Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 4Le botaniste

Gilbert prit sa résolution et s’approcha tout à fait. Mais
il ouvrit d’abord la bouche et la referma sans avoir proféré une parole. Sa
résolution chancelait ; il lui sembla qu’il demandait une aumône, et non
qu’il réclamait un droit.

Le vieillard remarqua cette timidité ; elle parut le
mettre à son aise lui même.

– Vous voulez me parler, mon ami ? dit-il en souriant
et en posant son pain sur l’arbre.

– Oui, monsieur, répondit Gilbert.

– Que désirez-vous ?

– Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux,comme
s’il n’était pas dit que Dieu les nourrit.

– Il les nourrit sans doute, jeune homme, répondit l’étranger ;
mais la main des hommes est un des moyens qu’il emploie pour parvenir à ce but.
Si c’est un reproche que vous m’adressez, vous avez tort, car jamais, dans un
bois désert ou dans une rue peuplée, le pain que l’on jette n’est perdu. Là, les
oiseaux l’emportent ; ici, les pauvres le ramassent.

– Eh bien ! monsieur, dit Gilbert singulièrement ému de
la voix pénétrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois,
je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.

– Serait-ce vous, mon ami ? s’écria le vieillard, et
par hasard auriez-vous faim ?

– Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez…

Le vieillard saisit aussitôt le pain avec une compassion empressée.
Puis, réfléchissant tout à coup, il regarda Gilbert de son œil à la fois si vif
et si profond.

Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement à un affamé
que la réflexion ne fût permise ; son habit était propre et cependant en
quelques endroits maculé par le contact de la terre. Son linge était blanc, car
à Versailles, la veille, il avait tiré une chemise de son paquet,et cependant
cette chemise était fripée par l’humidité ; il était donc visible que
Gilbert avait passé la nuit dans le bois.

Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et
effilées qui dénotent l’homme des vagues rêveries plutôt que l’homme des
travaux matériels.

Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la défiance et
l’hésitation de l’étranger à son égard, et se hâta d’aller au-devant des conjectures
qu’il comprenait ne devoir point lui être favorables.

– On a faim, monsieur, toutes les fois que l’on n’a point
mangé depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je
n’ai rien pris.

La vérité des paroles du jeune homme se trahissait par l’émotion
de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pâleur de son visage.

Le vieillard cessa donc d’hésiter ou plutôt de craindre. Il
tendit à la fois son pain et le mouchoir d’où il tirait ses cerises.

– Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le
mouchoir, merci, rien que du pain, c’est assez.

Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moitié et
rendit l’autre ; puis il s’assit sur l’herbe à trois pas du vieillard, qui
le regardait avec un étonnement croissant.

Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain, et Gilbert
avait grand appétit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole ; il
continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du
moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boite, qui, se
redressant comme pour respirer, relevaient leur tête odorante au niveau du
couvercle de fer-blanc.

Cependant, voyant Gilbert s’approcher de la mare, il s’écria
vivement :

– Ne buvez pas de cette eau, jeune homme ; elle est
infectée par le détritus des plantes mortes l’an dernier, et parles œufs de
grenouille qui nagent à sa superficie. Prenez plutôt quelques cerises, elles
vous rafraîchiront aussi bien que de l’eau. Prenez, je vous y invite, car vous
n’êtes point, je le vois, un convive importun.

– C’est vrai, monsieur, l’importunité est tout l’opposé de
ma nature, et je ne crains rien tant que d’être importun. Je viens de le
prouver tout à l’heure encore à Versailles.

– Ah ! vous venez de Versailles ? dit l’étranger
en regardant Gilbert.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme.

– C’est une ville riche ; il faut être bien pauvre ou
bien fier pour y mourir de faim.

– Je suis l’un et l’autre, monsieur.

– Vous avez eu querelle avec votre maître ? demanda timidement
l’étranger, qui poursuivait Gilbert de son regard interrogateur,tout en
rangeant ses plantes dans sa boîte.

– Je n’ai pas de maître, monsieur.

– Mon ami, dit l’étranger en se couvrant la tête, voici une
réponse trop ambitieuse.

– Elle est exacte cependant.

– Non, jeune homme, car chacun a son maître ici-bas, et ce n’est
pas entendre justement la fierté que de dire : « Je n’ai pas de
maître. »

– Comment ?

– Eh ! mon Dieu, oui ! vieux ou jeunes, tous tant
que nous sommes, nous subissons la loi d’un pouvoir dominateur. Les uns sont
régis par les hommes, les autres par les principes, et les maîtres les plus
sévères ne sont pas toujours ceux qui ordonnent ou frappent avec la voix ou la
main humaine.

– Soit, dit Gilbert ; alors je suis régi par des principes,
j’avoue cela. Les principes sont les seuls maîtres qu’un esprit pensant puisse
avouer sans honte.

– Et quels sont vos principes ? Voyons ! Vous me
paraissez bien jeune, mon ami, pour avoir des principes arrêtés ?

– Monsieur, je sais que les hommes sont frères, que chaque
homme contracte, en naissant, une somme d’obligations relatives envers ses
frères. Je sais que Dieu a mis en moi une valeur quelconque, si minime qu’elle
soit, et que, comme je reconnais la valeur des autres, j’ai le droit d’exiger
des autres qu’ils reconnaissent la mienne, si toutefois je ne l’exagère point.
Tant que je ne fais rien d’injuste et de déshonorant, j’ai donc droit à une
portion d’estime, ne fût-ce que par ma qualité d’homme.

– Ah ! ah ! fit l’étranger, vous avez étudié ?

– Non, monsieur, malheureusement ; seulement, j’ai lu
le Discours sur l’inégalité des conditions et le Contrat social.
De ces deux livres viennent toutes les choses que je sais, et peut-être tous
les rêves que je fais.

À ces mots du jeune homme, un feu éclatant brilla dans les
yeux de l’étranger. Il fit un mouvement qui faillit briser un xéranthème aux
brillantes folioles, rebelle à se ranger sous les parois concaves de sa boite.

– Et tels sont les principes que vous professez ?

– Ce ne sont peut-être pas les vôtres, répondit le jeune
homme ; mais ce sont ceux de Jean-Jacques Rousseau.

– Seulement, fit l’étranger avec une défiance trop prononcée
pour qu’elle ne fût pas humiliante à l’amour-propre de Gilbert,seulement, les
avez-vous bien compris ?

– Mais, dit Gilbert, je comprends le français, je crois ;
surtout quand il est pur et poétique…

– Vous voyez bien que non, dit en souriant le vieillard. car,
si ce que je vous demande en ce moment n’est pas précisément poétique, c’est
clair, au moins. Je voulais vous demander si vos études philosophiques vous
avaient mis à portée de saisir le fond de cette économie du système de…

L’étranger s’arrêta presque rougissant.

– De Rousseau, continua le jeune homme. Oh ! monsieur, je
n’ai pas fait ma philosophie dans un collège, mais j’ai un instinct qui m’a
révélé, parmi tous les livres que j’ai lus, l’excellence et l’utilité du Contrat
social.

– Aride matière pour un jeune homme, monsieur ; sèche
contemplation pour des rêveries de vingt ans ; fleur amère et peu odorante
pour une imagination de printemps, dit le vieil étranger avec une douceur
triste.

– Le malheur mûrit l’homme avant la saison, monsieur, dit
Gilbert, et quant à la rêverie, si on la laisse aller à sa pente naturelle, bien
souvent elle conduit au mal.

L’étranger ouvrit ses yeux à demi fermés par un recueillement
qui lui était habituel dans ses moments de calme, et qui donnait un certain
charme à sa physionomie.

– À qui faites-vous allusion ? demanda-t-il en
rougissant.

– À personne, monsieur, dit Gilbert.

– Si fait…

– Non, je vous assure.

– Vous me paraissez avoir étudié le philosophe de Genève.
Faites-vous allusion à sa vie ?

– Je ne le connais pas, répondit candidement Gilbert.

– Vous ne le connaissez pas ? L’étranger poussa un
soupir. Allez, jeune homme, c’est une malheureuse créature.

– Impossible ! Jean-Jacques Rousseau malheureux !
Mais il n’y aurait donc plus de justice, ni ici-bas, ni là-haut.Malheureux !
l’homme qui a consacré sa vie au bonheur de l’homme !

– Allons, allons ! je vois qu’en effet vous ne le
connaissez pas ; mais parlons de vous, mon ami, s’il vous plaît.

– J’aimerais mieux continuer de m’éclairer sur le sujet qui
nous occupe ; car, de moi qui ne suis rien, monsieur, que voulez-vous que
je vous dise ?

– Et puis vous ne me connaissez point, et vous craignez d’être
confiant avec un étranger.

– Oh ! monsieur, que puis-je craindre de qui que ce
soit au monde, et qui peut me faire plus malheureux que je ne suis ?
Rappelez-vous de quelle façon je me suis présenté à vos yeux, seul,pauvre et
affamé.

– Où alliez-vous ?

– J’allais à Paris… Vous êtes parisien, monsieur ?

– Oui… c’est-à-dire non.

– Ah ! lequel des deux ? demanda Gilbert en
souriant.

– J’aime peu à mentir, et je m’aperçois à chaque instant qu’il
faut réfléchir avant que de parler. Je suis parisien, si l’on entend par
parisien l’homme qui habite Paris depuis longtemps et qui vit de la vie parisienne ;
mais je ne suis pas né dans cette ville. Pourquoi cette question ?

– Elle se rattachait dans mon esprit à la conversation que
nous venions d’avoir. Je voulais dire que, si vous habitez Paris,vous avez dû
voir M. Rousseau, dont nous parlions tout à l’heure.

– Je l’ai vu quelquefois, en effet.

– On le regarde quand il passe, n’est-ce pas ? on l’admire,
on se le montre du doigt comme le bienfaiteur de l’humanité ?

– Non ; les enfants le suivent et, excités par leurs
parents, lui jettent des pierres.

– Ah ! mon Dieu ! fit Gilbert avec une douloureuse
stupéfaction ; tout au moins est-il riche ?

– Il se demande parfois, comme vous vous le demandiez ce
matin : « Où déjeunerai-je ? »

– Mais, tout pauvre qu’il est, il est considéré, puissant,respecté ?

– Il ne sait pas, chaque soir, lorsqu’il s’endort, s’il ne
se réveillera point le lendemain à la Bastille.

– Oh ! comme il doit haïr les hommes !

– Il ne les aime ni ne les hait ; il en est dégoûté, voilà
tout.

– Ne point haïr les gens qui nous maltraitent ! s’écria
Gilbert, je ne comprends point cela.

– Rousseau a toujours été libre, monsieur ; Rousseau a
toujours été assez fort pour ne s’appuyer que sur lui seul, et c’est la force
et la liberté qui font les hommes doux et bons ; seuls l’esclavage et la
faiblesse font les méchants.

– Voilà pourquoi j’ai voulu demeurer libre, dit fièrement
Gilbert ; je devinais ce que vous venez de m’expliquer.

– On est libre même en prison, mon ami, dit l’étranger ;
demain Rousseau serait à la Bastille, ce qui lui arrivera un jour ou l’autre, qu’il
écrirait ou penserait tout aussi librement que dans les montagnes de la Suisse.
Je n’ai jamais cru, quant à moi, que la liberté de l’homme consistât à faire ce
qu’il veut, mais bien à ce qu’aucune puissance humaine ne lui fît faire ce qu’il
ne veut pas.

– Rousseau a-t-il donc écrit ce que vous dites là,monsieur ?

– Je le crois, dit l’étranger.

– Ce n’est point dans le Contrat social ?

– Non, c’est dans une publication nouvelle, qu’on appelle
les Rêveries du promeneur solitaire.

– Monsieur, dit Gilbert, je crois que nous nous rencontrerons
sur un point.

– Sur lequel ?

– C’est que tous deux nous aimons et admirons Rousseau.

– Parlez pour vous, jeune homme, vous êtes dans l’âge des
illusions.

– On peut se tromper sur les choses, mais non sur les hommes.

– Hélas ! vous le verrez plus tard, c’est sur les
hommes surtout qu’on se trompe. Rousseau est peut-être un peu plus juste que
les autres hommes ; mais, croyez-moi, il a ses défauts, et de fort grands.

Gilbert secoua la tête d’un air qui marquait peu de conviction ;
mais, malgré cette incivile démonstration, l’étranger continua de le traiter
avec la même faveur.

– Revenons à notre point de départ, fit l’étranger. Je
disais que vous aviez quitté votre maître à Versailles.

– Et moi, dit Gilbert un peu radouci, moi qui vous ai répondu
que je n’avais point de maître, j’aurais pu ajouter qu’il ne tenait qu’à moi d’en
avoir un fort illustre, et que je venais de refuser une condition que beaucoup
d’autres eussent enviée.

– Une condition ?

– Oui, il s’agissait de servir à l’amusement de grands seigneurs
désœuvrés ; mais j’ai pensé qu’étant jeune, pouvant étudier et faire mon
chemin, je ne devais pas perdre ce temps précieux de la jeunesse et compromettre
en ma personne la dignité de l’homme.

– C’est bien, dit gravement l’étranger ; mais, pour
faire votre chemin, avez vous un plan arrêté ?

– Monsieur, j’ai l’ambition d’être médecin.

– Belle et noble carrière, dans laquelle on peut choisir entre
la vraie science, modeste et martyre, et le charlatanisme effronté,doré, obèse.
Si vous aimez la vérité, jeune homme, devenez médecin ; si vous aimez l’éclat,
faites-vous médecin.

– Mais il faut beaucoup d’argent pour étudier, n’est-ce pas,
monsieur ?

– Il en faut certainement ; mais beaucoup, c’est trop
dire.

– Le fait est, reprit Gilbert, que Jean-Jacques Rousseau, qui
sait tout, a étudié pour rien.

– Pour rien !… Oh ! jeune homme, dit le vieillard
avec un triste sourire, vous appelez rien ce que Dieu a donné de plus précieux
aux hommes : la candeur, la santé, le sommeil ; voilà ce qu’a coûté
au philosophe genevois le peu qu’il est parvenu à apprendre.

– Le peu ! fit Gilbert presque indigné.

– Sans doute ; interrogez sur lui, et écoutez ce que l’on
vous en dira.

– D’abord, c’est un grand musicien.

– Oh ! parce que le roi Louis XV a chanté avec passion :
« J’ai perdu mon serviteur », cela ne veut pas dire que le Devin
de village soit un bon opéra.

– C’est un grand botaniste. Voyez ses lettres, dont je n’ai
jamais pu me procurer que quelques pages dépareillées ; vous devez
connaître cela, vous qui cueillez les plantes dans les bois.

– Oh ! l’on se croit botaniste et souvent l’on n’est…

– Achevez.

– On n’est qu’herboriste… et encore…

– Et qu’êtes-vous ?… Herboriste ou botaniste ?

– Oh ! herboriste bien humble et bien ignorant, en face
de ces merveilles de Dieu qu’on appelle les plantes et les fleurs.

– Il sait le latin ?

– Fort mal.

– Cependant, j’ai lu dans une gazette qu’il avait traduit un
auteur ancien nommé Tacite.

– Parce que dans son orgueil – hélas ! tout homme est orgueilleux
par moments – parce que dans son orgueil il a voulu tout entreprendre ;
mais il le dit lui-même dans l’avertissement de son premier livre,du seul qu’il
ait traduit, il entend assez mal le latin, et Tacite, qui est un rude jouteur, l’a
bientôt eu lassé. Non, non, bon jeune homme, en dépit de votre admiration, il n’y
a point d’homme universel, et presque toujours, croyez-moi, on perd en
profondeur ce que l’on gagne en superficie. Il n’y a si petite rivière qui ne
déborde sous un orage et qui n’ait l’air d’un lac. Mais essayez de  lui faire
porter bateau, et vous aurez bientôt touché le fond.

– Et, à votre avis, Rousseau est un de ces hommes superficiels ?

– Oui ; peut-être présente-t-il une superficie un peu
plus étendue que celle des autres hommes, dit l’étranger, voilà tout.

– Bien des hommes seraient heureux, à mon avis, d’arriver à
une superficie semblable.

– Parlez-vous pour moi ? demanda l’étranger avec une
bonhomie qui désarma à l’instant même Gilbert.

– Ah ! Dieu m’en garde ! s’écria ce dernier ;
il m’est trop doux de causer avec vous pour que je cherche à vous désobliger.

– Et en quoi ma conversation vous est-elle agréable ?
car je ne crois pas que vous veuillez me flatter pour un morceau de pain et
quelques cerises ?

– Vous avez raison. Je ne flatterais pas pour l’empire du
monde ; mais écoutez, vous êtes le premier qui m’ait parlé sans morgue, avec
bonté, comme on parle à un jeune homme et non comme on parle à un enfant.
Quoique nous ayons été en désaccord sur Rousseau, il y a derrière la mansuétude
de votre esprit quelque chose d’élevé qui attire le mien. Il me semble, quand
je cause avec vous, que je suis dans un riche salon dont les volets sont fermés,
et dont, malgré l’obscurité, je devine la richesse. Il ne tiendrait qu’à vous
de laisser glisser dans votre conversation un rayon de lumière, et alors je
serais ébloui.

– Mais vous-même, vous parlez avec une certaine recherche
qui pourrait faire croire à une meilleure éducation que celle que vous avouez ?

– C’est la première fois, monsieur, et je m’étonne moi-même
des termes dans lesquels je parle ; il y en a dont je connaissais à peine
la signification, et dont je me sers pour les avoir entendu dire une fois. Je
les avais rencontrés dans les livres que j’avais lus, mais je ne les avais pas
compris.

– Vous avez beaucoup lu ?

– Trop ; mais je relirai.

Le vieillard regarda Gilbert avec étonnement.

– Oui, j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, ou plutôt,
bons et mauvais livres, j’ai tout dévoré. Oh ! si j’avais eu  quelqu’un
pour me guider dans mes lectures, pour me dire ce que je devais oublier et ce
dont je devais me souvenir !… Mais pardon, monsieur, j’oublie que, si
votre conversation m’est précieuse, il ne doit pas en être ainsi de la mienne :
vous herborisiez, et je vous gêne, peut-être ?

Gilbert fit un mouvement pour se retirer, mais avec le vif
désir d’être retenu. Le vieillard, dont les petits yeux gris étaient fixés sur
lui, semblait lire jusqu’au fond de son cœur.

– Non pas, lui dit-il, ma boîte est presque pleine, et je n’ai
plus besoin que de quelques mousses ; on m’a dit qu’il poussait de beaux
capillaires dans ce canton.

– Attendez, attendez, dit Gilbert, je crois avoir vu ce que
vous cherchez, tout à l’heure, sur une roche.

– Loin d’ici ?

– Non, là, à cinquante pas à peine.

– Mais comment savez-vous que les plantes que vous avez vues
sont des capillaires ?

– Je suis né dans les bois, monsieur ; puis, la fille
de celui chez qui j’ai été élevé s’occupait aussi de botanique ; elle
avait un herbier, et au-dessous de chaque plante le nom de cette plante était
écrit de sa main. J’ai souvent regardé ces plantes et cette écriture, et il me
semble avoir vu des mousses que je ne connaissais, moi, que sous le nom de
mousses de roche, désignées sous celui de capillaires.

– Et vous vous sentez du goût pour la botanique ?

– Ah ! monsieur, quand j’entendais dire par Nicole –Nicole
était la femme de chambre de mademoiselle Andrée – quand j’entendais dire que
sa maîtresse cherchait inutilement quelques plantes dans les environs de
Taverney, je demandais à Nicole de tâcher de savoir la forme de cette plante.
Alors souvent, sans savoir que c’était moi qui avais fait cette demande, mademoiselle
Andrée la dessinait en quatre coups de crayon. Nicole aussitôt prenait le
dessin et me le donnait. Alors je courais par les champs, par les prés et par
les bois jusqu’à ce que j’eusse trouvé la plante en question. Puis,quand je l’avais
trouvée, je l’enlevais avec une bêche, et la nuit je la transplantais au milieu
de la pelouse ; de sorte qu’un beau matin, en se promenant,mademoiselle
Andrée jetait un cri de joie, en disant : « Ah ! mon Dieu !
comme c’est étrange, cette plante que j’ai cherchée partout, la voilà. »

Le vieillard regarda Gilbert avec plus d’attention qu’il ne
l’avait fait encore, et si Gilbert, songeant à ce qu’il venait de dire, n’eût
baissé les yeux en rougissant, il eût pu voir que cette attention était mêlée d’un
intérêt plein de tendresse.

– Eh bien ! lui dit-il, continuez d’étudier la
botanique, jeune homme ; la botanique vous conduira par le plus court
chemin à la médecine. Dieu n’a rien fait d’inutile, croyez-moi, et chaque
plante aura un jour sa signification au livre de la science.Apprenez d’abord à
connaître les simples, ensuite vous apprendrez quelles sont leurs propriétés.

– Il y a des écoles à Paris, n’est-ce pas ?

– Et même des écoles gratuites ; l’école de chirurgie, par
exemple, est un des bienfaits du règne présent.

– Je suivrai ses cours.

– Rien de plus facile ; car vos parents, je le présume,
voyant vos dispositions, vous fourniront bien une pension alimentaire.

– Je n’ai pas de parents ; mais, soyez tranquille, avec
mon travail je me nourrirai.

– Certainement, et puisque vous avez lu les ouvrages de
Rousseau, vous avez dû voir que tout homme, fût-il le fils d’un prince, doit apprendre
un métier manuel.

– Je n’ai pas lu l’Émile ; car je crois que c’est
dans l’Émile que se trouve cette recommandation, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mais j’ai entendu M. de Taverney qui se raillait de cette
maxime et qui regrettait de n’avoir pas fait son fils menuisier.

– Et qu’en a-t-il fait ? demanda l’étranger.

– Un officier, dit Gilbert.

Le vieillard sourit.

– Oui, ils sont tous ainsi, ces nobles : au lieu d’apprendre
à leurs enfants le métier qui fait vivre, ils leur apprennent le métier qui
fait mourir. Aussi, vienne une révolution, et à la suite de la révolution l’exil,
ils seront obligés de mendier à l’étranger ou de vendre leur épée,ce qui est
bien pis encore ; mais vous qui n’êtes pas fils de noble, vous savez un
état, je présume ?

– Monsieur, je vous l’ai dit, je ne sais rien ;d’ailleurs,
je vous l’avouerai, j’ai une horreur invincible pour toute besogne imprimant au
corps des mouvements rudes et brutaux.

– Ah ! dit le vieillard, vous êtes paresseux,alors ?

– Oh ! non, je ne suis pas paresseux ; car, au
lieu de me faire travailler à quelque œuvre de force, donnez-moi des livres, donnez-moi
un cabinet à demi noir, et vous verrez si mes jours et mes nuits ne se
consument pas dans le genre de travail que j’aurai choisi.

L’étranger regarda les mains douces et blanches du jeune
homme.

– C’est une prédisposition, dit-il, un instinct. Ces sortes
de répugnances aboutissent parfois à de bons résultats ; mais il faut qu’elles
soient bien dirigées. Enfin, continua-t-il, si vous n’avez pas été au collège, vous
avez été du moins à l’école ?

Gilbert secoua la tête.

– Vous savez lire, écrire ?

– Ma mère, avant de mourir, avait eu le temps de m’apprendre
à lire, pauvre mère ! car, me voyant frêle de corps, elle disait toujours :
« Ça ne fera jamais un bon ouvrier ; il faut en faire un prêtre ou un
savant. » Quand j’avais quelque répugnance à écouter ses leçons, elle me
disait : « Apprends à lire, Gilbert, et tu ne fendras pas de bois, tu
ne conduiras pas la charrue, tu ne tailleras pas de pierres » ; et j’apprenais.
Malheureusement, je savais à peine lire lorsque ma mère mourut.

– Et qui vous apprit à écrire ?

– Moi-même.

– Vous-même ?

– Oui, avec un bâton que j’aiguisais et du sable que je faisais
passer au tamis pour qu’il fût plus fin. Pendant deux ans,j’écrivis comme on imprime,
copiant dans un livre, et ignorant qu’il y eût d’autres caractères que ceux que
j’étais parvenu à imiter avec assez de bonheur. Enfin, un jour, ily a trois
ans à peu près, mademoiselle Andrée était partie pour le couvent ; on n’en
avait plus de nouvelles depuis quelques jours, quand le facteur me remit une
lettre d’elle pour son père. Je vis alors qu’il existait d’autres caractères
que les caractères imprimés. M. de Taverney brisa le cachet et jeta l’enveloppe ;
cette enveloppe, je la ramassai précieusement, et je l’emportai ; puis la
première fois que revint le facteur, je me fis lire l’adresse ; elle était
conçue en ces termes : « À monsieur le baron de Taverney-Maison-Rouge,
en son château, par Pierrefitte. »

« Sur chacune de ces lettres, je mis la lettre
correspondante en caractère imprimé, et je vis que, sauf trois,toutes les
lettres de l’alphabet étaient contenues dans ces deux lignes. Puis j’imitai les
lettres tracées par mademoiselle Andrée. Au bout de huit jours,j’avais
reproduit cette adresse dix mille fois peut-être et je savais écrire. J’écris
donc passablement, et même plutôt bien que mal. Vous voyez,monsieur, que mes
espérances ne sont pas exagérées, puisque je sais écrire, puisque j’ai lu tout
ce qui m’est tombé sous la main, puisque j’ai essayé de réfléchir sur tout ce
que j’ai lu. Pourquoi ne trouverais-je point un homme qui ait besoin de ma
plume, un aveugle qui ait besoin de mes yeux, ou un muet qui ait besoin de ma
langue ?

– Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en
voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second
ordre et pas autre chose.

– C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant ; mais n’importe,
il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris ; je porterai de l’eau,
s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera
atteint de même.

– Allons ! allons ! dit l’étranger, vous me
paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.

– Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon
pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque ? Vous êtes vêtu
comme un homme de finance.

Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.

– J’ai une profession, dit-il ; oui, c’est vrai, car
tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de
finances. Un financier n’herboriserait point.

– Herborisez-vous par état ?

– Presque.

– Alors, vous êtes pauvre ?

– Oui.

– Ce sont les pauvres qui donnent ! Car la pauvreté les
a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or.Donnez-moi donc
un conseil.

– Je ferai mieux peut-être.

Gilbert sourit.

– Je m’en doutais, dit-il.

– Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre ?

– Oh ! bien peu.

– Peut-être ne connaissez-vous point Paris ?

– C’est la première fois que je l’ai aperçu hier des
hauteurs de Luciennes.

– Alors vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la
grande ville ?

– Combien à peu près ?… Établissez-moi une proportion.

– Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en
province, coûte trois sous à Paris.

– Eh bien ! dit Gilbert, en supposant un abri
quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la
vie matérielle six sous par jour, à peu près.

– Bien ! bien ! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà
comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris et je vous trouverai une
profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.

– Ah ! monsieur ! s’écria Gilbert ivre de joie.

Puis se reprenant :

– Il est bien entendu que je travaillerai réellement et que
ce n’est point une aumône que vous me faites ?

– Non pas. Oh ! soyez tranquille, mon enfant, je ne
suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la
faire au hasard.

– À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique
mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte
votre offre et je vous en remercie.

– C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi ?

– Oui, monsieur, si vous le voulez bien.

– Je le veux, puisque je vous l’offre.

– À quoi serai-je tenu envers vous ?

– À rien… qu’à travailler ; et encore, c’est vous qui
réglerez votre travail ; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être
heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif…quand vous aurez
gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.

Puis levant les yeux au ciel :

– Ô jeunesse ! ô vigueur ! ô liberté !
ajouta-t-il avec un soupir.

Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se
répandit sur ses traits fins et purs.

Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.

– Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous
avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de
plantes ? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons
la première récolte. Mais à propos, avez-vous encore faim ? Il me reste du
pain.

– Gardons-le pour l’après-midi, s’il vous plaît, monsieur.

– Tout au moins, mangez les cerises, elles nous embarrasseraient.

– Comme cela je le veux bien ; mais permettez que je
porte votre boîte ; vous marcherez plus à l’aise, et je crois,grâce à l’habitude,
que mes jambes lasseraient les vôtres.

– Mais tenez, vous me portez bonheur ; je crois voir
là-bas le picris hieracioïdes, que je cherche inutilement depuis le matin ;
et, sous votre pied, prenez garde ! le cerastiumaquaticum.
Attendez ! Attendez ! N’arrachez pas ! Oh !vous n’êtes pas
encore herboriste, mon jeune ami ; l’une est trop humide en ce moment pour
être cueillie ; l’autre n’est point assez avancée. En repassant ce soir, à
trois heures, nous arracherons le picris hieracioïdes et quant au cerastium,nous le prendrons dans huit jours.D’ailleurs, je veux le montrer sur pied
à un savant de mes amis dont je compte solliciter pour vous la protection. Et
maintenant, venez et conduisez-moi à cet endroit dont vous me parliez tout à l’heure,
et où vous avez vu de beaux capillaires.

Gilbert marcha devant sa nouvelle connaissance ; le
vieillard le suivit, et tous deux disparurent dans la forêt.

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