protectrice, lui prodiguant
les plus tendres, les plus sincères remerciements.

Mais tout à coup elle se releva sur un genou, écouta, pâlit,
trembla.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! mon
Dieu !

– Quoi ? demanda Madame Louise.

– Tout mon corps tremble ! Ne le voyez-vous pas ?
Il vient ! Il vient !

– Qui cela ?

– Lui ! Lui qui a juré de me perdre.

– Cet homme ?

– Oui, cet homme. Ne voyez-vous pas comme mes mains
tremblent ?

– En effet.

– Oh ! s’écria-t-elle, le coup au cœur ; il
approche, il approche !

– Vous vous trompez.

– Non, non, Madame. Tenez, malgré moi, il m’attire,voyez ;
retenez-moi, retenez-moi.

Madame Louise saisit la jeune femme par le bras.

– Mais remettez-vous, pauvre enfant, dit-elle ; fût-ce
lui, mon Dieu, vous êtes ici en sûreté.

– Il approche, il approche, vous dis-je ! s’écria
Lorenza, terrifiée, anéantie, les yeux fixes, le bras étendu vers la porte de
la chambre.

– Folie ! Folie ! dit la princesse. Est-ce que l’on
entre ainsi chez Madame Louise de France ?… Il faudrait que cet homme fût
porteur d’un ordre du roi.

– Oh ! Madame, je ne sais comment il est entré, s’écria
Lorenza en se renversant en arrière ; mais ce que je sais, ce dont je suis
certaine, c’est qu’il monte l’escalier… c’est qu’il est à dix pas d’ici à
peine… c’est que le voilà !

Tout à coup la porte s’ouvrit ; la princesse recula,épouvantée
malgré elle de cette coïncidence bizarre.

Une sœur parut.

– Qui est là ? demanda Madame, et que voulez-vous ?

– Madame, répondit la sœur, un gentilhomme vient de se
présenter au couvent, qui veut parler à Votre Altesse royale.

– Son nom ?

– Monsieur le comte de Fœnix.

– Est-ce lui ? demanda la princesse à Lorenza, et
connaissez-vous ce nom ?

– Je ne connais pas ce nom ; mais c’est lui, Madame, c’est
lui.

– Que veut-il ? demanda la princesse à la religieuse.

– Chargé d’une mission près du roi de France par Sa Majesté
le roi de Prusse, il voudrait, dit-il, avoir l’honneur d’entretenir un instant
Votre Altesse royale.

Madame Louise réfléchit un instant ; puis, se
retournant vers Lorenza :

– Entrez dans ce cabinet, dit-elle.

Lorenza obéit.

– Et vous, ma sœur, continua la princesse, faites entrer ce
gentilhomme.

La sœur s’inclina et sortit.

La princesse s’assura que la porte du cabinet était bien
close, et revint à son fauteuil, où elle s’assit, attendant, non sans une
certaine émotion, l’événement qui allait s’accomplir.

Presque aussitôt, la sœur reparut. Derrière elle marchait
cet homme que nous avons vu, le jour de la présentation, se faire annoncer chez
le roi sous le nom du comte de Fœnix.

Il était revêtu du même costume, qui était un uniforme prussien,
sévère dans sa coupe ; il portait la perruque militaire et le col noir ;
ses grands yeux, si expressifs, s’abaissèrent en présence de Madame Louise, mais
seulement pour donner au respect tout ce qu’un homme, si haut placé qu’il soit
comme simple gentilhomme, doit de respect à une fille de France.

Mais les relevant aussitôt comme s’il eut craint d’être
aussi d’une trop grande humilité :

– Madame, je rends grâce à Votre Altesse royale de la faveur
qu’elle veut bien me faire. J’y comptais cependant, connaissant que Votre Altesse
soutient généreusement tout ce qui est malheureux.

– En effet, monsieur, j’y essaie, dit la princesse avec dignité,
car elle comptait terrasser, après dix minutes d’entretien, celui qui venait
impudemment réclamer la protection d’autrui après avoir abusé de ses propres
forces.

Le comte s’inclina sans paraître avoir compris le double
sens des paroles de la princesse.

– Que puis-je donc pour vous, monsieur ? continua Madame
Louise sur le même ton d’ironie.

– Tout, Madame.

– Parlez.

– Votre Altesse, que je ne fusse point, sans de graves motifs,
venu importuner dans la retraite qu’elle s’est choisie, a donné, je le crois du
moins, asile à une personne qui m’intéresse en tout point.

– Comment nommez-vous cette personne, monsieur ?

– Lorenza Feliciani.

– Et que vous est cette personne ? Est-ce votre alliée,
votre parente, votre sœur ?

– C’est ma femme.

– Votre femme ? dit la princesse en élevant la voix, afin
d’être entendue du cabinet ; Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix ?

– Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix, oui, Madame,répondit
le comte avec le plus grand calme.

– Je n’ai point de comtesse de Fœnix aux Carmélites, monsieur,
répliqua sèchement la princesse.

Mais le comte ne se regarda point comme battu et continua :

– Peut-être bien, Madame, Votre Altesse n’est-elle pas bien
persuadée encore que Lorenza Feliciani et la comtesse de Fœnix sont une seule
et même personne ?

– Non, je l’avoue, dit la princesse, et vous avez deviné
juste, monsieur ; ma conviction n’est point entière sur ce point.

– Votre Altesse veut-elle donner l’ordre que Lorenza Feliciani
soit amenée devant elle, et alors elle ne conservera plus aucun doute. Je demande
à Son Altesse pardon d’insister ainsi ; mais je suis tendrement attaché à
cette jeune femme, et elle-même regrette, je crois, d’être séparée de moi.

– Le croyez-vous ?

– Oui, Madame, je le crois, si pauvre que soit mon mérite.

« Oh ! pensa la princesse, Lorenza avait dit vrai,
et cet homme est effectivement un homme dangereux. »

Le comte gardait une contenance calme et se renfermait dans
la plus stricte politesse de cour.

« Essayons de mentir », continua de penser Madame
Louise.

– Monsieur, dit-elle, je n’ai point à vous remettre une
femme qui n’est point ici. Je comprends que vous la cherchiez avec tant d’insistance,
si vous l’aimez véritablement comme vous le dites ; mais, si vous voulez
avoir quelque chance de la trouver, cherchez-la ailleurs,croyez-moi.

Le comte, en entrant, avait jeté un regard rapide sur tous
les objets que renfermait la chambre de Madame Louise, et ses yeux s’étaient
arrêtés un instant, rien qu’un instant, c’est vrai, mais ce seul regard avait
suffi, sur la table placée dans un angle obscur de l’appartement,et c’était
sur cette table que Lorenza avait placé ses bijoux, qu’elle avait offerts pour
entrer aux Carmélites. Aux étincelles qu’ils jetaient dans l’ombre,le comte de
Fœnix les avait reconnus.

– Si Votre Altesse royale voulait bien rappeler ses souvenirs,
insista le comte, et c’est une violence que je la prie de vouloir bien se faire,
elle se rappellerait que Lorenza Feliciani était tout à l’heure dans cette
chambre, et qu’elle a déposé sur cette table les bijoux qui y sont,et qu’après
avoir eu l’honneur de conférer avec Votre Altesse, elle s’est retirée.

Le comte de Fœnix saisit au passage le regard que jetait la
princesse du côté du cabinet.

– Elle s’est retirée dans ce cabinet, acheva-t-il.

La princesse rougit, le comte continua :

– De sorte que je n’attends que l’agrément de Son Altesse
pour lui ordonner d’entrer ; ce qu’elle fera à l’instant même,je n’en
doute pas.

La princesse se rappela que Lorenza s’était enfermée en
dedans, et que, par conséquent, rien ne pouvait la forcer de sortir que l’impulsion
de sa propre volonté.

– Mais, dit-elle, ne cherchant plus à dissimuler le dépit qu’elle
éprouvait d’avoir menti inutilement devant cet homme à qui l’on ne pouvait rien
cacher, si elle entre, que fera-t-elle ?

– Rien, Madame ; elle dira seulement à Votre Altesse qu’elle
désire me suivre, étant ma femme.

Ce dernier mot rassura la princesse, car elle se rappelait
les protestations de Lorenza.

– Votre femme ! dit-elle, en êtes-vous bien sûr ?

Et l’indignation perçait sous ses paroles.

– On croirait, en vérité, que Votre Altesse ne me croit pas,
dit poliment le comte. Ce n’est pas cependant une chose bien incroyable que le
comte de Fœnix ait épousé Lorenza Feliciani, et que, l’ayant épousée, il redemande
sa femme.

– Sa femme, encore ! s’écria Madame Louise avec impatience ;
vous osez dire que Lorenza Feliciani est votre femme ?

– Oui, Madame, répondit le comte avec un naturel parfait, j’ose
le dire, car cela est.

– Marié, vous êtes marié ?

– Je suis marié.

– Avec Lorenza ?

– Avec Lorenza.

– Légitimement ?

– Sans doute, et, si vous insistez, Madame, dans une dénégation
qui me blesse…

– Eh bien, que ferez-vous ?

– Je mettrai sous vos yeux mon acte de mariage parfaitement
en règle et signé du prêtre qui nous a unis.

La princesse tressaillit ; tant de calme brisait ses
convictions.

Le comte ouvrit un portefeuille et développa un papier plié
en quatre.

– Voilà la preuve de la vérité de ce que j’avance, Madame, et
du droit que j’ai de réclamer cette femme ; la signature fait foi… Votre
Altesse veut elle lire l’acte et interroger la signature ?

– Une signature ! murmura la princesse avec un doute
plus humiliant que ne l’avait été sa colère ; mais si cette signature… ?

– Cette signature est celle du curé de Saint-Jean de Strasbourg,
bien connu de M. le prince Louis, cardinal de Rohan, et si Son Éminence était
ici…

– Justement M. le cardinal est ici, s’écria la princesse attachant
sur le comte des regards enflammés. Son Éminence n’a pas quitté Saint-Denis ;
elle est dans ce moment-ci chez les chanoines de la cathédrale ; ainsi
rien n’est plus aisé que cette vérification que vous nous proposez.

– C’est un grand bonheur pour moi, Madame, répondit le comte
en remettant flegmatiquement son acte dans son portefeuille ;car, par
cette vérification, je l’espère, je verrai se dissiper tous les soupçons
injustes que Votre Altesse a contre moi.

– Tant d’impudence me révolte en vérité, dit la princesse en
agitant vivement sa sonnette. Ma sœur ! ma sœur !

La religieuse qui avait un instant auparavant introduit le
comte de Fœnix accourut.

– Que l’on fasse monter à cheval mon piqueur, dit la princesse,
et qu’on l’envoie porter ce billet à M. le cardinal de Rohan ;on le
trouvera au chapitre de la cathédrale ; qu’il vienne ici sans retard, je l’attends.

Et, tout en parlant, la princesse écrivit à la hâte deux
mots qu’elle remit à la religieuse.

Puis elle ajouta tout bas :

– Que l’on place dans le corridor deux archers de la maréchaussée,
et que personne ne sorte sans mon congé ; allez !

Le comte avait suivi les différentes phases de cette résolution,
bien arrêtée maintenant chez Madame Louise, de lutter avec lui jusqu’au bout ;
et tandis que la princesse écrivait, décidée sans doute à lui disputer la
victoire, il s’était approché du cabinet, et là, l’œil fixé sur la porte, les
mains étendues et agitées d’un mouvement plus méthodique que nerveux, il avait
prononcé quelques mots tout bas.

La princesse, en se retournant, le vit dans cette attitude.

– Que faites-vous là, monsieur ? dit-elle.

– Madame, dit le comte, j’adjure Lorenza Feliciani de venir
ici en personne vous confirmer, par ses paroles et de sa pleine volonté, que je
ne suis ni un imposteur ni un faussaire, et cela sans préjudice de toutes les
autres preuves qu’exigera Votre Altesse.

– Monsieur !

– Lorenza Feliciani, cria le comte dominant tout, même la
volonté de la princesse ; Lorenza Feliciani, sortez de ce cabinet, et
venez ici, venez !

Mais la porte resta close.

– Venez, je le veux ! répéta le comte.

Alors la clef grinça dans la serrure, et la princesse, avec
un indicible effroi, vit entrer la jeune femme, dont les yeux étaient fixés sur
le comte, sans aucune expression de colère ni de haine.

– Que faites-vous donc, mon enfant, que faites-vous ?s’écria
Madame Louise, et pourquoi revenir à cet homme que vous aviez fui ? Vous
étiez en sûreté ici ; je vous l’avais dit.

– Elle est en sûreté aussi dans ma maison, Madame, répondit
le comte.

Puis se retournant vers la jeune femme :

– N’est-ce pas, Lorenza, dit-il, que vous êtes en sûreté
chez moi ?

– Oui, répondit la jeune fille.

La princesse, au comble de l’étonnement, joignit les mains
et se laissa retomber dans son fauteuil.

– Maintenant, Lorenza, dit le comte d’une voix douce mais
dans laquelle néanmoins l’accent du commandement se faisait sentir,maintenant
on m’accuse de vous avoir fait violence. Dites, vous ai-je violentée en quelque
chose que ce soit ?

– Jamais, répondit la jeune femme d’une voix claire et précise,
mais sans accompagner cette dénégation d’aucun mouvement.

– Alors, s’écria la princesse, que signifie toute cette
histoire d’enlèvement que vous m’avez faite ?

Lorenza demeura muette ; elle regardait le comte comme
si la vie et la parole, qui en est l’expression, devaient lui venir de lui.

– Son Altesse désire sans doute savoir comment vous êtes
sortie du couvent, Lorenza. Racontez tout ce qui s’est passé depuis le moment
où vous vous êtes évanouie dans le chœur jusqu’à celui où vous vous êtes
réveillée dans la chaise de poste.

Lorenza demeura silencieuse.

– Racontez la chose dans tous ses détails, continua le comte,
sans rien omettre. Je le veux.

Lorenza ne put comprimer un frémissement.

– Je ne me rappelle point, dit-elle.

– Cherchez dans vos souvenirs, et vous vous rappellerez.

– Ah ! oui, oui, en effet, dit Lorenza avec le même
accent monotone, je me souviens.

– Parlez !

– Lorsque je me fus évanouie, au moment même où les ciseaux
touchaient mes cheveux, on m’emporta dans ma cellule et l’on me coucha sur mon
lit. Jusqu’au soir, ma mère resta près de moi, et, comme je demeurais toujours
sans connaissance, on envoya chercher le chirurgien du village,lequel me tâta
le pouls, passa un miroir devant mes lèvres et, reconnaissant que mes artères
étaient sans battements et ma bouche sans haleine, déclara que j’étais morte.

– Mais comment savez-vous tout cela ? demanda la princesse.

– Son Altesse désire connaître comment vous savez tout cela,
répéta le comte.

– Chose étrange ! dit Lorenza, je voyais et j’entendais ;
seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer ;j’étais en
léthargie.

– En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de
personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.

– Continuez, Lorenza.

– Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma
mort ; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la
journée du lendemain.

« Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit ; mais les
trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je
fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.

« Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il
avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir
mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme ; car il ne doutait
pas qu’étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais
prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il
ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.

« Ma mère insista tant qu’elle obtint de me veiller
encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.

« Le mardi matin, j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.

« Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient
au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle, où je  devais, selon
l’habitude, être exposée un jour et une nuit.

« Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent
dans ma chambre ; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une
robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça
mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda :

« – La bière !

« La bière fut apportée dans ma chambre ; un
profond frissonnement courut par tout mon corps ; car, je vous le répète, à
travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été
tout grands ouverts.

« On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.

« Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude
chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça
au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier
à mes pieds.

« Toute la journée, les paysans de Subiaco entrèrent
dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.

« Le soir vint. Les visites cessèrent ; on ferma
en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur
infirmière resta seule près de moi.

« Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon
sommeil ; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je
sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne
venait à mon secours.

« J’entendais les unes après les autres les heures :
neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.

« Chaque coup retentissait dans mon cour ; car j’entendais,
chose effrayante ! le glas de ma propre mort.

« Ce que je fis d’efforts pour vaincre ce sommeil glacé,
pour rompre ces liens de fer qui m’attachaient au fond de mon cercueil, Dieu
seul le sait ; mais il le vit, puisqu’il eut pitié de moi.

« Minuit sonna.

« Au premier coup, il me sembla que tout mon corps
était secoué par un mouvement convulsif pareil à celui que j’avais l’habitude d’éprouver
quand Acharat s’approchait de moi ; puis j’éprouvai une commotion au cœur ;
puis je le vis apparaître à la porte de la chapelle.

– Est-ce de l’effroi que vous éprouvâtes alors ?
demanda le comte de Fœnix.

– Non, non, ce fût du bonheur, ce fut de la joie, ce fut de
l’extase, car je comprenais qu’il venait m’arracher à cette mort désespérée que
je redoutais tant. Il marcha lentement vers mon cercueil, me regarda un instant
avec un sourire plein de tristesse, puis il me dit :

« – Lève-toi et marche.

« Les liens qui retenaient mon corps étendu se
rompirent aussitôt ; à cette voix puissante, je me levai, et je mis un
pied hors de mon cercueil.

« – Es-tu heureuse de vivre ? me demanda-t-il.

« – Oh ! oui, répondis-je.

« – Eh bien, alors suis-moi.

« L’infirmière, habituée au funèbre office qu’elle
remplissait près de moi, après l’avoir rempli près de tant d’autres sœurs, dormait
sur sa chaise. Je passai près d’elle sans l’éveiller, et je suivis celui qui, pour
la seconde fois, m’arrachait à la mort.

« Nous arrivâmes dans la cour. Je revis ce ciel tout
parsemé d’étoiles brillantes que je n’espérais plus revoir. Je sentis cet air
frais de la nuit que les morts ne sentent plus, mais qui est si doux aux
vivants.

« – Maintenant, me demanda-t-il, avant de quitter ce couvent,
choisissez entre Dieu et moi. Voulez-vous être religieuse ?Voulez-vous me
suivre ?

« – Je veux vous suivre, répondis-je.

« – Alors, venez, dit-il une seconde fois.

« Nous arrivâmes à la porte du tour ; elle était
fermée.

« – Où sont les clefs ? me demanda-t-il.

« – Dans les poches de la sœur tourière.

« – Et où sont ces poches ?

« – Sur une chaise, près de son lit.

« – Entrez chez elle sans bruit, prenez les clefs,choisissez
celle de la porte, et apportez-la-moi.

« J’obéis. La porte de la loge n’était point fermée en
dedans. J’entrai. J’allai droit à la chaise. Je fouillai dans les poches ;
je trouvai les clefs ; parmi le trousseau, je trouvai celle du tour et je
l’apportai.

« Cinq minutes après, le tour s’ouvrait et nous étions
dans la rue.

« Alors je pris son bras et nous courûmes vers l’extrémité
du village de Subiaco. À cent pas de la dernière maison, une chaise de poste
attendait toute attelée. Nous montâmes dedans, et elle partit au galop.

– Et aucune violence ne vous fut faite ? aucune menace
ne fut proférée ? vous suivîtes cet homme volontairement ?

Lorenza resta muette.

– Son Altesse royale vous demande, Lorenza, si par quelque
menace ou quelque violence je vous forçai de me suivre ?

– Non.

– Et pourquoi le suivîtes-vous ?

– Dites, pourquoi m’avez-vous suivi ?

– Parce que je vous aimais, dit Lorenza.

Le comte de Fœnix se retourna vers la princesse avec un
sourire triomphant.

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