Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 10Les carrosses du roi

Un murmure criard dans le lointain, mais qui devint plus
grave et plus ample en se rapprochant, fit dresser l’oreille à Gilbert, qui
sentit tout son corps se hérisser sous un frisson aigu.

On criait : Vive le roi !

C’était encore l’usage alors.

Une nuée de chevaux hennissants, dorés, couverts de pourpre,
s’élança sur la chaussée : c’étaient les mousquetaires, les gendarmes et
les Suisses à cheval.

Puis un carrosse massif et magnifique apparut.

Gilbert aperçut un cordon bleu, une tête couverte et majestueuse.
Il vit l’éclair froid et pénétrant du regard royal, devant lequel tous les
fronts s’inclinaient et se découvraient.

Fasciné, immobile, enivré, pantelant, il oublia d’ôter son
chapeau.

Un coup violent le tira de son extase ; son chapeau
venait de rouler à terre.

Il fit un bond, ramassa son chapeau, releva la tête, et reconnut
le neveu du bourgeois qui le regardait avec ce sourire narquois particulier aux
militaires.

– Eh bien ! dit-il, on n’ôte donc pas son chapeau au
roi ?

Gilbert pâlit, regarda son chapeau couvert de poussière et
répondit :

– C’est la première fois que je vois le roi, monsieur, et j’ai
oublié de le saluer, c’est vrai. Mais je ne savais pas…

– Vous ne saviez pas ? dit le soudard en fronçant le
sourcil.

Gilbert craignit qu’on ne le chassât de cette place où il
était si bien pour voir Andrée ; l’amour qui bouillonnait dans son cœur
brisa son orgueil.

– Excusez-moi, dit-il, je suis de province.

– Et vous êtes venu faire votre éducation à Paris, mon petit
bonhomme ?

– Oui, monsieur, répondit Gilbert dévorant sa rage.

– Eh bien, puisque vous êtes en train de vous instruire, dit
le sergent en arrêtant la main de Gilbert, qui s’apprêtait à remettre son
chapeau sur sa tête, apprenez encore ceci : c’est qu’on salue madame la
dauphine comme le roi, messeigneurs les princes comme madame la dauphine ;
c’est qu’on salue enfin toutes les voitures où il y a des fleurs de lis… Connaissez-vous
les fleurs de lis, mon petit, ou faut-il vous les faire connaître ?

– Inutile, monsieur, dit Gilbert ; je les connais.

– C’est bien heureux, grommela le sergent.

Les voitures royales passèrent.

La file se prolongeait ; Gilbert regardait avec des
yeux tellement avides, qu’ils en semblaient hébétés.Successivement, en
arrivant en face de la porte de l’abbaye, les voitures s’arrêtaient, les
seigneurs de la suite en descendaient, opération qui, de cinq minutes en cinq
minutes, occasionnait un mouvement de halte sur toute la ligne.

À l’une de ces haltes, Gilbert sentit comme un feu brûlant
qui lui eût traversé le cœur. Il eut un éblouissement, pendant lequel toutes
choses s’effacèrent à ses yeux, et un tremblement si violent s’empara de lui, qu’il
fut forcé de se cramponner à sa branche pour ne pas tomber.

C’est qu’en face de lui, à dix pas au plus, dans l’une de
ces voitures à fleurs de lis que le sergent lui avait recommandé de saluer, il
venait d’apercevoir la resplendissante, la lumineuse figure d’Andrée vêtue
toute de blanc, comme un ange ou comme un fantôme.

Il poussa un faible cri, puis, triomphant de toutes ces émotions
qui s’étaient emparées de lui à la fois, il commanda à son cœur de cesser de
battre, à son regard de se fixer sur le soleil.

Et la puissance du jeune homme sur lui-même était si grande
qu’il y réussit.

De son côté, Andrée, qui voulait voir pourquoi les voitures
avaient cessé de marcher, Andrée se pencha hors de la portière et,en étendant
autour d’elle son beau regard d’azur, elle aperçut Gilbert et le reconnut.

Gilbert se doutait qu’en l’apercevant, Andrée allait s’étonner,
se retourner et parler à son père, assis dans la voiture à ses côtés.

Il ne se trompait point, Andrée s’étonna, se retourna et appela
sur Gilbert l’attention du baron de Taverney, qui, orné de son grand cordon
rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.

– Gilbert ! s’écria le baron réveillé comme en sursaut ;
Gilbert ici ! Et qui donc aura soin de Mahon là-bas ?

Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit
aussitôt à saluer avec un respect étudié Andrée et son père.

Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.

– C’est pourtant vrai ! s’écria le baron en apercevant
notre philosophe. C’est ce drôle-là en personne.

L’idée que Gilbert fût à Paris se trouvait si loin de son esprit,
qu’il n’avait pas voulu en croire d’abord les yeux de sa fille, et qu’il avait
en ce moment encore toutes les peines du monde à en croire ses propres yeux.

Quant au visage d’Andrée, que Gilbert observait alors avec
une attention soutenue, il n’exprimait qu’un calme parfait après un léger nuage
d’étonnement.

Le baron penché hors la portière appela Gilbert du geste.

Gilbert voulut aller à lui, le sergent l’arrêta.

– Vous voyez bien que l’on m’appelle, dit-il.

– Où cela ?

– De cette voiture.

Les regards du sergent suivirent la direction indiquée par
le doigt de Gilbert, et se fixèrent sur le carrosse de M. de Taverney.

– Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler à ce
garçon, deux mots seulement.

– Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent ; vous avez
du temps de reste ; on lit une harangue sous le porche ;vous en avez
pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.

– Venez ça, drôle ! dit le baron à Gilbert, qui
affectait de marcher de son pas ordinaire ; dites-moi par quel hasard, quand
vous devriez être à Taverney, on vous trouve à Saint-Denis ?

Gilbert salua une seconde fois Andrée et le baron et répondit :

– Ce n’est point le hasard, monsieur, qui m’amène ici ;
c’est l’acte de ma volonté.

– Comment ! de votre volonté, maroufle ! Auriez-vous
une volonté, par hasard ?

– Pourquoi pas ? Tout homme libre a le droit d’en avoir
une.

– Tout homme libre ! Ah çà ! vous vous croyez donc
libre, petit malheureux ?

– Oui, sans doute, puisque je n’ai enchaîné ma liberté à
personne.

– Voilà, sur ma foi, un plaisant maraud ! s’écria M. de
Taverney, interdit de l’aplomb avec lequel parlait Gilbert.Quoi ! vous à
Paris, et comment venu, je vous prie ?… et avec quelles ressources, s’il
vous plaît ?

– À pied, dit laconiquement Gilbert.

– À pied ! répéta Andrée avec une certaine expression
de pitié.

– Et que viens-tu faire à Paris ? Je te le demande,s’écria
le baron.

– Mon éducation d’abord, ma fortune ensuite.

– Ton éducation ?

– J’en suis sûr.

– Ta fortune ?

– Je l’espère.

– Et que fais-tu en attendant ? Tu mendies ?

– Mendier ! fit Gilbert avec un superbe dédain.

– Tu voles, alors ?

– Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermeté fière et
sauvage qui fixa un instant sur l’étrange jeune homme l’attention de
mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais volé ?

– Que fais-tu alors avec tes mains de fainéant ?

– Ce que fait un homme de génie auquel je veux ressembler, ne
fût-ce que par ma persévérance, répondit Gilbert. Je copie de la musique.

Andrée tourna la tête de son côté.

– Vous copiez de la musique ? dit-elle.

– Oui, mademoiselle.

– Vous la savez donc ? ajouta-t-elle dédaigneusement et
du même ton qu’elle eût dit : « Vous mentez. »

– Je connais mes notes, et c’est assez pour être copiste,répondit
Gilbert.

– Et où diable les as-tu apprises, tes notes, drôle ?

– Oui, fit en souriant Andrée.

– Monsieur le baron, j’aime profondément la musique, et, comme
tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux à son clavecin, je me
cachais pour écouter.

– Fainéant !

– J’ai d’abord retenu les airs ; puis, comme ces airs
étaient écrits dans une méthode, j’ai peu à peu, et à force de travail, appris
à lire dans cette méthode.

– Dans ma méthode ! fit Andrée au comble de l’indignation,
vous osiez toucher à ma méthode ?

– Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit
Gilbert ; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tantôt à une place,
tantôt à une autre. Je n’y touchais pas ; j’essayais de lire,voilà tout :
mes yeux ne pouvaient en salir les pages.

– Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-là va nous annoncer
tout à l’heure qu’il joue du piano comme Haydn.

– J’en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j’avais
osé poser mes doigts sur les touches.

Et Andrée, malgré elle, jeta un second regard sur ce visage
animé par un sentiment dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est le
fanatisme avide du martyre.

Mais le baron, qui n’avait point dans l’esprit la calme et intelligente
lucidité de sa fille, avait senti s’allumer sa colère en songeant que ce jeune
homme avait raison, et que l’on avait eu avec lui, en le laissant à Taverney en
compagnie de Mahon, des torts d’inhumanité.

Or, on pardonne difficilement à un inférieur le tort dont il
peut nous convaincre ; de sorte que, s’échauffant à mesure que sa fille s’adoucissait :

– Ah ! brigandeau ! s’écria-t-il ; tu
désertes, tu vagabondes ; et lorsqu’on te demande compte de ta conduite, tu
as recours à des balivernes comme celles que nous venons d’entendre ! Eh
bien, comme je ne veux pas que, par ma faute, le pavé du roi soit embarrassé de
filous et de bohèmes…

Andrée fit un mouvement pour calmer son père ; elle sentait
que l’exagération excluait la supériorité.

Mais le baron écarta la main protectrice de sa fille et continua :

– Je te recommanderai à M. de Sartine, et tu iras faire un
tour à Bicêtre, mauvais garnement de philosophe !

Gilbert fit un pas de retraite, enfonça son chapeau, et, pâle
de colère :

– Monsieur le baron, dit-il, apprenez que, depuis que je
suis à Paris, j’ai trouvé des protecteurs qui lui font faire antichambre, à
votre M. de Sartine !

– Ah ! oui-da ! s’écria le baron ; eh bien, si
tu échappes à Bicêtre, tu n’échapperas point aux étrivières.Andrée, Andrée, appelez
votre frère, qui est là tout près.

Andrée se baissa vers Gilbert et lui dit impérieusement :

– Voyons, monsieur Gilbert, retirez-vous !

– Philippe, Philippe ! cria le vieillard.

– Retirez-vous, dit Andrée au jeune homme, qui demeurait
muet et immobile à sa place, comme dans une contemplation extatique.

Un cavalier, attiré par l’appel du baron, accourut à la portière
du carrosse : c’était Philippe de Taverney, avec un uniforme de capitaine.
Le jeune homme était tout à la fois joyeux et splendide :

– Tiens ! Gilbert ! dit-il avec bonhomie en
reconnaissant le jeune homme. Gilbert ici ! Bonjour, Gilbert…Que
désirez-vous de moi, mon père ?

– Bonjour, monsieur Philippe, répondit le jeune homme.

– Ce que je désire, s’écria le baron pâle de fureur, c’est
que tu prennes la gaine de ton épée et que tu en châties ce drôle-là !

– Mais qu’a-t-il fait ? demanda Philippe en regardant
tour à tour et avec un étonnement croissant la fureur du baron et l’effrayante
impassibilité de Gilbert.

– Il a fait, il a fait !… s’écria le baron. Frappe,Philippe,
comme sur un chien.

Taverney se retourna vers sa sœur.

– Qu’a-t-il donc fait, Andrée ? Dites, vous aurait-il
insultée ?

– Moi ! s’écria Gilbert.

– Non, rien, Philippe, répondit Andrée, non ; il n’a
rien fait, mon père s’égare. M. Gilbert n’est plus à notre service,il a donc
parfaitement le droit d’être où il lui plaît d’aller. Mon père ne veut pas
comprendre cela, et, en le retrouvant ici, il s’est mis en colère.

– C’est là tout ? demanda Philippe.

– Absolument, mon frère, et je ne comprends rien au courroux
de M. de Taverney, surtout à un pareil propos et quand choses et gens ne méritent
pas même un regard. Voyez, Philippe, si nous avançons.

Le baron se tut, dompté par la sérénité toute royale de sa
fille.

Gilbert baissa la tête, écrasé par ce mépris. Il y eut un
éclair qui passa à travers son cœur et qui ressemblait à celui de la haine. Il
eût préféré un coup mortel de l’épée de Philippe, et même un coup sanglant de
son fouet.

Il faillit s’évanouir.

Par bonheur, en ce moment, la harangue était achevée ;
il en résulta que les carrosses reprirent leur mouvement.

Celui du baron s’éloigna peu à peu, d’autres le suivirent ;
Andrée s’effaçait comme dans un rêve.

Gilbert demeura seul, prêt à pleurer, prêt à rugir, incapable,
il le croyait du moins, de soutenir le poids de son malheur.

Alors une main se posa sur son épaule.

Il se retourna et vit Philippe, qui, ayant mis pied à terre
et donné son cheval à tenir à un soldat de son régiment, revenait tout souriant
à lui.

– Voyons, qu’est-il donc arrivé, mon pauvre Gilbert, et pourquoi
es-tu à Paris ?

Ce ton franc et cordial toucha le jeune homme.

– Eh ! monsieur, dit-il avec un soupir arraché à son
stoïcisme farouche, qu’eussé-je fait à Taverney ? Je vous le demande. J’y
fusse mort de désespoir, d’ignorance et de faim !

Philippe tressaillit, car son esprit impartial était frappé,
comme l’avait été Andrée, du douloureux abandon où l’on avait laissé le jeune
homme.

– Et tu crois donc réussir à Paris, pauvre enfant, sans argent,
sans protection, sans ressources ?

– Je le crois, monsieur ; l’homme qui veut travailler
meurt rarement de faim, là où il y a d’autres hommes qui désirent ne rien
faire.

Philippe tressaillit à cette réponse. Jamais il n’avait vu
dans Gilbert qu’un familier sans importance.

– Manges-tu, au moins ? dit-il.

– Je gagne mon pain, monsieur Philippe, et il n’en faut pas
davantage à celui qui ne s’est jamais fait qu’un reproche, c’est de manger
celui qu’il ne gagnait pas.

– Tu ne dis pas cela, je l’espère, pour celui qu’on t’a
donné à Taverney, mon enfant ? Ton père et ta mère étaient de bons serviteurs
du château, et toi même te rendais facilement utile.

– Je ne faisais que mon devoir, monsieur.

– Écoute, Gilbert, continua le jeune homme ; tu sais
que je t’ai toujours aimé ; je t’ai toujours vu autrement que les autres ;
est-ce à tort ? est-ce à raison ? l’avenir me l’apprendra. Ta sauvagerie
m’a paru délicatesse ; ta rudesse, je l’appelle fierté.

– Ah ! monsieur le chevalier ! fit Gilbert
respirant.

– Je te veux donc du bien, Gilbert.

– Merci, monsieur.

– J’étais jeune comme toi, malheureux comme toi dans ma
position ; de là vient peut-être que je t’ai compris. La fortune un jour m’a
souri ; eh bien, laisse-moi t’aider, Gilbert, en attendant que la fortune
te sourie à ton tour.

– Merci, merci, monsieur.

– Que veux-tu faire ? Voyons, tu es trop sauvage pour
te mettre en condition.

Gilbert secoua la tête avec un méprisant sourire.

– Je veux étudier, dit-il.

– Mais, pour étudier, il faut des maîtres, et, pour payer
des maîtres, il faut de l’argent.

– J’en gagne, monsieur.

– Tu en gagnes ! dit Philippe en souriant ; et
combien gagnes-tu ? Voyons !

– Je gagne vingt-cinq sous par jour, et j’en puis gagner
trente et même quarante.

– Mais c’est tout juste ce qu’il faut pour manger.

Gilbert sourit.

– Voyons, je m’y prends mal peut-être pour t’offrir mes
services.

– Vos services à moi, monsieur Philippe ?

– Sans doute, mes services. Rougis-tu de les accepter ?

Gilbert ne répondit point.

– Les hommes sont ici-bas pour s’entraider, continua Maison-Rouge ;
ne sont-ils pas frères ?

Gilbert releva la tête et attacha ses yeux si intelligents
sur la noble figure du jeune homme.

– Ce langage t’étonne ? dit Philippe.

– Non, monsieur, dit Gilbert, c’est le langage de la philosophie ;
seulement, je n’ai pas l’habitude de l’entendre chez des gens de votre condition.

– Tu as raison, et cependant ce langage est celui de notre
génération. Le dauphin lui-même partage ces principes. Voyons, ne fais pas le
fier avec moi, continua Philippe, et ce que je t’aurai prêté, tu me le rendras
plus tard. Qui sait si tu ne seras pas un jour un Colbert ou un Vauban ?

– Ou un Trochin, dit Gilbert.

– Soit. Voici ma bourse, partageons.

– Merci, monsieur, dit l’indomptable jeune homme, touché, sans
vouloir en convenir, de cette admirable expansion de Philippe ; merci, je
n’ai besoin de rien ; seulement… seulement, je vous suis reconnaissant
bien plus que si j’eusse accepté votre offre, soyez-en sûr.

Et là-dessus, saluant Philippe stupéfait, il regagna vivement
la foule, dans laquelle il se perdit.

Le jeune capitaine attendit plusieurs secondes, comme s’il
ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles ; mais,voyant que
Gilbert ne reparaissait point, il remonta sur son cheval et  regagna son poste.

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