Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 34Le frère et la sœur

Gilbert entendait et voyait, avons-nous dit.

Il voyait Andrée couchée sur sa chaise longue le visage
tourné vers la porte vitrée, c’est-à-dire tout à fait en face de lui. Cette
porte était légèrement entrebâillée.

Une petite lampe à large abattoir, placée sur une table voisine
chargée de livres, indiquant la seule distraction à laquelle pouvait se livrer
la belle malade, éclairait le bas seulement du visage de mademoiselle de Taverney.

Quelquefois, cependant, lorsqu’elle se renversait en arrière,
de façon à être adossée à l’oreiller de la chaise longue, la clarté envahissait
son front si blanc et si pur sous la dentelle.

Philippe, assis sur le pied même de la chaise longue, tournait
le dos à Gilbert ; son bras était toujours en écharpe, et tout mouvement
était défendu à ce bras.

C’était la première fois qu’Andrée se levait ; c’était
la première fois que Philippe sortait.

Les deux jeunes gens ne s’étaient donc pas revus depuis la
terrible nuit ; seulement, chacun des deux avait su que l’autre allait de
mieux en mieux et marchait à sa convalescence.

Tous deux, réunis depuis quelques minutes à peine, causaient
donc librement, car ils savaient qu’ils étaient seuls, et que, s’il venait
quelqu’un, ils seraient prévenus de l’approche de ce quelqu’un parle bruit de
la sonnette placée à cette porte, que Nicole avait laissée ouverte.

Mais tout naturellement ils ignoraient cette circonstance de
la porte laissée ouverte, et comptaient sur la sonnette.

Gilbert voyait donc et entendait donc, comme nous avons dit,
car, par cette porte ouverte, il pouvait saisir chaque mot de la conversation.

– De sorte, disait Philippe, au moment où Gilbert s’établissait
derrière un rideau flottant à la porte d’un cabinet de toilette, de sorte que
tu respires plus librement, pauvre sœur ?

– Oui, plus librement, mais toujours avec une légère douleur.

– Et les forces ?

– Elles sont loin d’être revenues ; cependant, deux ou
trois fois aujourd’hui, j’ai pu aller jusqu’à la fenêtre. La bonne chose que l’air !
la belle chose que les fleurs ! Il me semble qu’avec de l’air et des
fleurs, on ne peut pas mourir.

– Mais, avec tout cela, vous vous sentez encore bien faible,
n’est-ce pas, Andrée ?

– Oh ! oui, car la secousse a été terrible ! Aussi,
je vous le répète, continua la jeune fille en souriant et en secouant la tête, je
marche bien difficilement en m’appuyant aux meubles et aux lambris ; sans
soutiens, mes jambes plient, il me semble toujours que je vais tomber.

– Allons, allons, courage, Andrée ; ce bon air et ces
belles fleurs, dont vous parliez tout à l’heure, vous remettront ; et, dans
huit jours, vous serez capable de rendre visite à madame la dauphine, qui s’informe
si bienveillamment de vous, m’a-t-on dit.

– Oui, je l’espère, Philippe ; car madame la dauphine, en
effet, paraît bonne pour moi.

Et Andrée, se renversant en arrière, appuya sa main sur sa
poitrine et ferma ses beaux yeux.

Gilbert fit un pas en avant, les bras étendus.

– Vous souffrez, ma sœur ? demanda Philippe en lui prenant
la main.

– Oui, des spasmes ; et puis, parfois, le sang me monte
aux tempes et les assiège ; quelquefois aussi j’ai des éblouissements et
le cœur me manque.

– Oh ! dit Philippe rêveur, ce n’est pas étonnant ;
vous avez subi une si terrible épreuve, et vous avez été sauvée si miraculeusement.

– Miraculeusement, c’est le mot, mon frère.

– Mais, à propos de ce salut miraculeux, Andrée, continua
Philippe en se rapprochant de sa sœur, pour donner plus d’importance à la
question, savez vous que je n’ai encore pu causer avec vous de cette
catastrophe ?

Andrée rougit et sembla éprouver un malaise.

Philippe ne remarqua point ou ne parut point remarquer cette
rougeur.

– Je croyais cependant, dit la jeune fille, que mon retour
avait été accompagné de tous les éclaircissements que vous pouviez désirer ;
mon père, lui, m’a dit avoir été très satisfait.

– Sans doute, chère Andrée, et cet homme a mis une délicatesse
extrême dans toute cette affaire, à ce qu’il m’a semblé du moins ;
cependant plusieurs points de son récit m’ont paru, non pas suspects, mais
obscurs, c’est le mot.

– Comment cela, et que voulez-vous dire, mon frère ?demanda
Andrée avec une candeur toute virginale.

– Oui, sans doute.

– Expliquez-vous.

– Ainsi, par exemple, poursuivit Philippe, il y a un point
que je n’avais pas d’abord examiné, et qui, depuis, s’est présenté à moi très
étrange.

– Lequel ? demanda Andrée.

– C’est, dit Philippe, la façon même dont vous avez été sauvée.
Racontez moi cela, Andrée.

La jeune fille parut faire un effort sur elle-même.

– Oh ! Philippe, dit-elle, j’ai presque oublié, tant j’ai
eu peur.

– N’importe ! ma bonne Andrée, dis-moi tout ce dont tu
te souviens.

– Mon Dieu ! vous le savez, mon frère, nous fûmes
séparés à vingt pas à peu près du Garde-meubles. Je vous visent raîné vers le
jardin des Tuileries, tandis que j’étais entraînée, moi, vers la rue Royale. Un
instant je pus vous distinguer encore, faisant d’inutiles efforts pour me
rejoindre. Je vous tendais les bras, je criais :« Philippe !
Philippe ! » quand tout à coup je fus enveloppée comme par un
tourbillon, soulevée, emportée du côté des grilles. Je sentais le flot qui m’entraînait
vers la muraille, où il allait se briser ; j’entendais les cris de ceux qu’on
broyait contre ces grilles ; je comprenais que mon tour allait arriver d’être
écrasée, anéantie ; je pouvais presque calculer le nombre de secondes que
j’avais encore à vivre, quand, à demi-morte, à demi-folle, enlevant les bras
et les yeux au ciel, dans une dernière prière, je vis briller le regard d’un
homme qui dominait toute cette foule, comme si cette foule lui obéissait.

– Et cet homme était le baron Joseph Balsamo, n’est-ce pas ?

– Oui, le même que j’avais déjà vu à Taverney ; le même
qui, là-bas, m’avait déjà frappée d’une si étrange terreur ;cet homme
enfin qui semble cacher en lui quelque chose de surnaturel ;cet homme qui
a fasciné mes yeux avec ses yeux, mon oreille avec sa voix ;cet homme qui
a fait frissonner tout mon être avec le seul contact de son doigt sur mon
épaule.

– Continuez, continuez, Andrée, dit Philippe en assombrissant
son visage et sa voix.

– Eh bien ! cet homme m’apparut planant sur cette catastrophe
comme si les douleurs humaines ne pouvaient l’atteindre. Je lus dans ses yeux
qu’il voulait me sauver, qu’il le pouvait ; alors, quelque chose d’extraordinaire
se passa en moi ; toute brisée, toute impuissante, toute morte que j’étais
déjà, je me sentis soulevée au-devant de cet homme, comme si quelque force
inconnue, mystérieuse, invincible, m’enlevait jusqu’à lui. Je sentais comme des
bras qui se raidissaient pour me pousser hors de ce gouffre de chair pétrie où
râlaient tant de malheureux, et me rendre à l’air, à la vie.Oh ! vois-tu,
Philippe, continua Andrée avec une espèce d’exaltation, c’était,j’en suis sûre,
le regard de cet homme qui m’attirait ainsi.

«J’atteignis sa main et je fus sauvée.

– Hélas ! murmura Gilbert, elle n’a vu que lui, et moi,
moi qui mourais à ses pieds, elle ne m’a pas vu !

Il essuya son front ruisselant de sueur.

– Voilà donc comment la chose s’est passée ? demanda Philippe.

– Oui, jusqu’au moment où je me sentis hors de danger ;
alors, soit que toute ma vie se fût concentrée dans ce dernier effort que j’avais
fait, soit qu’effectivement la terreur que j’avais ressentie dépassât la mesure
de mes forces, je m’évanouis.

– Et à quelle heure pensez-vous que cet évanouissement eut
lieu ?

– Dix minutes après vous avoir quitté, mon frère.

– C’est cela, poursuivit Philippe, il était minuit à peu
près. Comment alors n’êtes-vous revenue ici qu’à trois heures ? Pardonnez-moi
un interrogatoire qui peut vous paraître ridicule, chère Andrée,mais qui pour
moi a sa raison.

– Merci, Philippe, dit Andrée en serrant la main de son
frère, merci. Il y a trois jours, je n’eusse pas encore pu vous répondre, mais
aujourd’hui – cela va vous paraître étrange, ce que je vous dis –aujourd’hui, ma
vue intérieure est plus forte ; il me semble qu’une volonté qui commande à
la mienne me dit de me souvenir, et je me souviens.

– Dites alors, dites, chère Andrée, car j’attends avec impatience.
Cet homme vous enleva donc dans ses bras ?

– Dans ses bras ? dit Andrée en rougissant. Je ne me rappelle
pas bien. Tout ce que je sais, c’est qu’il me tira de la foule ; mais le
toucher de sa main me causa le même effet qu’à Taverney, et à peine m’eut-il
touchée, que je m’évanouis de nouveau, ou plutôt je me rendormis,car l’évanouissement
a des préludes douloureux, et, cette fois, je ne ressentis que les
bienfaisantes impressions du sommeil.

– En vérité, Andrée, tout ce que vous me dites là me semble
si étrange, que, si c’était un autre que vous qui me racontât de pareilles
choses, je n’y croirais point. N’importe, achevez, continua-t-il avec une voix
plus altérée qu’il ne voulait le laisser paraître.

Quant à Gilbert, il dévorait chaque parole d’Andrée, lui qui
savait que, jusque-là du moins, chaque parole était vraie.

– Je repris mes sens, continua la jeune fille, et je me
réveillai dans un salon richement meublé. Une femme de chambre et une dame
étaient à mes côtés, mais ne paraissaient nullement inquiètes ; car, à mon
réveil, je vis des figures bienveillamment souriantes.

– Savez-vous quelle heure il était, Andrée ?

– La demie sonnait après minuit.

– Oh ! fit le jeune homme en respirant librement, c’est
bien ; continuez, Andrée, continuez.

– Je remerciai les femmes des soins qu’elles me prodiguaient ;
mais, sachant votre inquiétude, je les priai de me faire reconduire à l’instant
même ; elles me dirent alors que le baron était retourné sur le théâtre de
la catastrophe pour porter de nouveaux secours aux blessés, mais qu’il allait
revenir avec une voiture, et qu’il me reconduirait lui-même à votre hôtel. En effet,
vers deux heures, j’entendis rouler une voiture dans la rue, puis un
frémissement pareil à ceux que j’avais déjà éprouvés à l’approche de cet homme
me reprit ; je tombai vacillante, étourdie sur un sofa ;la porte s’ouvrit ;
je pus, au milieu de mon évanouissement, reconnaître encore celui qui m’avait
sauvée, puis je perdis connaissance une seconde fois. C’est alors qu’on m’aura
descendue, mise dans le fiacre et ramenée ici. Voilà tout ce dont je me
souviens, mon frère.

Philippe calcula le temps, et vit que sa sœur avait dû être
conduite directement de la rue des Écuries-du-Louvre à la rue Coq-Héron, comme
elle avait été conduite de la place Louis XV à la rue des Écuries-du-Louvre ;
et, lui serrant cordialement la main, il lui dit d’un son de voix libre et
joyeux :

– Merci, chère sœur, merci ; tous ces calculs
correspondent au mien. Je me présenterai chez la marquise de Savigny et je la
remercierai moi-même. Maintenant, un dernier mot d’un intérêt  secondaire.

– Dites.

– Vous rappelez-vous avoir vu, au milieu de la catastrophe,quelque
figure de connaissance ?

– Moi ? Non.

– Celle du petit Gilbert, par exemple ?

– En effet, dit Andrée en s’efforçant de rappeler ses souvenirs ;
oui, au moment où nous fumes séparés, il était à dix pas de moi.

– Elle m’avait vu, murmura Gilbert.

– C’est qu’en vous cherchant, Andrée, j’ai retrouvé le pauvre
enfant.

– Parmi les morts ? demanda Andrée avec cette nuance
bien accentuée d’intérêt que les grands ont pour leur subalterne.

– Non, il était blessé seulement ; on l’a sauvé, et j’espère
qu’il en réchappera.

– Oh ! tant mieux, dit Andrée ; et qu’avait-il ?

– La poitrine écrasée.

– Oui, oui, contre la tienne, Andrée, murmura Gilbert.

– Mais, continua Philippe, ce qu’il y a d’étrange, et ce qui
fait que je vous parle de cet enfant, c’est que j’ai retrouvé dans sa main, raidie
par la souffrance, un morceau de votre robe.

– Tiens ! c’est étrange, en effet.

– Ne l’avez-vous pas vu au dernier moment ?

– Au dernier moment, Philippe, j’ai vu tant de figures effrayantes
de terreur et de souffrance, d’égoïsme, d’amour, de pitié, de cupidité, de
cynisme, qu’il me semble avoir habité une année en enfer ;parmi toutes
ces figures, qui m’ont fait l’effet d’une revue que je passais de tous les
damnés, il se peut que j’aie vu celle de ce petit bonhomme, mais je ne me le
rappelle point.

– Cependant, ce morceau d’étoffe arraché à votre robe, et c’était
bien à votre robe, chère Andrée, puisque j’ai vérifié le fait avec Nicole…

– En disant à cette fille pour quelle cause vous l’interrogiez ?
demanda Andrée ; car elle se rappelait cette singulière explication qu’elle
avait eue à Taverney avec sa femme de chambre, à propos de ce même Gilbert.

– Oh ! non. Enfin, ce morceau était bien dans sa main :
comment expliquez-vous cela ?

– Mon Dieu, rien de plus facile, dit Andrée avec une tranquillité
qui faisait un indicible contraste avec l’effroyable battement du cœur de Gilbert ;
s’il était près de moi au moment où je me suis sentie soulevée,pour ainsi dire,
par le regard de cet homme, il se sera accroché à moi pour profiter en même
temps que moi du secours qui m’arrivait, pareil en cela au noyé qui se
cramponne à la ceinture du nageur.

– Oh ! fit Gilbert avec un sombre mépris pour cette
pensée de la jeune fille ; oh ! l’ignoble interprétation de mon dévouement !
Comme ces gens de noblesse nous jugent, nous autres gens du peuple ! Oh !
M. Rousseau a bien raison : nous valons mieux qu’eux ;notre cœur est
plus pur et notre bras plus fort.

Et, comme il faisait un mouvement pour reprendre la conversation
d’Andrée et de son frère, un moment écartée par cet aparté, il entendit un
bruit derrière lui.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, quelqu’un dans l’antichambre.

Et Gilbert, entendant les pas se rapprocher du corridor,s’enfonça
dans le cabinet de toilette, laissant retomber la portière devant lui.

– Eh bien, cette folle de Nicole n’est donc point là ?
dit la voix du baron de Taverney, qui, effleurant Gilbert avec les basques de
son habit, entra chez sa fille.

– Elle est sans doute au jardin, dit Andrée avec une tranquillité
qui prouvait qu’elle n’avait aucun soupçon de la présence d’un tiers ;
bonsoir, mon père.

Philippe se leva respectueusement ; le baron lui fit
signe de rester où il était, et, prenant un fauteuil, il s’assit auprès de ses
enfants.

– Eh ! mes enfants, dit le baron, il y a bien loin de
la rue Coq-Héron à Versailles, lorsqu’au lieu de s’y rendre dans une bonne
voiture de la cour, on n’a qu’une patache traînée par un cheval.Enfin, j’ai vu
madame la dauphine, toujours.

– Ah ! fit Andrée, vous arrivez donc de Versailles, mon
père ?

– Oui, la princesse avait eu la bonté de me faire mander, ayant
su l’accident arrivé à ma fille.

– Andrée va beaucoup mieux, mon père, dit Philippe.

– Je le sais bien, et je l’ai dit à Son Altesse royale, qui
m’a bien voulu promettre qu’aussitôt l’entier rétablissement de ta sœur, elle l’appellerait
près d’elle au Petit Trianon, qu’elle a choisi décidément pour résidence, et qu’elle
s’occupe de faire disposer à son goût.

– Moi, moi à la cour ? dit Andrée timidement.

– Ce ne sera pas la cour, ma fille : madame la dauphine
a des goûts sédentaires ; M. le dauphin lui-même déteste l’éclat et le
bruit. On vivra en famille à Trianon ; seulement, de l’humeur que je
connais Son Altesse madame la dauphine, ces petites assemblées de famille
pourraient bien finir par être mieux que des lits de justice ou des états généraux.
La princesse a du caractère, et M. le dauphin est profond, à ce qu’on dit.

– Oui, oui, ce sera toujours la cour, ne vous y trompez pas,
ma sœur, dit Philippe tristement.

– La cour ! se dit Gilbert avec une rage et un
désespoir concentrés ; la cour, c’est-à-dire un sommet où je ne puis atteindre,
un abîme où je ne puis me précipiter ; plus d’Andrée !perdue pour
moi, perdue !

– Nous n’avons, répliqua Andrée à son père, ni la fortune
qui permet d’habiter ce séjour, ni l’éducation qui est nécessaire à celui qui l’habite.
Moi, pauvre fille, que ferais-je au milieu de ces dames si brillantes dont j’ai
entrevu une seule fois la splendeur qui éblouit, dont j’ai jugé l’esprit si
futile, mais si étincelant ! Hélas ! mon frère, que nous sommes
obscurs pour aller au milieu de toutes ces lumières !…

Le baron fronça le sourcil.

– Encore ces sottises, dit-il. Je ne comprends vraiment pas
le soin que prennent toujours les miens de rabaisser tout ce qui vient de moi
ou qui me touche ! Obscurs ! en vérité, vous êtes folle,mademoiselle ;
obscure ! Une Taverney-Maison-Rouge, obscure ! Eh !qui brillera,
je vous prie, si ce n’est vous ?… La fortune… Pardieu !les fortunes
de cour, on sait ce que c’est ; le soleil de la couronne les pompe, le
soleil les fait refleurir ; c’est le grand va-et-vient de la nature. Je me
suis ruiné, c’est bien ; je redeviendrai riche, voilà tout. Le roi n’a-t-il
plus d’argent à offrir à ses serviteurs ? et croyez-vous que je rougirai d’un
régiment qu’on donnera au fils aîné de ma race ; d’une dot qu’on vous
donnera, Andrée ; d’un apanage qu’on me rendra, à moi, ou d’un beau
contrat de rentes que je trouverai sous ma serviette en dînant au petit couvert ?…
Non, non, les sots ont des préjugés… Je n’en ai pas… D’ailleurs,c’est mon bien,
je le reprends : ne vous faites donc pas de scrupules,mademoiselle. Il
reste un dernier point à débattre : votre éducation, dont vous parliez
tout à l’heure. Mais, mademoiselle, souvenez-vous que nulle fille de cour n’est
élevée comme vous ; il y a plus : vous avez, à côté de l’éducation
des jeunes filles de noblesse, l’instruction solide des filles de robe ou de finance ;
vous êtes musicienne ; vous dessinez des paysages avec des moutons et des
vaches que Berghem ne renierait pas ; or, madame la dauphine raffole des
moutons, des vaches et de Berghem. Il y a de la beauté chez vous,le roi ne
manquera pas de s’en apercevoir. Il y a de la conversation, ce sera pour M. le
comte d’Artois ou M. de Provence. vous serez donc non seulement bien vue…, mais
adorée. Oui, oui, fit le baron en riant et en se frottant les mains avec une
accentuation de rire si étrange, que Philippe regarda son père, ne croyant pas
que ce rire partit d’une bouche humaine. – Adorée ! j’ai dit le mot.

Andrée baissa les yeux, et Philippe, lui prenant la main :

– M. le baron a raison, dit-il, vous êtes bien tout ce qu’il
dit, Andrée, et nulle ne sera plus digne que vous d’entrer à Versailles.

– Mais je serai séparée de vous, répliqua Andrée.

– Pas du tout, pas du tout, interrompit le baron ;
Versailles est grand, ma chère.

– Oui, mais Trianon est petit, riposta Andrée, fière et peu
maniable lorsqu’on s’obstinait avec elle.

– Trianon sera toujours assez grand pour fournir une chambre
à M. de Taverney. Un homme comme moi se loge toujours, ajouta-t-il avec une
modestie qui signifiait : sait toujours se loger.

Andrée, peu rassurée par cette proximité de son père, se
tourna vers Philippe.

– Ma sœur, dit celui-ci, vous ne ferez sans doute pas partie
de ce qu’on appelle la cour. Au lieu de vous mettre dans un couvent où elle
payerait votre dot, madame la dauphine, qui a bien voulu vous distinguer, vous
tiendra près d’elle avec un emploi quelconque. Aujourd’hui,l’étiquette n’est
pas impitoyable comme au temps de Louis XIV ; il y a fusion et divisibilité
dans les charges. Vous pourrez servir à la dauphine de lectrice ou de dame de
compagnie ; elle dessinera avec vous, elle vous tiendra toujours près d’elle ;
on ne vous verra jamais, c’est possible ; mais vous ne relèverez pas moins
de sa protection immédiate, et, comme telle, vous inspirerez beaucoup d’envie.
Voilà ce que vous craignez, n’est-ce pas ?

– Oui, mon frère.

– À la bonne heure, dit le baron ; mais ne nous
affligeons pas pour si peu qu’un ou deux envieux… Rétablissez-vous donc bien
vite, Andrée, et j’aurai le plaisir de vous conduire à Trianon moi-même. – C’est
l’ordre de madame la dauphine.

– C’est bien ; j’irai, mon père.

– À propos, continua le baron, vous êtes en argent,Philippe ?

– Si vous en avez besoin, monsieur, répliqua le jeune homme,
je n’en aurais pas assez pour vous en offrir ; mais, si vous me faites une
offre, au contraire, je puis vous répondre qu’il m’en reste assez pour moi.

– C’est vrai, tu es philosophe, toi, dit le baron en
ricanant. Et toi, Andrée, es-tu philosophe aussi, et ne demandes-tu rien, ou
as-tu besoin de quelque chose ?

– Je craindrais de vous gêner, mon père.

– Oh ! nous ne sommes plus à Taverney, ici. Le roi m’a
fait remettre cinq cents louis… à compte, a dit Sa Majesté. Songe à tes
toilettes, Andrée.

– Merci, mon père, répliqua la jeune fille joyeuse.

– Là, là ! dit le baron, voilà les extrêmes. Tout à l’heure,
elle ne voulait rien ; maintenant, elle ruinerait un empereur de Chine. Oh !
mais n’importe, demande ; les belles robes t’ iront bien,Andrée.

Là-dessus, et après un baiser très tendre, le baron ouvrit
la porte d’une chambre qui séparait la sienne de celle de sa fille,et disparut
en disant :

– Cette damnée Nicole, qui n’est point là pour m’éclairer !

– Voulez-vous que je la sonne, mon père ?

– Non, j’ai La Brie, qui dort sur quelque fauteuil ;
bonsoir, mes enfants.

Philippe s’était levé de son côté.

– Bonsoir aussi, mon frère, fit Andrée, je suis brisée de fatigue.
Voilà la première fois que je parle autant depuis mon accident.Bonsoir, cher
Philippe.

Et elle donna sa main au jeune homme, qui la baisa fraternellement,
mais en mêlant à cette fraternité une sorte de respect qu’il avait toujours eu
pour sa sœur, et qui partit en effleurant dans le corridor la portière derrière
laquelle était caché Gilbert.

– Voulez-vous que j’appelle Nicole ? dit-il à son tour
en s’éloignant.

– Non, non, cria Andrée, je me déferai seule. Adieu,Philippe.

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