Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 28Le feu d’artifice

Andrée et son frère étaient à peine établis sur le banc, que
les premières fusées serpentèrent dans les nuages, et qu’un grand cri s’éleva
de la foule, désormais tout entière au coup d’œil qu’allait offrir le centre de
la place.

Le commencement de l’embrasement fut magnifique et digne en
tout de la haute réputation de Ruggieri. La décoration du temple s’alluma
progressivement et présenta bientôt une façade de feux. Des applaudissements
retentirent ; mais ces applaudissements se changèrent bientôt en bravos
frénétiques, lorsque, de la gueule des dauphins et des urnes des fleuves, s’élancèrent
des jets de flamme qui croisèrent leurs cascades de feux de différentes
couleurs.

Andrée, transportée d’étonnement à la vue de ce spectacle
qui n’a pas d’équivalent au monde, celui d’une population de sept cent mille
âmes rugissant de joie en face d’un palais de flammes, Andrée ne cherchait pas
même à cacher ses impressions.

À trois pas d’elle, caché par les épaules herculéennes d’un
portefaix, qui élevait en l’air son enfant, Gilbert regardait Andrée pour elle,
et le feu d’artifice parce qu’elle le regardait.

Gilbert voyait Andrée de profil ; chaque fusée
éclairait ce beau visage et causait un tressaillement au jeune homme ; il
lui semblait que l’admiration générale naissait de cette contemplation adorable,
de cette créature divine qu’il idolâtrait.

Andrée n’avait jamais vu ni Paris, ni la foule, ni les splendeurs
d’une fête ; cette multiplicité de révélations qui venaient assiéger son
esprit l’étourdissait.

Tout à coup une vive lueur éclata, s’élançant en diagonale
du côté de la rivière. C’était une bombe éclatant avec fracas et dont Andrée
admirait les feux diversifiés.

– Voyez donc, Philippe, que c’est beau ! dit-elle.

– Mon Dieu ! s’écria le jeune homme inquiet, sans lui répondre,
cette dernière fusée est bien mal dirigée : elle a dévié certainement de
sa route, car, au lieu de décrire sa parabole, elle s’est échappée presque
horizontalement.

Philippe achevait à peine de manifester une inquiétude qui
commençait à se faire ressentir par les frémissements de la foule,qu’un
tourbillon de flammes jaillit du bastion sur lequel étaient placés le bouquet
et la réserve des artifices. Un bruit pareil à celui de cent tonnerres se
croisant en tous sens gronda sur la place, et, comme si ce feu eût renfermé une
mitraille dévorante, il mit en déroute les curieux les plus rapprochés, qui sentirent
un instant cette flamme inattendue les mordre au visage.

– Déjà le bouquet ! déjà le bouquet ! criaient les
spectateurs les plus éloignés. Pas encore. C’est trop tôt !

– Déjà ! répéta Andrée. Oh ! oui, c’est trop tôt !

– Non, dit Philippe, non, ce n’est pas le bouquet : c’est
un accident qui, dans un moment, va bouleverser comme les flots de la mer cette
foule encore calme. Venez, Andrée ; regagnons notre voiture ; venez.

– Oh ! laissez-moi voir encore, Philippe ; c’est
si beau !

– Andrée, pas un instant à perdre, au contraire ;
suivez-moi. C’est le malheur que j’appréhendais. Une fusée perdue amis le feu
au bastion. On s’écrase déjà là-bas. Entendez-vous des cris ?Ceux-là ne
sont plus des cris de joie, mais des cris de détresse. Vite, vite,à la
voiture… Messieurs, messieurs, place, s’il vous plaît !

Et Philippe, passant son bras autour de la taille de sa sœur,
l’entraîna du côté de son père, qui, inquiet, lui aussi, et pressentant, aux
clameurs qui se faisaient entendre, un danger dont il ne pouvait se rendre
compte, mais dont la présence lui était démontrée, penchait sa tête hors de la
portière et cherchait des yeux ses enfants.

Il était déjà trop tard, et la prédiction de Philippe se
réalisait. Le bouquet, composé de quinze mille fusées, éclatait,s’échappant
dans toutes les directions et poursuivant les curieux comme ces dards de feu
que l’on lance dans l’arène aux taureaux que l’on veut exciter au combat.

Les spectateurs, étonnés d’abord, puis effrayés, avaient reculé
avec la force de l’irréflexion ; devant cette rétrogression invincible de
cent mille personnes, cent mille autres, étouffées, avaient donné le même mouvement
à leur arrière-garde ; la charpente prenait feu, les enfants criaient, les
femmes, suffoquées, levaient les bras ; les archers frappaient à droite et
à gauche, croyant faire taire les criards et rétablir l’ordre parla violence.
Toutes ces causes combinées firent que le flot dont parlait Philippe tomba
comme une trombe sur le coin de la place qu’il occupait ; au lieu de
rejoindre la voiture du baron, comme il y comptait, le jeune homme fut donc
entraîné par le courant, courant irrésistible, et dont nulle description ne
saurait donner une idée, car les forces individuelles, décuplées déjà par là
peur et la douleur, se centuplaient par l’adjonction des forces générales.

Au moment où Philippe avait entraîné Andrée, Gilbert s’était
laissé aller dans le flot qui les emportait ; mais, au bout d’une
vingtaine de pas, une bande de fuyards, qui tournaient à gauche dans la rue de
la Madeleine, souleva Gilbert, et l’entraîna, tout rugissant de se sentir
séparé d’Andrée.

Andrée, cramponnée au bras de Philippe, fut englobée dans un
groupe qui cherchait à éviter la rencontre d’un carrosse attelé de deux chevaux
furieux. Philippe le vit venir à lui rapide et menaçant ; les chevaux semblaient
jeter le feu par les yeux, l’écume par les naseaux. Il fit des efforts
surhumains pour dévier de son passage. Mais tout fut inutile, il vit s’ouvrir
la foule derrière lui, il aperçut les têtes fumantes des deux animaux insensés ;
il les vit se cabrer comme ces chevaux de marbre qui gardent l’entrée des
Tuileries, et, comme l’esclave qui essaye de les dompter, lâchant le bras d’Andrée
et la repoussant autant qu’il était en lui hors de la voie dangereuse, il sauta
au mors du cheval qui se trouvait de son côté ; le cheval se cabra. Andrée
vit son frère retomber, fléchir et disparaître ; elle jeta un cri, étendit
les bras, fut repoussée, tournoya, et au bout d’un instant se trouva seule, chancelante,
emportée comme la plume au vent, sans pouvoir faire à la force qui l’attirait
plus de résistance qu’elle.

Des cris assourdissants, bien plus terribles que des cris de
guerre, des hennissements de chevaux, un bruit affreux de roues qui tantôt
broyaient le pavé, tantôt les cadavres, le feu livide des charpentes qui
brûlaient, l’éclair sinistre des sabres qu’avaient tirés quelques soldats
furieux, et, par dessus tout ce sanglant chaos, la statue en bronze, éclairée
de fauves reflets et présidant au carnage, c’était plus qu’il n’en fallait pour
troubler la raison d’Andrée et lui enlever toutes ses forces.D’ailleurs les
forces d’un Titan eussent été impuissantes dans une pareille lutte,lutte d’un
seul contre tous, plus la mort.

Andrée poussa un cri déchirant ; un soldat s’ouvrit un
passage dans la foule en frappant la foule de son épée.

L’épée avait brillé au-dessus de sa tête.

Elle joignit les mains comme fait le naufragé quand passe la
dernière vague sur son front, cria : « Mon Dieu ! » et
tomba.

Lorsqu’on tombait, on était mort.

Mais ce cri terrible, suprême, quelqu’un l’avait entendu,reconnu,
recueilli ; Gilbert, entraîné loin d’Andrée, à force de lutter, s’était
rapproché d’elle ; courbé sous le même flot qui avait englouti Andrée, il
se releva, sauta sur cette épée qui machinalement avait menacé Andrée, étreignit
à la gorge le soldat qui allait frapper, le renversa ; près du soldat
était étendue une jeune femme vêtue d’une robe blanche ; il la saisit, l’enleva
comme eut fait un géant.

Lorsqu’il sentit sur son cœur cette forme, cette beauté, ce
cadavre peut-être, un éclair d’orgueil illumina son visage ;le sublime de
la situation, lui ! le sublime de la force et du courage ! Il se
lança avec son fardeau dans un courant d’hommes dont le torrent eût certes
enfoncé un mur en fuyant. Ce groupe le soutint, le porta, lui et la jeune fille ;
il marcha, ou plutôt il roula ainsi durant quelques minutes. Tout à coup le torrent
s’arrêta comme brisé par quelque obstacle. Les pieds de Gilbert touchèrent la
terre ; alors seulement il sentit le poids d’Andrée, leva la tête pour se
rendre compte de l’obstacle, et se vit à trois pas du Garde-meubles. Cette
masse de pierres avait broyé la masse de chair.

Pendant ce moment de halte anxieuse, il eut le temps de
contempler Andrée, endormie d’un sommeil épais comme la mort :le cœur ne
battait plus, les yeux étaient fermés, le visage était violacé comme une rose
qui se fane.

Gilbert la crut morte. À son tour, il poussa un cri, appuya
ses lèvres sur la robe d’abord, sur la mai ; puis,s’enhardissant par l’insensibilité,
il dévora de baisers ce visage froid, ces yeux gonflés sous leurs paupières
clouées. Il rougit, pleura, rugit, essaya de faire passer son âme dans la
poitrine d’Andrée, s’étonnant que ses baisers, qui eussent échauffé un marbre, fussent
sans force sur ce cadavre.

Soudain Gilbert sentit le cœur battre sous sa main.

– Elle est sauvée ! s’écria-t-il en voyant fuir cette
tourbe noire et sanglante, en écoutant les imprécations, les cris,les soupirs,
l’agonie des victimes. Elle est sauvée ! c’est moi qui l’ai sauvée !

Le malheureux, le dos appuyé à la muraille, les yeux fixés
vers le pont, n’avait pas regardé à sa droite ; à sa droite devant les carrosses,
arrêtés longtemps par les masses, mais qui, moins serrés enfin dans leur
étreinte, commençaient à s’ébranler ; à droite, devant les carrosses galopant
bientôt comme si cochers et chevaux eussent été pris d’un vertige général, fuyaient
vingt mille malheureux, mutilés, atteints, broyés les uns par les autres.

Instinctivement ils longeaient les murailles, contre lesquelles
les plus proches étaient écrasés.

Cette masse entraînait ou étouffait tous ceux qui, ayant
pris terre auprès du Garde-meubles, se croyaient échappés au naufrage. Un
nouveau déluge de coups, de corps, de cadavres, inonda Gilbert ; il trouva
des renfoncements produits par les grilles et s’y appliqua.

Le poids des fuyards fit craquer ce mur.

Gilbert, étouffé, se sentit prêt à lâcher prise ; mais,
réunissant toutes ses forces par un suprême effort, il entoura le corps d’Andrée
de ses bras, appuyant sa tête contre la poitrine de la jeune fille.On eût dit
qu’il voulait étouffer celle qu’il protégeait.

– Adieu ! adieu ! murmura-t-il en mordant sa robe
plutôt qu’il ne l’embrassait ; adieu !

Puis il releva les yeux pour l’implorer d’un dernier regard.

Alors une vision étrange s’offrit à ses yeux.

C’était debout sur une borne, accroché de là main droite à
un anneau scellé dans la muraille, tandis que de la main gauche il semblait
rallier une armée de fugitifs ; c’était un homme qui, voyant passer toute
cette mer furieuse à ses pieds, tantôt lançait une parole, tantôt faisait un
geste. À cette parole, à ce geste, on voyait alors parmi la foule quelque
individu isolé s’arrêtant, faisant un effort, luttant, se cramponnant pour
arriver jusqu’à cet homme. D’autres, arrivés à lui, semblaient dans les
nouveaux venus reconnaître des frères, et ces frères, ils les aidaient à se
tirer de la foule, les soulevant, les soutenant, les attirant à eux. Ainsi déjà
ce noyau d’hommes luttant avec ensemble, pareil à la pile d’un pont qui divise
l’eau, était parvenu à diviser la foule et à tenir en échec les masses des
fugitifs.

À chaque instant, de nouveaux lutteurs qui semblaient sortir
de dessous terre à ces mots étranges prononcés, à ces singuliers gestes répétés,
venaient faire cortège à cet homme.

Gilbert se souleva par un dernier effort ; il sentait
que là était le salut, car là était le calme et la puissance. Un dernier rayon
de la flamme des charpentes, se ravivant pour mourir, éclaira le visage de cet
homme. Gilbert jeta un cri de surprise.

– Oh ! que je meure, que je meure, murmura-t-il, mais
qu’elle vive ! Cet homme a le pouvoir de la sauver.

Et dans un état d’abnégation sublime, soulevant la jeune
fille sur ses deux poings :

– Monsieur le baron de Balsamo ! cria-t-il, sauvez mademoiselle
Andrée de Taverney !

Balsamo entendit cette voix, qui, comme celle de la Bible,criait
des profondeurs de la foule ; il vit se lever au-dessus de cette onde
dévorante une forme blanche ; son cortège bouleversa tout ce qui lui
faisait obstacle ; et, saisissant Andrée, que soutenaient encore les bras
défaillants de Gilbert, il la prit, et, poussé par un mouvement de cette foule
qu’il avait cessé de contenir, il l’emporta sans avoir le temps de détourner la
tête.

Gilbert voulut articuler un dernier mot ; peut-être, après
avoir imploré la protection de cet homme étrange pour Andrée,voulait-il la
demander pour lui-même, mais il n’eut que la force de coller ses lèvres au bras
pendant de la jeune fille, et d’arracher, de sa main crispée, un morceau de la
robe de cette nouvelle Eurydice que lui arrachait l’enfer.

Après ce baiser suprême, après ce dernier adieu, le jeune
homme n’avait plus qu’à mourir ; aussi n’essaya-t-il point de lutter plus
longtemps ; il ferma les yeux, et, mourant, tomba sur un monceau de morts.

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