Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 8La femme du sorcier

Au moment où Gilbert, après sa journée si bien remplie,grignotait
dans son grenier son pain trempé d’eau fraîche et humait de tousses poumons l’air
des jardins d’alentour, en ce moment, disons-nous, une femme vêtue avec une
élégance un peu étrange, ensevelie sous un long voile, après avoir suivi au
galop d’un superbe cheval arabe cette route de Saint-Denis, déserte encore, mais
qui devait le lendemain s’encombrer de tant de monde, mettait pied à terre
devant le couvent des carmélites de Saint-Denis et heurtait de son doigt
délicat au barreau du tour, tandis que son cheval, dont elle tenait la bride
passée à son bras, piaffait et creusait le sable avec impatience.

Quelques bourgeois de la ville s’arrêtèrent par curiosité autour
de l’inconnue. Ils étaient attirés à la fois, nous l’avons dit,d’abord par l’étrangeté
de sa mine, ensuite par son insistance à heurter.

– Que désirez-vous, madame ? lui demanda l’un d’eux.

– Vous le voyez, monsieur, répondit l’étrangère avec un accent
italien des plus prononcés, je désire entrer.

– Alors, vous vous adressez mal. Ce tour ne s’ouvre qu’une
fois le jour aux pauvres, et l’heure à laquelle il s’ouvre est passée.

– Comment fait-on alors pour parler à la supérieure ?demanda
celle qui heurtait.

– On frappe à la petite porte au bout du mur, ou bien on
sonne à la grande porte.

Un autre s’approcha.

– Vous savez, madame, dit-il, que maintenant la supérieure
est Son Altesse royale Madame Louise de France ?

– Je le sais, merci.

– Vertudieu ! le beau cheval ! s’écria un dragon
de la reine regardant la monture de l’étrangère. Savez-vous que, si ce cheval n’est
pas hors d’âge, il vaut cinq cents louis, aussi vrai que le mien vaut cent
pistoles ?

Ces mots produisirent beaucoup d’effet sur la foule.

En ce moment, un chanoine, qui, tout au contraire du dragon,
regardait la cavalière sans s’inquiéter du cheval, se fraya un sentier jusqu’à
elle, et, grâce à un secret connu de lui, ouvrit la porte du tour.

– Entrez, madame, dit-il, et tirez après vous votre cheval.

La femme, pressée d’échapper aux regards avides de cette
foule, regards qui semblaient effroyablement lui peser, se hâta de suivre le
conseil et disparut derrière la porte avec sa monture.

Une fois seule dans la vaste cour, l’étrangère secoua la
bride de son cheval, lequel agita si brusquement tout son caparaçon et battit
si vigoureusement le pavé de son fer, que la sœur tourière, qui avait quitté un
instant son petit logement placé près de la porte, s’élança de l’intérieur du
couvent.

– Que voulez-vous, madame ? s’écria-t-elle, et comment
vous êtes-vous introduite ici ?

– C’est un bon chanoine qui m’a ouvert la porte,dit-elle ;
quant à ce que je veux, je veux, si c’est possible, parler à la supérieure.

– Madame ne recevra pas ce soir.

– On m’avait dit cependant qu’il était du devoir des supérieures
de couvent de recevoir celles de leurs sœurs du monde qui viennent leur
demander secours, à toute heure du jour et de la nuit.

– C’est possible dans les circonstances ordinaires ;
mais Son Altesse, arrivée d’avant-hier seulement, est à peine installée et ce
soir tient chapitre.

– Madame ! Madame ! reprit l’étrangère, j’arrive
de bien loin, j’arrive de Rome. Je viens de faire soixante lieues à cheval, je
suis à bout de mon courage.

– Que voulez-vous ! l’ordre de Madame est formel.

– Ma sœur, j’ai à révéler à votre abbesse des choses de la
plus haute importance.

– Revenez demain.

– Impossible… Je suis restée un jour à Paris, et déjà, pendant
cette journée… d’ailleurs, je ne puis pas coucher à l’hôtellerie.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je n’ai point d’argent.

La sœur tourière parcourut d’un œil stupéfait cette femme
couverte de pierreries et maîtresse d’un beau cheval, qui prétendait n’avoir
point d’argent pour payer son gîte d’une nuit.

– Oh ! ne faites point attention à mes paroles, non
plus qu’à mes habits, dit la jeune femme ; non, ce n’est point la vérité
exacte que j’ai dite en disant que je n’avais point d’argent, cardans toute
hôtellerie, on me ferait crédit sans doute. Non ! non !ce que je
viens chercher ici, ce n’est point un gîte, c’est un refuge.

– Madame, ce couvent n’est point le seul qu’il y ait à
Saint-Denis, et chacun de ces couvents a son abbesse.

– Oui, oui, je le sais bien ; mais ce n’est point à une
abbesse vulgaire que je puis m’adresser, ma sœur.

– Je crois que vous vous tromperiez en insistant. Madame
Louise de France ne s’occupe plus des choses de ce monde.

– Qu’importe ! Annoncez-lui toujours que je veux lui parler.

– Il y a un chapitre, vous dis-je.

– Après le chapitre.

– Le chapitre commence à peine.

– J’entrerai dans l’église et j’attendrai en priant.

– Je suis désespérée, madame.

– Quoi ?

– Vous ne pouvez pas attendre.

– Je ne puis pas attendre ?

– Non.

– Oh ! je me trompais donc ! je ne suis donc pas
dans la maison du bon Dieu ? s’écria l’étrangère avec unetelle énergie
dans le regard et dans la voix, que la sœur, n’osant prendre surelle de
résister plus longtemps, répliqua :

– S’il en est ainsi, je vais essayer.

– Oh ! dites bien à Son Altesse, ajouta l’étrangère, que
j’arrive de Rome ; que je n’ai pris, l’exception de deux haltes que j’ai
faites, l’une à Mayence, l’autre à Strasbourg, que je n’ai pris en chemin que
le temps nécessaire pour dormir, et que, depuis quatre jours surtout, je ne me
suis reposée que pour retrouver la force de me tenir sur mon cheval, et pour
donner à mon cheval la force de me porter.

– Je le dirai, ma sœur.

Et la religieuse s’éloigna.

Un instant après, une sœur converse parut.

La tourière marchait derrière elle.

– Eh bien ? demanda l’étrangère provoquant la réponse,tant
elle était impatiente de l’entendre.

– Son Altesse royale a dit, madame, répondit la sœur converse,
que ce soir il était de toute impossibilité qu’elle vous donnât audience, mais
que l’hospitalité ne vous en serait pas moins offerte au couvent,puisque vous
pensiez avoir un si urgent besoin de trouver un asile. Vous pouvez donc entrer,
ma sœur, et, si vous venez d’accomplir cette longue course, si vous êtes aussi
fatiguée que vous le dites, vous n’avez qu’à vous mettre au lit.

– Mais mon cheval ?

– On en aura soin ; soyez tranquille, ma sœur.

– Il est doux comme un mouton. Il s’appelle Djérid et vient
à ce nom quand on l’appelle. Je vous le recommande instamment, car c’est un
merveilleux animal.

– Il sera traité comme le sont les propres chevaux du roi.

– Merci.

– Maintenant, conduisez madame à sa chambre, dit la sœur
converse à la sœur tourière.

– Non, pas à ma chambre, à l’église. Je n’ai pas besoin de
dormir, j’ai besoin de prier.

– La chapelle vous est ouverte, ma sœur, dit la religieuse
en montrant du doigt une petite porte latérale donnant dans l’église.

– Et je verrai madame la supérieure ? demanda l’étrangère.

– Demain.

– Demain matin ?

– Oh ! demain matin, ce sera encore chose impossible.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que demain matin il y aura grande réception.

– Oh ! qui peut être reçu qui soit plus pressé ou plus
malheureux que moi ?

– Madame la dauphine nous fait l’honneur de s’arrêter deux
heures en passant demain. C’est une grande faveur pour notre couvent, une
grande solennité pour nos pauvres sœurs ; de sorte que vous comprenez…

– Hélas !

– Madame l’abbesse désire que tout soit ici digne des hôtes
royaux que nous recevons.

– Et en attendant, dit l’étrangère regardant avec un frisson
visible autour d’elle, en attendant que je puisse voir l’auguste supérieure, je
serai en sûreté ici ?

– Oui, ma sœur, sans doute. Notre maison est un asile même
pour les coupables, à plus forte raison pour les…

–Fugitifs, dit l’étrangère ; bien. De sorte que
personne n’entre ici, n’est-ce pas ?

– Sans ordre, non, personne.

– Oh ! et s’il obtenait cet ordre, mon Dieu, mon Dieu, dit
l’étrangère, lui qui est si puissant, que sa puissance m’épouvante parfois.

– Qui, lui ? demanda la sœur.

– Personne, personne.

– Voilà une pauvre folle, murmura la religieuse.

– L’église, l’église ! répéta l’étrangère comme pour
justifier l’opinion que l’on commençait à prendre d’elle.

– Venez, ma sœur, je vais vous y conduire.

– C’est qu’on me poursuit, voyez-vous ; vite, vite,l’église !

– Oh ! les murailles de Saint-Denis sont bonnes, fit la
sœur converse avec un sourire compatissant, de sorte que, si vous m’en croyez, fatiguée
comme vous l’êtes, vous vous en rapporterez à ce que je vous dis,et vous irez
vous reposer dans un bon lit, au lieu de meurtrir vos genoux sur la dalle de la
chapelle.

– Non, non, je veux prier ; je veux prier afin que Dieu
écarte de moi ceux qui me poursuivent, s’écria la jeune femme en disparaissant
par la porte que lui avait indiquée la religieuse et en fermant la porte
derrière elle.

La religieuse, curieuse comme une religieuse, fit le tour
par la grande porte, et, s’avançant doucement, elle vit au pied de l’autel la
femme inconnue priant et sanglotant la face contre terre.

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