Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 27Andrée de Taverney

Le 30 mai suivant, c’est-à-dire le surlendemain de cette effroyable
nuit, nuit, comme l’avait dit Marie-Antoinette, pleine de présages et d’avertissements,
Paris célébrait à son tour les fêtes du mariage de son roi futur.Toute la
population, en conséquence, se dirigea vers la place Louis XV, où devait être
tiré le feu d’artifice, ce complément de toute grande solennité publique que le
Parisien prend en badinant, mais dont il ne peut se passer.

L’emplacement était bien choisi. Six cent mille spectateurs
y pouvaient circuler à l’aise. Autour de la statue équestre de Louis XV, des
charpentes avaient été disposées circulairement, de façon à permettre la vue du
feu à tous les spectateurs de la place, en élevant ce feu de dix à douze pieds
au dessus du sol.

Les Parisiens arrivèrent, selon leur habitude, par groupes, et
cherchèrent longtemps les meilleures positions, privilège inattaquable des premiers
venus.

Les enfants trouvèrent des arbres, les hommes graves des
bornes, les femmes des garde-fous, des fossés et des échafaudages mobiles
dressés en plein vent par les spéculateurs bohèmes comme on en trouve à toutes
les fêtes parisiennes, et à qui une riche imagination permet de changer de
spéculation chaque jour.

Vers sept heures du soir, avec les premiers curieux, on vit
arriver quelques escouades d’archers.

Le service de surveillance ne se fit point par les
gardes-françaises, auxquelles le bureau de la ville ne voulut pas accorder la
gratification de mille écus demandée par le colonel maréchal duc deBiron.

Ce régiment était à la fois craint et aimé de la population,
près de laquelle chaque membre de ce corps passait à la fois pour un César et
pour un Mandrin. Les gardes-françaises, terribles sur le champ de bataille, inexorables
dans l’accomplissement de leurs fonctions, avaient, en temps de paix et hors de
service, une affreuse réputation de bandits ; en tenue ils étaient beaux, vaillants,
intraitables, et leurs évolutions plaisaient aux femmes et imposaient aux
maris. Mais, libres de la consigne, disséminés en simples particuliers dans la
foule, ils devenaient la terreur de ceux dont la veille ils avaient fait l’admiration,
et persécutaient fort ceux qu’ils allaient protéger le lendemain.

Or, la ville, trouvant dans ses vieux ressentiments contre
ces coureurs de nuit et ces habitués de tripots une raison de ne pas donner les
mille écus aux gardes françaises, la ville, disons-nous, envoya ses seuls
archers bourgeois, sous ce prétexte spécieux, du reste, que, dans une fête de famille
pareille à celle qui se préparait, le gardien ordinaire de la famille devait
suffire.

On vit alors les gardes-françaises en congé se mêler aux
groupes dont nous avons parlé, et, licencieux autant qu’ils eussent été sévères,
causer dans la foule, en leur qualité de bourgeois de guérite, tous les petits
désordres qu’ils eussent réprimés de la crosse, des pieds et du coude, voire
même de l’arrestation, si leur chef, leur César Biron, eût eu le droit de les
appeler ce soir-là soldats.

Les cris des femmes, les grognements des bourgeois, les
plaintes des marchands, dont on mangeait gratis les petits gâteaux et le pain d’épice,
préparaient un faux tumulte avant le vrai tumulte qui devait naturellement
avoir lieu quand six cent mille curieux seraient réunis sur cette place, et ils
animaient la scène de manière à reproduire, vers les huit heures du soir, sur
la place Louis XV, un vaste tableau de Teniers avec des grimaces françaises.

Après que les gamins parisiens, à la fois les plus pressés
et les plus paresseux du monde connu, se furent placés ou hissés,que les
bourgeois et le peuple eurent pris position, arrivèrent les voitures de la
noblesse et de la finance.

Aucun itinéraire n’avait été tracé ; elles débouchèrent
donc sans ordre par les rues de la Madeleine et Saint-Honoré,amenant aux
bâtiments neufs ceux qui avaient reçu des invitations pour les fenêtres et les
balcons du gouverneur, fenêtres et balcons d’où l’on devait voir le feu admirablement.

Ceux des gens à voiture qui n’avaient pas d’invitation laissèrent
leurs carrosses au tournant de la place et se mêlèrent à pied,précédés de
leurs valets, à la foule serrée déjà, mais qui laisse toujours de la place à quiconque
sait la conquérir.

Il était curieux de voir avec quelle sagacité ces curieux savaient
dans la nuit aider leur marche ambitieuse de chaque inégalité de terrain. La
rue très large, mais non encore achevée, qui devait s’appeler rue Royale, était
coupée çà et là de fossés profonds au bord desquels on avait entassé des
décombres et des terres de fouille. Chacune de ces petites éminences avait son
groupe, pareil à un flot plus élevé au milieu de cette mer humaine.

De temps en temps, le flot, poussé par les autres flots,s’écroulait
au milieu des rires de la multitude encore assez peu pressée pour qu’il n’y eût
point de danger à de pareilles chutes, et pour que ceux qui étaient tombés
pussent se relever.

Vers huit heures et demie, tous les regards, divergents jusque-là,
commencèrent à se braquer dans la même direction et se fixèrent sur la
charpente du feu d’artifice. Ce fut alors que les coudes, jouant sans relâche, commencèrent
à maintenir sérieusement l’intégrité de la possession du terrain contre les envahisseurs
sans cesse renaissants.

Ce feu d’artifice, combiné par Ruggieri, était destiné à rivaliser,
rivalité que l’orage de la surveille avait rendue facile, était destiné à
rivaliser, disons-nous, avec le feu d’artifice exécuté à Versailles par l’ingénieur
Torre. On savait à Paris que l’on avait peu profité à Versailles de la libéralité
royale, qui avait accordé cinquante mille livres pour ce feu,puisqu’aux
premières fusées, ce feu avait été éteint par la pluie, et, comme le temps
était beau le soir du 30 mai, les Parisiens jouissaient d’avance de leur
triomphe assuré sur leurs voisins les Versaillais.

D’ailleurs, Paris attendait beaucoup mieux de la vieille popularité
de Ruggieri que de la nouvelle réputation de Torrs.

Au reste, le plan de Ruggieri, moins capricieux et moins
vague que celui de son confrère, accusait des intentions pyrotechniques d’un
ordre tout à fait distingué : l’allégorie, reine de cette époque, s’y
mariait au style architectonique le plus gracieux ; la charpente figurait
ce vieux temple de l’Hymen qui, chez les Français, rivalise de jeunesse avec le
temple de la Gloire : il était soutenu par une colonnade gigantesque, et entouré
d’un parapet aux angles duquel des dauphins, gueule béante,n’attendaient que
le signal pour vomir des torrents de flammes. En face des dauphins s’élevaient,
majestueux et guindés, sur leurs urnes, la Loire, le Rhône, la Seine et le Rhin,
ce fleuve que nous nous obstinons à naturaliser français malgré tout le monde, et,
s’il faut en croire les chants modernes de nos amis les Allemands,malgré
lui-même ; tous quatre – nous parlons des fleuves – tous quatre, disons-nous,
prêts à épancher, au lieu de leurs eaux, le feu bleu, blanc, vert et rose au
moment où devait s’enflammer la colonnade.

D’autres pièces d’artifice s’embrasant aussi au même instant
devaient former de gigantesques pots à fleurs sur la terrasse du palais de l’Hymen.

Enfin, toujours sur ce même palais, destiné à porter tant de
choses différentes, s’élevait une pyramide lumineuse terminée parle globe du
monde ; ce globe, après avoir fulguré sourdement, devait éclater comme un
tonnerre en une masse de girandoles de couleur.

Quant au bouquet, réserve obligatoire et si importante que
jamais Parisien ne juge d’un feu d’artifice que par le bouquet,Ruggieri l’avait
séparé du corps de la machine : il était placé du côté de la rivière, après
la statue, dans un bastion tout bourré de pièces de rechange, de sorte que le
coup d’œil devait gagner encore à cette surélévation de trois à quatre toises, qui
plaçait le pied de la gerbe sur un piédestal.

Voilà les détails dont se préoccupait Paris. Depuis quinze
jours, les Parisiens regardaient avec beaucoup d’admiration Ruggieri et ses
aides passant comme des ombres dans les lueurs funèbres de leurs échafaudages, et
s’arrêtant avec des gestes étranges pour attacher leurs mèches,assurer leurs
amorces.

Aussi le moment où les lanternes furent apportées sur la
terrasse de la charpente, moment qui indiquait l’approche de l’embrasement, produisit-il
une vive sensation dans la foule, et quelques rangs des plus intrépides
reculèrent-ils, ce qui produisit une longue oscillation jusqu’aux extrémités de
la foule.

Les voitures continuaient d’arriver et commençaient à envahir
la place elle-même. Les chevaux appuyaient leurs têtes sur les épaules des derniers
spectateurs, qui commençaient à s’inquiéter de ces dangereux voisins. Bientôt
derrière les voitures s’amassa la foule toujours croissante, de sorte que les
voitures eussent-elles voulu se retirer elles-mêmes ne le pouvaient plus, emboîtées
qu’elles se trouvaient par cette inondation compacte et tumultueuse. Alors on
vit, avec cette audace du Parisien qui envahit, laquelle n’a de pendant que la
longanimité du Parisien qui se laisse envahir, alors on vit monter sur ces
impériales, comme des naufragés sur des rocs, des gardes-françaises, des
ouvriers, des laquais.

L’illumination des boulevards jetait de loin sa lueur rouge
sur les têtes des milliers de curieux au milieu desquelles la baïonnette d’un
archer bourgeois, scintillante comme l’éclair, apparaissait aussi rare que le
sont les épis restés debout dans un champ que l’on vient de faucher.

Aux flancs des bâtiments neufs, aujourd’hui l’hôtel Crillon
et le Garde-meubles de la couronne, les voitures des invités, au milieu
desquelles on n’avait pris la précaution de ménager aucun passage,les voitures
des invités, disons-nous, avaient formé trois rangs qui s’étendaient, d’un côté,
du boulevard aux Tuileries, de l’autre, du boulevard à la rue des
Champs-Élysées, en tournant comme un serpent trois fois replié sur lui-même.

Le long de ce triple rang de carrosses, on voyait errer, comme
des spectres au bord du Styx, ceux des conviés que les voitures de leurs prédécesseurs
empêchaient d’aborder à la grande porte et qui, étourdis par le bruit, craignant
de fouler, surtout les femmes tout habillées et chaussées de satin,ce pavé
poudreux, se heurtaient aux flots du peuple qui les raillait sur leur
délicatesse, et cherchant un passage entre les roues des voitures et les pieds
des chevaux, se glissaient comme ils pouvaient jusqu’à leur destination, but
aussi envié que l’est le port dans une tempête.

Un de ces carrosses arriva vers neuf heures, c’est-à-dire
quelques minutes à peine avant l’heure fixée pour mettre le feu à l’artifice, pour
se frayer à son tour un passage jusqu’à la porte du gouverneur.Mais cette
prétention, déjà si disputée depuis quelque temps, était, à ce moment, devenue
au moins téméraire, sinon impossible. Un quatrième rang avait commencé de se
former, renforçant les trois premiers, et les chevaux qui en faisaient partie, tourmentés
par la foule, de fringants devenus furieux, lançaient à droite et à gauche, à
la moindre irritation, des coups de pied qui avaient déjà produit quelques
accidents perdus dans le bruit et dans la foule.

Accroché aux ressorts de cette voiture qui venait de frayer
son chemin dans la foule, un jeune homme marchait, éloignant tous les
sur venants qui essayaient de s’emparer de ce bénéfice d’une locomotion qu’il semblait
avoir confisquée à son profit.

Quand le carrosse s’arrêta, le jeune homme se jeta de côté,mais
sans lâcher le ressort protecteur auquel il continua de se cramponner d’une
main. Il put donc entendre par la portière ouverte la conversation animée des
maîtres de la voiture.

Une tête de femme, vêtue de blanc et coiffée avec quelques
fleurs naturelles, se pencha hors de la portière. Aussitôt une voix lui cria :

– Allons, Andrée, provinciale que vous êtes, ne vous penchez
pas ainsi, ou mordieu ! vous risquez d’être embrassée par le premier
rustre qui passera. Ne croyez-vous pas que notre carrosse est au milieu de ce
peuple comme il serait au milieu de la rivière ? Nous sommes dans l’eau, ma
chère, et dans l’eau sale ; ne nous mouillons pas.

La tête de la jeune fille rentra dans la voiture.

– C’est qu’on ne voit rien d’ici, monsieur, dit-elle ;
si seulement nos chevaux pouvaient faire un demi-tour, nous verrions par la
portière, et nous serions presque aussi bien qu’à la fenêtre du gouverneur.

– Tournez, cocher, cria le baron.

– C’est chose impossible, monsieur le baron, répondit celui-ci ;
il me faudrait écraser dix personnes.

– Eh ! pardieu ! écrase.

– Oh ! monsieur ! dit Andrée.

– Oh ! mon père ! dit Philippe.

– Qu’est-ce que c’est que ce baron-là qui veut écraser le
pauvre monde ? crièrent quelques voix menaçantes.

– Parbleu, c’est moi, dit de Taverney, qui se pencha, et, en
se penchant, montra un grand cordon rouge en sautoir.

Dans ce temps-là, on respectait encore les grands cordons, même
les grands cordons rouges ; on grommela, mais sur une gamme descendante.

– Attendez, mon père, je vais descendre, dit Philippe, et
voir s’il y a moyen de passer.

– Prenez garde, mon frère, vous allez vous faire tuer ;
entendez-vous les hennissements des chevaux qui se battent ?

– Vous pouvez bien dire des rugissements, reprit le baron.
Voyons, nous allons descendre ; dites qu’on se dérange,Philippe, et que
nous passions.

– Ah ! vous ne connaissez plus Paris, mon père, dit Philippe.
Ces façons de maître étaient bonnes autrefois ; mais aujourd’hui peut-être
bien pourraient-elles ne point réussir, et vous ne voudriez point compromettre
votre dignité, n’est-ce pas ?

– Cependant, quand ces drôles sauront qui je suis…

– Mon père, dit en souriant Philippe, quand vous seriez le dauphin
lui même, on ne se dérangerait pas pour vous, j’en ai bien peur, en ce moment
surtout, car voilà le feu d’artifice qui va commencer.

– Alors nous ne verrons rien, dit Andrée avec humeur.

– C’est votre faute, pardieu ! répondit le baron ;
vous avez mis plus de deux heures à votre toilette.

– Mon frère, dit Andrée, ne pourrais-je prendre votre bras
et me placer avec vous au milieu de tout le monde ?

– Oui, oui, ma petite dame, dirent plusieurs voix d’hommes
touchés par la beauté d’Andrée ; oui, venez, vous n’êtes pas grosse et l’on
vous fera une place.

– Voulez-vous, Andrée ? demanda Philippe.

– Je veux bien, dit Andrée.

Et elle s’élança légèrement sans toucher le marchepied de la
voiture.

– Soit, dit le baron ; mais, moi qui me moque des feux
d’artifice, moi, je reste ici.

– Bien, restez, dit Philippe, nous ne nous éloignons pas, mon
père.

En effet, la foule toujours respectueuse quand aucune passion
ne l’irrite, toujours respectueuse devant cette reine suprême qu’on appelle la
beauté, la foule s’ouvrit devant Andrée et son frère, et un bon bourgeois, possesseur
avec sa famille d’un banc de pierre, fit écarter sa femme et sa fille pour qu’Andrée
trouvât une place entre elles.

Philippe se plaça aux pieds de sa sœur, qui appuya une de
ses mains sur son épaule.

Gilbert les avait suivis, et, placé à quatre pas des deux jeunes
gens, dévorait des yeux Andrée.

– Êtes-vous bien, Andrée ? demanda Philippe.

– À merveille, répondit la jeune fille.

– Voilà ce que c’est que d’être belle, dit en souriant levicomte.

– Oui, oui ! belle, bien belle ! murmura Gilbert.

Andrée entendit ces paroles ; mais, comme elles
venaient sans doute de la bouche de quelque homme du peuple, elle ne s’en
préoccupa pas plus qu’un dieu de l’Inde ne se préoccupe de l’hommage que dépose
à ses pieds un pauvre paria.

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