Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 25Ce qui arriva à M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France, le soir du mariage de Monseigneur le dauphin

Les grands événements de l’histoire sont pour le romancier
ce que sont les montagnes gigantesques pour le voyageur. Il les regarde, il
tourne autour d’elles, il les salue en passant, mais il ne les franchit pas.

Ainsi allons-nous regarder, tourner et saluer cette cérémonie
imposante du mariage de la dauphine à Versailles. Le cérémonial de France est
la seule chronique que l’on doive consulter en pareil cas.

Ce n’est pas en effet dans les splendeurs du Versailles de
Louis XV, dans la description des habits de cour, des livrées, des ornements
pontificaux, que notre histoire à nous, cette suivante modeste qui,par un
petit chemin détourné, côtoie la grand-route de l’histoire de France, trouverait
à gagner quelque chose.

Laissons s’achever la cérémonie aux rayons du soleil ardent
d’un beau jour de mai ; laissons les illustres conviés se retirer en
silence et se raconter ou commenter les merveilles du spectacle auquel ils
viennent d’assister, et revenons à nos événements et à nos personnages à nous, lesquels,
historiquement, ont bien une certaine valeur.

Le roi, fatigué de la représentation et surtout du dîner, qui
avait été long et calqué sur le cérémonial du dîner des noces de M.le grand dauphin,
fils de Louis XIV, le roi se retira chez lui à neuf heures et congédia tout le
monde, ne retenant que M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France.

Ce duc, grand ami des jésuites, qu’il espérait ramener, grâce
au crédit de madame du Barry, voyait une partie de sa tâche terminée par le mariage
de M. le duc de Berry.

Ce n’était pas la plus rude partie, car il restait encore à
M. le précepteur des enfants de France à parfaire l’éducation de M.le comte de
Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, à cette époque, l’un de quinze ans, l’autre
de treize. M. le comte de Provence était sournois et indompté ; M. le
comte d’Artois, étourdi et indomptable. et puis le dauphin, outre ses bonnes
qualités, qui le rendaient un précieux élève, était dauphin,c’est-à-dire le
premier personnage de France après le roi. M. de la Vauguyon pouvait donc
perdre gros en perdant sur un tel esprit l’influence que peut-être une femme
allait conquérir.

Le roi l’appelant à rester, M. de la Vauguyon put croire que
Sa Majesté comprenait cette perte et voulait l’en dédommager par quelque récompense.
Une éducation achevée, d’ordinaire on gratifie le précepteur.

Ce qui engagea M. le duc de la Vauguyon, homme très sensible,
à redoubler de sensibilité ; pendant tout le dîner, il avait porté son
mouchoir à ses yeux, pour témoigner du regret que lui causait la perte de son
élève. Une fois le dessert achevé, il avait sangloté ; mais se trouvant
enfin seul, il partait plus calme.

L’appel du roi tira de nouveau le mouchoir de sa poche et
les larmes de ses yeux.

– Venez, mon pauvre la Vauguyon, dit le roi en s’établissant
à l’aise dans une chaise longue ; venez, que nous causions.

– Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le duc.

– Asseyez-vous là, mon très cher ; vous devez être
fatigué.

– M’asseoir, sire ?

– Oui, là, sans façon, tenez.

Et Louis XV indiqua au duc un tabouret placé de telle manière
que les lumières tombassent d’aplomb sur le visage du précepteur et laissassent
dans l’ombre celui du roi.

– Eh bien, cher duc, dit Louis XV, voilà une éducation
faite.

– Oui, sire.

Et la Vauguyon soupira.

– Belle éducation, sur ma foi, continua Louis XV.

– Sa Majesté est trop bonne.

– Et qui vous fait bien de l’honneur, duc.

– Sa Majesté me comble.

– M. le dauphin est, je crois, un des savants princes de l’Europe ?

– Je le crois, sire.

– Bon historien ?

– Très bon.

– Géographe parfait ?

– Sire, M. le dauphin dresse tout seul des cartes qu’un ingénieur
ne ferait pas.

– Il tourne dans la perfection ?

– Ah ! sire, le compliment revient à un autre, et ce n’est
pas moi qui lui ai appris cela.

– N’importe, il le sait.

– À merveille même.

– Et l’horlogerie, hein ?… quelle dextérité !

– C’est prodigieux, sire.

– Depuis six mois, toutes mes horloges courent les unes
après les autres, comme les quatre roues d’un carrosse, sans pouvoir se
rejoindre. Eh bien, c’est lui seul qui les règle.

– Ceci rentre dans la mécanique, sire, et je dois avouer encore
que je n’y suis pour rien.

– Oui, mais les mathématiques, la navigation ?

– Oh ! par exemple, sire, voilà les sciences vers
lesquelles j’ai toujours poussé M. le dauphin.

– Et il y est très fort. L’autre soir, je l’ai entendu
parler avec M. de la Peyrouse de grelins, de haubans et de brigantines.

– Tous termes de marine… Oui, sire.

– Il en parle comme Jean Bart.

– Le fait est qu’il y est très fort.

– C’est pourtant à vous qu’il doit tout cela…

– Votre Majesté me récompense bien au delà de mes mérites en
m’attribuant une part, si légère qu’elle soit, dans les avantages précieux que
M. le dauphin a tirés de l’étude.

– La vérité, duc, est que je crois que M. le dauphin sera réellement
un bon roi, un bon administrateur, un bon père de famille… À propos, monsieur
le duc, répéta le roi en appuyant sur ces mots, sera-t-il un bon père de
famille ?

– Eh ! mais, sire, répondit naïvement M. de la Vauguyon,
je présume que, toutes les vertus étant en germe dans le cœur de M.le dauphin,
celle-là y doit être renfermée comme les autres.

– Vous ne me comprenez pas, duc, dit Louis XV. Je vous
demande s’il sera un bon père de famille.

– Sire, je l’avoue, je ne comprends pas Votre Majesté. Dans
quel sens me fait-elle cette question ?

– Mais dans le sens, dans le sens… Vous n’êtes pas sans
avoir lu la Bible, monsieur le duc ?

– Certainement, sire, que je l’ai lue.

– Eh bien, vous connaissez les patriarches, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Sera-t-il un bon patriarche ?

M. de la Vauguyon regarda le roi, comme s’il lui eût parlé
hébreu ; et, tournant son chapeau entre ses mains :

– Sire, répondit-il, un grand roi est tout ce qu’il veut.

– Pardon, monsieur le duc, insista le roi, je vois que nous
ne nous entendons pas très bien.

– Sire, je fais cependant de mon mieux.

– Enfin, dit le roi, je vais parler plus clairement. Voyons,
vous connaissez le dauphin comme votre enfant, n’est-ce pas ?

– Oh ! certes, sire.

– Ses goûts ?

– Oui.

– Ses passions ?

– Oh ! quant à ses passions, sire, c’est autre chose ;
monseigneur en eût-il eu, que je les eusse extirpées radicalement.Mais je n’ai
pas eu cette peine, heureusement ; monseigneur est sans passions.

– Vous avez dit heureusement ?

– Sire, n’est-ce pas un bonheur ?

– Ainsi, il n’en a pas ?

– Des passions ? Non, sire.

– Pas une ?

– Pas une, j’en réponds.

– Eh bien, voilà justement ce que je redoutais. Le dauphin
sera un très bon roi, un très bon administrateur, mais il ne sera jamais un bon
patriarche.

– Hélas ! sire, vous ne m’avez aucunement recommandé de
pousser M. le dauphin au patriarcat.

– Et c’est un tort que j’ai eu. J’aurais dû songer qu’il se
marierait un jour. Mais, bien qu’il n’ait point de passions, vous ne le
condamnez point tout à fait ?

– Comment ?

– Je veux dire que vous ne le jugez point incapable d’en
avoir un jour.

– Sire, j’ai peur.

– Comment, vous avez peur ?

– En vérité, dit lamentablement le pauvre duc, Votre Majesté
me met au supplice.

– Monsieur de la Vauguyon, s’écria le roi, qui commençait à
s’impatienter, je vous demande clairement si, avec passion ou sans passion, M.
le duc de Berry sera un bon époux. Je laisse de côté la qualification de père
de famille et j’abandonne le patriarche.

– Eh bien, sire, voilà ce que je ne saurais précisément dire
à Votre Majesté.

– Comment, voilà ce que vous ne sauriez me dire ?

– Non, sans doute, car je ne le sais pas, moi.

– Vous ne le savez pas ! s’écria Louis XV avec une
stupéfaction qui fit osciller la perruque sur le chef de M. de la Vauguyon.

– Sire, M. le duc de Berry vivait sous le toit de Votre Majesté
dans l’innocence de l’enfant qui étudie.

– Eh ! monsieur, cet enfant n’étudie plus, il se marie.

– Sire, j’étais le précepteur de monseigneur…

– Justement, monsieur, il fallait donc lui apprendre tout ce
qu’il doit savoir.

Et Louis XV se renversa dans son fauteuil en haussant les
épaules.

– Je m’en doutais, ajouta-t-il avec un soupir.

– Mon Dieu, sire…

– Vous savez l’histoire de France, n’est-ce pas, monsieur de
la Vauguyon ?

– Sire, je l’ai toujours cru, et je continuerai même de le
croire, à moins toutefois que Votre Majesté ne me dise le contraire.

– Eh bien, alors, vous devez savoir ce qui m’est arrivé, à
moi, la veille de mes noces.

– Non, sire, je ne le sais pas.

– Ah ! mon Dieu ! mais vous ne savez donc rien ?

– Si Votre Majesté voulait m’apprendre ce point qui m’est
resté inconnu ?

– Écoutez, et que ceci vous serve de leçon pour mes deux
autres petits-fils, duc.

– J’écoute, sire.

– Moi aussi, j’avais été élevé comme vous avez élevé le dauphin,
sous le toit de mon grand-père. J’avais M. de Villeroy, un brave homme, mais un
très brave homme, tout comme vous, duc. Oh ! s’il m’eût laissé plus
souvent dans la société de mon oncle le régent ! mais non,l’innocence de
l’étude, comme vous dites, duc, m’avait fait négliger l’étude de l’innocence.
Cependant, je me mariai, et, quand un roi se marie, monsieur le duc, c’est
sérieux pour le monde.

– Oh ! oui, sire, je commence à comprendre.

– En vérité, c’est bien heureux. Je continue donc. M. le cardinal
me fit sonder sur mes dispositions au patriarcat. Mes dispositions étaient parfaitement
nulles, et j’étais là-dessus d’une candeur à faire craindre que le royaume de
France ne tombât en quenouille. Heureusement, M. le cardinal consulta M. de
Richelieu là-dessus : c’était délicat ; mais M. de Richelieu était un
grand maître en pareille matière. M. de Richelieu eut une idée lumineuse. Il y
avait une demoiselle Lemaure ou Lemoure, je ne sais plus trop,laquelle faisait
des tableaux admirables ; on lui commanda une série de scènes ; vous
comprenez ?

– Non, sire.

– Comment dirai-je cela ? Des scènes champêtres.

– Dans le genre des tableaux de Teniers, alors.

– Mieux que cela, primitives.

– Primitives ?

– Naturelles… Je crois que j’ai enfin trouvé le mot ;
vous comprenez, cette fois ?

– Comment ! s’écria M. de la Vauguyon rougissant, on
osa présenter à Votre Majesté ?…

– Et qui vous parie de me présenter quelque chose,duc ?

– Mais pour que Votre Majesté pût voir…

– Il fallait que Ma Majesté regardât ; voilà tout.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai regardé.

– Et… ?

– Et comme l’homme est essentiellement imitateur… j’ai
imité.

– Certainement, sire, le moyen est ingénieux, certain,excellent,
quoique dangereux pour un jeune homme.

Le roi regarda le duc de la Vauguyon avec ce sourire que l’on
eut appelé cynique s’il n’eût glissé sur la bouche la plus spirituelle du
monde.

– Laissons le danger pour aujourd’hui, dit-il, et revenons à
ce qui nous reste à faire.

– Ah !

– Le savez-vous ?

– Non, sire, et Votre Majesté me rendra bien heureux en me l’apprenant.

– Eh bien, le voici : vous allez aller trouver M. le
dauphin, qui reçoit les derniers compliments des hommes tandis que madame la
dauphine reçoit les derniers compliments des femmes.

– Oui, sire.

– Vous vous munirez d’un bougeoir, et vous prendrez M. le
dauphin à part.

– Oui, sire.

– Vous indiquerez à votre élève – le roi appuya sur
les deux mots – vous indiquerez à votre élève que sa chambre est située au bout
du corridor neuf.

– Dont personne n’a la clef, sire.

– Parce que je la gardais, monsieur ; je prévoyais ce
qui arrive aujourd’hui ; voici cette clef.

M. de la Vauguyon la prit en tremblant.

– Je veux bien vous dire, à vous, monsieur le duc, continua
le roi, que cette galerie renferme une vingtaine de tableaux que j’ai fait
placer là.

– Ah ! sire, oui, oui.

– Oui, monsieur le duc ; vous embrasserez votre élève,vous
lui ouvrirez la porte du corridor, vous lui mettrez le bougeoir à la main, vous
lui souhaiterez le bonsoir, et vous lui direz qu’il doit mettre vingt minutes à
gagner la porte de sa chambre, une minute par tableau.

– Ah ! sire, je comprends.

– C’est heureux. Bonsoir, monsieur de la Vauguyon.

– Votre Majesté a la bonté de m’excuser ?

– Mais je ne sais pas trop, car, sans moi, vous eussiez fait
de belles choses dans ma famille !

La porte se referma sur M. le gouverneur.

Le roi se servit de sa sonnette particulière.

Lebel parut.

– Mon café, dit le roi. À propos, Lebel…

– Sire ?

– Quand vous m’aurez donné mon café, vous irez derrière M.
de la Vauguyon, qui sort pour présenter ses devoirs à M. le dauphin.

– J’y vais, sire.

– Mais attendez donc, que je vous apprenne pourquoi vous y
allez.

– C’est vrai, sire ; mais mon empressement à obéir à Sa
Majesté est tel…

– Très bien. Vous suivrez donc M. de la Vauguyon.

– Oui, sire.

– Il est si troublé, si chagrin, que je crains son
attendrissement pour M. le dauphin.

– Et que dois-je faire, sire, s’il s’attendrit ?

– Rien ; vous viendrez me le dire, voilà tout.

Lebel déposa le café auprès du roi, qui se mit à le savourer
lentement.

Puis le valet de chambre historique sortit.

Un quart d’heure après, il reparut.

– Eh bien, Lebel ? demanda le roi.

– Sire, M. de la Vauguyon a été jusqu’au corridor neuf, tenant
monseigneur par le bras.

– Bien ! après ?

– Il ne semblait pas fort attendri, bien au contraire, il roulait
de petits yeux tout égrillards.

– Bon ! après ?

– Il a tiré une clef de sa poche, l’a donnée à M. le dauphin,
qui a ouvert la porte et a mis le pied dans le corridor.

– Ensuite ?

– Ensuite, M. le duc a fait passer son bougeoir dans la main
de monseigneur et lui a dit tout bas, mais pas si bas que je n’aie pu l’entendre :

« – Monseigneur, la chambre nuptiale est au bout de
cette galerie dont je viens de vous remettre la clef. Le roi désire que vous
mettiez vingt minutes à arriver à cette chambre.

« – Comment ! a dit le prince, vingt minutes ;
mais il faut vingt secondes à peine !

« – Monseigneur, a répondu M. de la Vauguyon, ici
expire mon autorité. Je n’ai plus de leçons à vous donner, mais un dernier
conseil : regardez bien les murailles à droite et à gauche de cette
galerie, et je réponds à Son Altesse qu’elle trouvera le temps d’employer ses
vingt minutes. »

– Pas mal.

– Alors, sire, M. de la Vauguyon a fait un grand salut,toujours
accompagné de regards fort allumés, qui semblaient vouloir pénétrer dans le
corridor ; puis il a laissé monseigneur à la porte.

– Et monseigneur est entré, je suppose ?

– Tenez, sire, voyez la lumière dans la galerie. Il y a au
moins un quart d’heure qu’elle s’y promène.

– Allons ! allons ! elle disparaît, dit le roi
après quelques instants passés les yeux levés sur les vitres. À moi aussi, on m’avait
donné vingt minutes, mais je me rappelle qu’au bout de cinq j’étais chez ma
femme. Hélas ! dirait-on de M. le dauphin ce qu’on disait du second Racine :
« C’est le petit-fils d’un grand-père ! »

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