Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 5M. Jacques

Gilbert, enchanté de cette bonne fortune qui, dans ses
moments désespérés, lui faisait toujours trouver un soutien,Gilbert, disons-nous,
marchait devant, se retournant de temps en temps vers l’homme étrange qui
venait de le rendre si souple et si docile avec si peu de mots.

Il le conduisit ainsi vers ses mousses, qui étaient en effet
de magnifiques capillaires. Puis, lorsque le vieillard en eut fait une
collection, ils se mirent en quête de plantes nouvelles.

Gilbert était beaucoup plus avancé en botanique qu’il ne le
croyait lui-même. Né au milieu des bois, il connaissait comme des amies d’enfance
toutes les plantes des bois : seulement, il les connaissait sous leurs
noms vulgaires. À mesure qu’il les désignait ainsi, son compagnon les lui indiquait,
lui, sous leur nom scientifique, que Gilbert, en retrouvant une plante de la
même famille, essayait de répéter. Deux ou trois fois il estropiait ce nom grec
ou latin. Alors l’étranger le lui décomposait, lui montrait les rapports du
sujet avec ces mots décomposés, et Gilbert apprenait ainsi non seulement le nom
de la plante, mais encore la signification du mot grec ou latin dont Pline, Linné
ou de Jussieu avaient baptisé cette plante.

De temps en temps il disait :

– Quel malheur, monsieur, que je ne puisse pas gagner mes
six sous à faire ainsi de la botanique toute la journée avec vous ! Je
vous jure que je ne me reposerais pas un seul instant ; et même il ne me
faudrait pas six sous : un morceau de pain comme celui que vous aviez ce
matin suffirait à mon appétit de toute la journée. Je viens de boire à une
source de l’eau aussi bonne qu’à Taverney, et la nuit dernière, au pied de l’arbre
où j’ai couché, j’ai bien mieux dormi que je ne l’eusse fait sous le toit d’un
bon château.

L’étranger souriait.

– Mon ami, disait-il, l’hiver viendra ; les plantes
sécheront, la source sera glacée, le vent sifflera dans les arbres dépouillés, au
lieu de cette douce brise qui agite si mollement les feuilles.Alors, il vous
faudra un abri, des vêtements, du feu, et sur vos six sous par jour, vous n’auriez
pu économiser une chambre, du bois et des habits.

Gilbert soupirait, cueillait de nouvelles plantes et faisait
de nouvelles questions.

Ils coururent ainsi une bonne partie du jour dans les bois d’ Aulnay,
du Plessis-Piquet et de Clamart sous Meudon.

Gilbert, selon son habitude, s’était déjà mis avec son compagnon
sur le pied de la familiarité. De son côté, le vieillard questionnait avec une
admirable adresse ; cependant Gilbert, défiant, circonspect,craintif, se
révélait le moins possible.

À Châtillon, l’étranger acheta du pain et du lait dont il
fit sans peine accepter la moitié à son compagnon ; puis tous deux prirent
le chemin de Paris, afin que Gilbert, de jour encore, pût entrer dans la ville.

Le cœur du jeune homme battait à cette seule idée d’être à
Paris, et il ne chercha point à cacher son émotion, lorsque, des hauteurs de
Vanves, il aperçut Sainte-Geneviève, les Invalides, Notre-Dame et cette mer immense
de maisons dont les flots épars vont, comme une marée, battre les flancs de
Montmartre, de Belleville et de Ménilmontant.

– Oh ! Paris, Paris ! murmura-t-il.

– Oui, Paris, un amas de maisons, un gouffre de maux, dit le
vieillard. Sur chacune des pierres qu’il y a là-bas, vous verriez sourdre une
larme ou rougir une goutte de sang, si les douleurs que ces murs renferment
pouvaient apparaître au dehors.

Gilbert réprima son enthousiasme. D’ailleurs, son enthousiasme
tomba bientôt de lui-même.

Ils entrèrent par la barrière d’Enfer. Le faubourg était
sale et infect ; des malades qu’on portait à l’hôpital passaient sur des
civières ; des enfants à demi nus jouaient dans la fange avec des chiens, des
vaches et des porcs.

Le front de Gilbert se rembrunissait.

– Vous trouvez tout cela hideux, n’est-ce pas ? dit le
vieillard. Eh bien, ce spectacle, vous ne le verrez même plus tout à l’heure. C’est
encore une richesse qu’un porc et qu’une vache ; c’est encore une joie qu’un
enfant. Quant à la fange, vous la trouverez, elle, toujours et partout.

Gilbert n’était pas mal disposé à voir Paris sous un jour
sombre ; il accepta donc le tableau tel que son compagnon le lui faisait.

Quant à ce dernier, prolixe d’abord dans sa déclamation, il
était devenu peu à peu, et à mesure qu’il avançait vers le centre de la ville, silencieux
et muet. Il paraissait si soucieux, que Gilbert n’osa point lui demander quel
était ce jardin qu’on apercevait à travers la grille, quel était ce pont sur
lequel on passait la Seine. Ce jardin, c’était le Luxembourg ;ce pont, c’était
le Pont-Neuf.

Cependant, comme on marchait toujours, et que l’étranger
paraissait pousser la rêverie jusqu’à l’inquiétude, Gilbert se hasarda de dire :

– Logez-vous encore bien loin, monsieur ?

– Nous approchons, dit l’étranger, que cette question sembla
rendre encore plus morose.

Ils côtoyèrent, rue du Four, le magnifique hôtel de Soissons,
dont les bâtiments avaient vue et entrée principale sur cette rue,mais dont
les jardins splendides s’étendaient sur celles de Grenelle et des Deux-Écus.

Gilbert passa devant une église qui lui parut fort belle. Il
s’arrêta un instant à la regarder.

– Voilà un beau monument, dit-il.

– C’est Saint-Eustache, dit le vieillard.

Puis, levant la tête :

– Il est huit heures ! s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu !
mon Dieu ! venez vite, jeune homme, venez.

L’étranger allongea le pas, Gilbert le suivit.

– À propos, dit l’étranger après quelques instants d’un silence
si froid qu’il commençait à inquiéter Gilbert, j’oubliais de vous dire que je
suis marié.

– Ah ! fit Gilbert.

– Oui, et que ma femme, en véritable Parisienne, va sans
doute gronder de ce que nous rentrons tard ; en outre, je dois vous le
dire, elle se défie des étrangers.

– Vous plaît-il que je me retire, monsieur ? dit
Gilbert, dont cette parole glaça tout à coup l’expansion.

– Non pas, non pas, mon ami ; je vous ai invité à venir
chez moi, venez.

– Je vous suis, dit Gilbert.

– Là, à droite, par ici, nous y sommes.

Gilbert leva les yeux, et, aux derniers rayons du jour mourant,
il lut, à l’angle de la place, au-dessus de la boutique d’un épicier, ces mots :
« Rue Plastrière ».

L’étranger continua d’accélérer sa marche, car plus il se
rapprochait de sa maison, plus redoublait cette agitation fébrile que nous
avons signalée. Gilbert, qui ne voulait pas le perdre de vue, se heurtait à
chaque seconde, soit aux passants, soit aux fardeaux des colporteurs, soit aux
timons des voitures et aux brancards des charrettes.

Son conducteur semblait l’avoir oublié complètement :
il trottait menu, visiblement absorbé dans une idée fâcheuse.

Enfin, il s’arrêta devant une porte d’allée dont la partie supérieure
était grillée.

Un petit cordonnet sortait par un trou, le vieillard tira le
cordonnet, la porte s’ouvrit.

Il se retourna alors, et, voyant Gilbert indécis sur le
seuil :

– Venez vite, dit-il.

Et il referma la porte sur eux.

Au bout de quelques pas faits dans l’obscurité, Gilbert
heurta la première marche d’un escalier raide et noir. Le vieillard, habitué
aux localités, avait déjà franchi une douzaine de degrés.

Gilbert le rejoignit, monta tant qu’il monta, s’arrêta tant
qu’il s’arrêta.

C’était sur un paillasson usé par le frottement, sur un
palier percé de deux portes.

L’étranger tira un pied de biche suspendu à un cordon de
rideau, et une aigre sonnette retentit dans l’intérieur d’une chambre. Alors le
pas traînard d’un personnage en savates traîna sur le carreau et la porte s’ouvrit.

Une femme de cinquante à cinquante-cinq ans parut sur le
seuil.

Deux voix se mêlèrent soudain : l’une était celle de l’étranger,
l’autre était celle de cette femme qui venait d’ouvrir la porte.

L’une de ces deux voix disait timidement.

– Est-ce qu’il est trop tard, bonne Thérèse ?

L’autre grommelait :

– Vous nous faites souper à une belle heure, Jacques !

– Allons, allons, nous allons réparer tout cela, répondit affectueusement
l’étranger en fermant là porte et en prenant des mains de Gilbert la boîte de
fer-blanc.

– Bon ! un commissionnaire ! s’écria la vieille ;
il ne manquait plus que cela ! Ainsi donc, voilà que vous ne pouvez plus
porter vous-même tous vos embarras d’herbages. Un commissionnaire à M. Jacques !
Excusez ! M. Jacques devient grand seigneur !

– Allons, allons, répondit celui qu’on interpellait si rudement
sous le nom de Jacques, en rangeant patiemment ses plantes sur la cheminée ;
allons, un peu de calme, Thérèse.

– Payez-le au moins et renvoyez-le, que nous n’ayons pas d’espions
ici.

Gilbert devint pâle comme la mort et bondit vers la porte.
Jacques l’arrêta.

– Monsieur, dit-il avec une certaine fermeté, n’est pas un commissionnaire
et encore moins un espion. C’est un hôte que j’amène.

Les bras de la vieille retombèrent le long de ses hanches.

– Un hôte ! dit-elle, il ne nous manquait plus que cela !

– Voyons, Thérèse, reprit l’étranger d’une voix encore affectueuse,
mais dans laquelle la nuance de la volonté se faisait sentir de plus en plus, allumez
une chandelle. J’ai chaud et nous avons soif.

La vieille fit entendre un murmure qui, assez élevé d’abord,
alla en décroissant.

Puis elle atteignit un briquet qu’elle battit au-dessus d’une
boite remplie d’amadou ; les étincelles jaillirent aussitôt et embrasèrent
toute la boite.

Pendant le temps qu’avait duré le dialogue, pendant les
murmures et le silence qui les avait suivis, Gilbert était resté immobile, muet,
et comme cloué à deux pas de cette porte qu’il commençait à regretter bien
sincèrement d’avoir franchie.

Jacques s’aperçut de ce que souffrait le jeune homme.

– Avancez, monsieur Gilbert, je vous en prie, dit-il.

La vieille, pour voir celui à qui son mari parlait avec
cette politesse affectée, détourna sa jaune et morose figure.Gilbert la vit
aux premiers rayons de la maigre chandelle réveillée dans sa gaine de cuivre.

Cette figure ridée, couperosée et comme infiltrée en quelques
endroits de fiel, ce visage aux yeux plus vifs que vivants, plus lubriques que
vifs ; cette plate douceur, répandue sur des traits vulgaires,douceur que
démentaient si bien la voix et l’accueil de la vieille, inspirèrent du premier
coup à Gilbert une violente antipathie.

De son côté, la vieille fut loin de trouver de son goût le visage
pâle et fin, le silence circonspect, et la raideur du jeune homme.

– Je crois bien que vous avez chaud et que vous devez avoir
soif, messieurs, dit-elle. En effet, passer sa journée à l’ombre des bois, c’est
si fatigant ; puis se baisser de temps en temps pour cueillir une herbe, voilà
un travail ! Car monsieur herborise aussi, sans doute :c’est le
métier de ceux qui n’en ont pas.

– Monsieur, répondit Jacques d’une voix de plus en plus
ferme, est un bon et loyal jeune homme, qui m’a fait l’honneur de sa compagnie
toute la journée et que ma bonne Thérèse, j’en suis sûr, va recevoir comme un
ami.

– Il y a de quoi pour deux, grommela Thérèse, et non pour
trois.

– Je suis sobre et il l’est aussi, dit Jacques.

– Oui, oui, c’est bon. Je connais cette sobriété là. Je vous
déclare qu’il n’y a pas assez de pain à la maison pour la nourrir,votre double
sobriété, et que je ne descendrai pas trois étages pour en chercher. D’ailleurs,
à l’heure qu’il est, le boulanger est fermé.

– Alors c’est moi qui descendrai, dit Jacques en fronçant le
sourcil. Ouvrez-moi la porte, Thérèse.

– Mais…

– Je le veux !

– C’est bien ! c’est bien ! dit alors la vieille
en grommelant, mais en cédant toutefois au ton absolu auquel son opposition
avait graduellement conduit Jacques. Ne suis-je pas là pour faire tous vos
caprices ?… Voyons, on fera assez de ce qu’il y aura. Venez souper.

– Asseyez-vous près de moi, dit Jacques à Gilbert en le
conduisant près d’une petite table dressée dans la chambre voisine,et sur
laquelle, à côté de deux couverts, deux serviettes roulées et attachées, l’une
avec un cordon rouge, et l’autre avec un cordon blanc, indiquaient la place de
chacun des maîtres du logis.

Cette chambre, exiguë et carrée, était tapissée d’un petit
papier bleu pâle, à dessins blancs. Deux grandes cartes de géographie ornaient
les murailles. Le reste de l’ameublement se composait de six chaises en bois de
merisier, à siège de paille, de la table en question et d’un chiffonnier rempli
de bas raccommodés.

Gilbert s’assit ; la vieille plaça devant lui une
assiette et lui apporta un couvert usé par le service ; puis elle ajouta à
ces divers ustensiles un gobelet d’étain soigneusement poli.

– Vous ne descendez pas ? demanda Jacques à sa femme.

– C’est inutile, fit-elle d’un ton bourru qui indiquait la
rancune qu’elle conservait à Jacques de la victoire remportée surelle ; c’est
inutile, j’ai retrouvé un demi-pain dans l’armoire. Cela nous fait une livre et
demie à peu près, il faudra qu’on en fasse assez.

En disant ces mots, elle posa le potage sur la table.

Jacques fut servi le premier, puis Gilbert ; la vieille
mangea dans la soupière.

Tous trois avaient grand appétit. Gilbert, tout intimidé de
la discussion d’économie domestique à laquelle il avait donné lieu,mettait au
sien tous les freins imaginables. Cependant, il eut le premier mangé la soupe.

La vieille jeta sur son assiette prématurément vide un regard
tout courroucé.

– Qui est venu aujourd’hui ? demanda Jacques pour changer
les idées de Thérèse.

– Oh ! fit celle-ci, toute la terre, comme d’habitude.
Vous aviez promis à madame de Boufflers ses quatre cahiers, à madame d’ Escars
ses deux airs, un quatuor avec accompagnement à madame de Penthièvre. Les unes
sont venues elles-mêmes, les autres ont envoyé. Mais, quoi !monsieur
herborisait, et, comme on ne peut pas s’amuser et travailler en même temps, ces
dames se sont passées de leur musique.

Jacques ne dit pas un mot, au grand étonnement de Gilbert, qui
s’attendait à le voir se fâcher. Mais, comme il était seul en jeu cette fois, il
ne sourcilla point.

À la soupe succéda un petit morceau de bœuf bouilli servi
sur un petit plat de faïence tout rayé par la pointe tranchante des couteaux.

Jacques servit Gilbert assez modestement, car il était sous
l’œil de Thérèse, puis il prit pour lui un morceau à peu près pareil et passa
le plat à la ménagère.

Celle-ci prit le pain et en donna un morceau à Gilbert.

Ce morceau était si exigu, que Jacques en rougit ; il
attendit que Thérèse eût achevé de le servir, lui, et de se servir elle-même, puis,
lui prenant le pain des mains :

– C’est vous qui taillerez votre pain vous-même, mon jeune
ami, et taillez-le à votre faim, je vous prie ; le pain ne doit être
mesuré qu’à ceux qui le perdent.

Un moment après, parurent des haricots verts assaisonnés au
beurre.

– Voyez comme ils sont verts, dit Jacques ; ce sont de
nos conserves, on les mange excellents ici.

Et il passa le plat à Gilbert.

– Merci, monsieur, dit celui-ci, j’ai bien dîné, je n’ai
plus faim.

– Monsieur n’est pas de votre avis sur mes conserves, dit
aigrement Thérèse ; il aimerait mieux des haricots frais, sans doute, mais
ce sont des primeurs au-dessus de notre bourse.

– Non, madame, dit Gilbert, je les trouve appétissants, au
contraire, et je les aimerais fort, mais je ne mange jamais que d’un plat.

– Et vous buvez de l’eau ? dit Jacques en lui tendant
la bouteille.

– Toujours, monsieur.

Jacques se versa un doigt de vin pur.

– Maintenant, ma femme, dit-il en reposant la bouteille sur
la table, vous vous occuperez, je vous prie, de coucher ce jeune homme ;
il doit être bien las.

Thérèse laissa échapper sa fourchette et fixa ses deux yeux
effarés sur son mari.

– Coucher ! Êtes-vous fou ? Vous amenez quelqu’un
à coucher ! C’est donc dans votre lit que vous le coucherez ? Mais, en
vérité, il perd la tête. Alors vous allez tenir pension désormais ? En ce
cas ne comptez plus sur moi ; cherchez une cuisinière et une servante ;
c’est assez d’être la vôtre, sans devenir aussi celle des autres.

– Thérèse, répondit Jacques de son ton grave et ferme, Thérèse,
je vous prie de m’écouter, chère amie : c’est pour une nuit seulement. Ce
jeune homme n’a jamais mis le pied à Paris ; il y vient sous ma conduite.
Je ne veux pas qu’il couche à l’auberge, je ne le veux pas, dût-il prendre mon
lit, comme vous le dites.

Après cette seconde manifestation de sa volonté le vieillard
attendit.

Alors Thérèse, qui l’avait regardé avec attention, et qui,tandis
qu’il parlait, paraissait étudier chaque muscle de son visage,sembla comprendre
qu’il n’y avait pas de lutte possible en ce moment, et changea de tactique
subitement.

Elle eût échoué en s’obstinant à combattre contre Gilbert ;
elle se mit à combattre pour lui : il est vrai que c’était en alliée bien
près de trahir.

– Au fait, dit-elle, puisque ce jeune monsieur vous a accompagné
ici, c’est que vous le connaissez bien, et mieux vaut qu’il reste chez nous. Je
ferai tant bien que mal un lit dans votre cabinet, près des liasses de papier.

– Non, non, dit Jacques vivement ; un cabinet n’est
point un endroit où l’on couche. On peut mettre le feu à ces papiers.

– Beau malheur ! murmura Thérèse.

Puis tout haut :

– Dans l’antichambre, alors, devant le buffet ?

– Non plus.

– Alors, je vois que, malgré notre bonne volonté à tous deux,
ce sera impossible ; car, à moins que de prendre votre chambre ou la
mienne…

– Il me semble, Thérèse, que vous ne cherchez pas bien.

– Moi ?

– Sans doute. N’avons-nous point la mansarde ?

– Le grenier, voulez-vous dire ?

– Non, ce n’est pas un grenier, c’est un cabinet un peu
mansardé, mais sain, avec une vue sur des jardins magnifiques, ce qui est rare
à Paris.

– Oh ! qu’importe, monsieur, dit Gilbert, fût-ce un
grenier, je m’estimerai encore heureux, je vous jure.

– Pas du tout, pas du tout, dit Thérèse. Tiens, c’est là que
j’étends mon linge.

– Ce jeune homme n’y dérangera rien, Thérèse. N’est-ce pas, mon
ami, vous veillerez à ce qu’il n’arrive aucun accident au linge de cette bonne
ménagère ? Nous sommes pauvres, et toute perte nous est lourde.

– Oh ! soyez tranquille, monsieur.

Jacques se leva et s’approcha de Thérèse.

– Je ne veux pas, voyez-vous, chère amie, que ce jeune homme
se perde. Paris est un séjour pernicieux ; ici, nous le surveillerons.

– C’est une éducation que vous faites. Il paiera donc pension,
votre élève ?

– Non, mais je vous réponds qu’il ne vous coûtera rien. À
partir de demain, il se nourrira lui-même. Quant au logement, comme la mansarde
nous est à peu près inutile, faisons-lui cette charité.

– Comme tous les paresseux s’entendent ! murmura Thérèse
en haussant les épaules.

– Monsieur, dit Gilbert, plus fatigué que son hôte lui-même
de cette lutte qu’il livrait pied à pied, pour une hospitalité qui l’humiliait,
je n’ai jamais gêné personne, et je ne commencerai certes point par vous, qui
avez été si bon pour moi. Ainsi, permettez que je me retire. J’ai aperçu, du
côté du pont que nous avons traversé, des arbres sous lesquels il y a des
bancs. Je dormirai fort bien, je vous assure, couché sur un de ces bancs.

– Oui, dit Jacques, pour que le guet vous arrête comme un
vagabond.

– Qu’il est, dit tout bas Thérèse en desservant.

– Venez, venez, jeune homme, dit Jacques, il y a là-haut,autant
que je puis m’en souvenir, une bonne paillasse. Cela vaudra toujours mieux qu’un
banc ; et puisque vous vous contenteriez d’un banc…

– Oh ! monsieur, je n’ai jamais couché que sur des paillasses,
dit Gilbert.

Puis, revenant sur cette vérité par un petit mensonge :

– La laine m’échauffe trop, continua-t-il.

Jacques sourit.

– La paille est en effet rafraîchissante, dit-il. Prenez sur
la table un bout de chandelle et suivez-moi.

Thérèse ne regarda même plus du côté de Jacques. Elle poussa
un soupir, elle était vaincue.

Gilbert se leva gravement et suivit son protecteur.

En traversant l’antichambre, Gilbert vit une fontaine.

– Monsieur, dit-il, l’eau est-elle chère à Paris ?

– Non, mon ami ; mais, fût-elle chère, l’eau et le pain
sont deux choses que l’homme n’a pas le droit de refuser à l’ homme qui les
demande.

– Oh ! c’est qu’à Taverney l’eau ne coûtait rien, et le
luxe du pauvre, c’est la propreté.

– Prenez, mon ami, prenez, dit Jacques en indiquant du doigt
à Gilbert un grand pot de faïence, prenez.

Et il précéda le jeune homme en s’étonnant de trouver, dans
un enfant de cet âge, toute la fermeté du peuple unie à tous les instincts de l’aristocratie.

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