Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 35Ce qu’avait prévu Gilbert

Andrée, restée seule, se souleva sur sa chaise, et un
frisson passa dans tout le corps de Gilbert.

La jeune fille était debout ; de ses mains blanches
comme l’albâtre, elle détachait une à une les épingles de sa coiffure, tandis
que le léger peignoir qui la couvrait, glissant de ses épaules,découvrait son
cou si pur et si gracieux, sa poitrine encore palpitante, et ses bras qui, nonchalamment
arrondis sur sa tête, forçaient la cambrure de ses reins au profit d’une gorge
exquise frémissant sous la batiste.

Gilbert, à genoux, haletant, ivre, sentait le sang battre furieusement
son front et son cœur. Des flots embrasés circulaient dans ses artères, un
nuage de flammes descendait sur sa vue, un murmure inconnu et fébrile
bourdonnait à ses oreilles ; il touchait à ce moment d’égarement farouche
qui précipite les hommes dans le gouffre de la folie. Il allait franchir le
seuil de la chambre d’Andrée en criant :

– Oh ! oui, tu es belle, tu es belle ! mais ne
sois pas si fière de ta beauté, car tu me la dois, car je t’ai sauvé la vie !

Tout à coup, un nœud de la ceinture embarrassa Andrée ;
elle s’irrita, frappa du pied, s’assit tout en désordre sur un lit de repos, comme
si le léger obstacle qu’elle venait de rencontrer avait suffi pour briser ses
forces, et, se penchant à demi nue vers le cordon de la sonnette,elle lui
imprima une impatiente secousse.

Ce bruit rappela Gilbert à la raison. – Nicole avait laissé
la porte ouverte pour entendre. Nicole allait venir.

Adieu le rêve, adieu le bonheur ; plus rien qu’une
image, plus rien qu’un souvenir éternellement brûlant dans l’imagination, éternellement
présent au fond du cœur.

Gilbert voulut s’élancer hors du pavillon ; mais le
baron, entrant, avait attiré à lui les portes du corridor. Gilbert,qui ignorait
cet obstacle, fut quelques secondes à les ouvrir.

Au moment où il entrait dans la chambre de Nicole, Nicole
arrivait. Le jeune homme entendit craquer sous ses pas le sable du jardin. Il n’eut
que le temps de s’effacer dans l’ombre pour laisser passer la jeune fille, qui
traversa l’antichambre après en avoir fermé la porte, et s’élança dans le
corridor légère comme un oiseau.

Gilbert gagna l’antichambre et essaya de sortir.

Mais Nicole, tout en accourant et en criant : « Me
voilà, me voilà, mademoiselle ! je ferme la porte ! » Nicole
fermait la porte effectivement, et non seulement la fermait à double tour, mais
encore, dans son trouble, mettait la clef dans sa poche.

Gilbert essaya donc inutilement de rouvrir la porte :
il eut recours aux fenêtres. Les fenêtres étaient grillées ;au bout de
cinq minutes d’investigations, Gilbert comprit qu’il lui était impossible de
sortir.

Le jeune homme se tapit dans un coin, armé de cette résolution
bien arrêtée de se faire ouvrir la porte par Nicole.

Quant à celle-ci, après avoir donné à son absence ce prétexte
plausible d’avoir été fermer les châssis de la serre, de peur que l’air de la
nuit ne fît mal aux fleurs de mademoiselle, elle acheva de déshabiller Andrée
et de la mettre au lit.

Il y avait bien dans la voix de Nicole un frémissement, il y
avait bien dans ses mains une agitation, il y avait bien dans son service un
empressement qui n’étaient pas ordinaires et qui dénonçaient un reste d’émotion ;
mais Andrée, du ciel placide où planaient ses idées, regardait rarement sur la
terre et, quand elle y regardait, les êtres inférieurs apparaissaient comme des
atomes à ses yeux.

Elle ne s’aperçut donc de rien.

Gilbert bouillait d’impatience depuis que la retraite lui
était fermée. Il n’aspirait plus qu’à la liberté.

Andrée congédia Nicole après une courte causerie dans laquelle
Nicole déploya toute la câlinerie d’une soubrette qui a des remords.

Elle borda la couverture de sa maîtresse, baissa la lampe,sucra
dans le gobelet d’argent la boisson tiédie sur la veilleuse d’albâtre, souhaita
de sa plus douce voix un gracieux bonsoir à sa maîtresse, et sortit de la
chambre sur la pointe du pied.

En sortant, elle ferma la porte vitrée.

Puis, tout en chantonnant pour faire croire à la
tranquillité de son esprit, elle traversa sa chambre et s’avança vers la porte
du jardin.

Gilbert comprit l’intention de Nicole, et un instant il se
demanda si, au lieu de se faire reconnaître, il ne sortirait point par surprise,
profitant du moment où la porte serait entrouverte pour fuir ;mais alors
il serait vu sans être reconnu ; il serait pris pour un voleur, Nicole
crierait au secours, il n’aurait pas le temps de regagner sa corde,et, la
regagnât-il, il serait vu dans sa fuite aérienne, ce qui dénoncerait sa
retraite et ferait scandale, scandale qui ne pouvait manquer d’être grand chez
des gens aussi mal intentionnés que l’étaient les Taverney pour le pauvre
Gilbert.

Il est vrai qu’il dénoncerait Nicole, qu’il ferait chasser Nicole ;
mais à quoi cela servirait-il ? Gilbert aurait fait le mal sans profit, par
pure vengeance. Gilbert n’était pas si faible d’esprit que cela,qu’il se
sentît satisfait quand il serait vengé ; la vengeance sans utilité était
pour lui plus qu’une mauvaise action : c’était une sottise.

Lorsque Nicole fut près de la porte de sortie où l’attendait
Gilbert, celui-ci sortit donc tout à coup de l’ombre où il était caché et
apparut à la jeune fille dans un rayon de lumière produit par la clarté de la
lune passant à travers les vitres.

Nicole allait crier, mais elle prit Gilbert pour un autre, et,
après un premier mouvement d’effroi :

– Oh ! c’est vous, dit-elle, quelle imprudence !

– Oui, c’est moi, répliqua tout bas Gilbert ; seulement
ne criez pas plus pour moi que vous ne l’eussiez fait pour un autre.

Cette fois, Nicole reconnut son interlocuteur.

– Gilbert ! s’écria-t-elle, mon Dieu !

– Je vous avais priée de ne pas crier, dit froidement le
jeune homme.

– Mais que faites-vous ici, monsieur ? brusqua Nicole
dans sa colère.

– Allons, dit Gilbert avec la même tranquillité, voilà que
vous m’avez appelé imprudent tout à l’heure, et que vous êtes maintenant plus imprudente
que moi.

– Oui, en effet, dit Nicole, je suis bien bonne de vous demander
ce que vous faites ici.

– Qu’y fais-je donc ?

– Vous y venez voir mademoiselle Andrée.

– Mademoiselle Andrée ? dit Gilbert avec sa même tranquillité.

– Oui, dont vous êtes amoureux, mais qui, par bonheur, ne
vous aime pas.

– Vraiment ?

– Seulement, prenez garde, monsieur Gilbert, continua Nicole
d’un ton de menace.

– Que je prenne garde ?

– Oui.

– À quoi ?

– Prenez garde que je ne vous dénonce.

– Toi, Nicole ?

– Oui, moi, et que je vous fasse chasser.

– Essaye, dit Gilbert en souriant.

– Tu m’en défies ?

– Positivement.

– Qu’arrivera-t-il donc si je dis à mademoiselle, à M.Philippe,
à M. le baron, que je t’ai rencontré ici ?

– Il arrivera comme tu l’as dit, non pas qu’on me chassera –
je suis, Dieu merci, tout chassé – mais qu’on me traquera comme une bête fauve.
Seulement, celle que l’on chassera, ce sera Nicole.

– Comment, Nicole ?

– Certainement, Nicole – Nicole à qui l’on jette des pierres
par-dessus les murs.

– Prenez garde, monsieur Gilbert, dit Nicole d’un ton de
menace, on a trouvé dans vos mains, sur la place Louis XV, un fragment de la
robe de mademoiselle.

– Vous croyez ?

– C’est M. Philippe qui l’a dit à son père. Il ne se doute
de rien encore ; mais, en l’aidant, peut-être finira-t-il par se douter.

– Et qui l’aidera ?

– Moi, donc.

– Prenez garde, Nicole, on pourrait se douter aussi qu’en
faisant semblant d’étendre les dentelles, vous ramassez les pierres qu’on vous
jette par-dessus les murailles.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Nicole.

Puis, revenant sur sa dénégation :

– D’ailleurs, continua-t-elle, ce n’est pas un crime de recevoir
des billets, ce n’est pas un crime comme de s’introduire ici,tandis que mademoiselle
se déshabille… Ah ! que direz-vous à cela, monsieur Gilbert ?

– Je dirai, mademoiselle Nicole, que c’est aussi un crime, pour
une sage jeune fille comme vous êtes, de glisser des clefs sous les petites
portes des jardins.

Nicole frissonna.

– Je dirai, continua Gilbert, que si j’ai commis, moi, connu
de M. de Taverney, de M. Philippe, de mademoiselle Andrée, le crime de m’introduire
chez elle, ne pouvant résister à l’inquiétude que m’inspirait la santé de mes
anciens maîtres, et surtout celle de mademoiselle Andrée, que j’ai tenté de
sauver là-bas, si bien tenté, qu’il m’est resté, comme vous l’avouez vous-même,
un fragment de sa robe dans la main ; je dirai que, si j’ai commis ce
crime bien pardonnable de m’introduire ici, vous avez commis, vous,le crime
impardonnable d’introduire un étranger dans la maison de vos maîtres, et d’aller
retrouver cet étranger dans la serre, où vous avez passé une heure avec lui.

– Gilbert ! Gilbert !

– Ah ! voilà ce que c’est que la vertu – celle de
mademoiselle Nicole, veux-je dire. – Ah ! vous trouvez mauvais que je sois
dans votre chambre, mademoiselle Nicole, tandis que…

– Monsieur Gilbert !

– Dites donc à mademoiselle que je suis amoureux d’elle,maintenant ;
moi, je dirai que j’étais amoureux de vous, et elle me croira, car vous avez eu
la bêtise de le lui dire vous-même, là-bas, à Taverney.

– Gilbert, mon ami !

– Et l’on vous chassera, Nicole ; et, au lieu d’aller à
Trianon, près de la dauphine, avec mademoiselle, au lieu de faire la coquette
avec de beaux seigneurs et de riches gentilshommes, comme vous ne manquerez pas
de le faire si vous restez dans la maison : au lieu de cela,vous irez
rejoindre votre amant, M. de Beausire, un exempt, un soldat.Ah ! la belle
chute, en vérité, et que l’ambition de mademoiselle Nicole l’aura menée loin. Nicole,
la maîtresse d’un garde française !

Et Gilbert se mit à chanter en éclatant de rire :

Dans
les gardes françaises

J’avais
un amoureux !

– Par pitié, monsieur Gilbert, dit Nicole, ne me regardez
pas ainsi. Votre regard est méchant, il reluit dans les ténèbres.Par pitié, ne
riez pas non plus, votre rire me fait peur.

– Alors, dit Gilbert d’un ton de voix impératif, ouvrez-moi
la porte, Nicole, et plus un seul mot de tout cela.

Nicole ouvrit la porte avec un tremblement nerveux si violent,
que l’on pouvait voir ses épaules s’agiter et sa tête remuer comme celle d’une
vieille.

Gilbert sortit tranquillement le premier, et, voyant que la
jeune fille le guidait vers la porte de sortie :

– Non, dit-il, non ; vous avez vos moyens pour faire
entrer les gens ici ; moi, j’ai mes moyens pour en sortir.Allez dans la
serre, allez retrouver ce cher M. de Beausire, qui doit vous attendre avec
impatience, et demeurez avec lui dix minutes de plus que vous ne deviez le
faire. J’accorde cette récompense à votre discrétion.

– Dix minutes, et pourquoi dix minutes ? demanda Nicole
toute tremblante.

– Parce qu’il me faut ces dix minutes pour disparaître ;
allez, mademoiselle Nicole, allez donc ; et, pareille à la femme de Loth, dont
je vous ai raconté l’histoire à Taverney, quand vous me donniez des rendez-vous
dans les meules de foin, n’allez pas vous retourner, car il vous arriverait pis
que d’être changée en statue de sel. Allez, belle voluptueuse,allez maintenant ;
je n’ai pas autre chose à vous dire.

Nicole, subjuguée, épouvantée, terrassée par cet aplomb de
Gilbert, qui tenait dans ses mains tout son avenir, regagna tête baissée la
serre, où effectivement l’attendait, dans une grande anxiété,l’exempt
Beausire.

De son côté, Gilbert, en prenant les mêmes précautions pour
ne pas être vu, regagna sa muraille et sa corde, s’aida du cep de vigne et du
treillage, atteignit le plomb du premier étage de l’escalier, et grimpa lestement
jusqu’à sa mansarde.

Le bonheur voulut qu’il ne rencontrât personne dans son
ascension ; les voisines étaient déjà couchées et Thérèse était encore à
table.

Gilbert était trop exalté par la victoire qu’il venait de remporter
sur Nicole pour avoir peur de trébucher sur la gouttière. Au contraire, il se
sentait la puissance de marcher comme la Fortune sur un rasoir affilé, ce
rasoir eût-il une lieue de long.

Andrée était au bout du chemin.

Il regagna donc sa lucarne, ferma la fenêtre et déchira le
billet, auquel personne n’avait touché.

Puis il s’étendit délicieusement sur son lit.

Une demi-heure après, Thérèse tint parole, et vint à travers
la porte lui demander comment il se portait.

Gilbert répondit par un remerciement, entremêlé des bâillements
d’un homme qui se meurt de sommeil. Il avait hâte de se retrouver seul, bien
seul, dans l’obscurité et le silence, pour se rassasier de ses pensées, pour
analyser avec le cœur, avec l’esprit, avec tout son être les pensées ineffables
de cette dévorante journée.

Bientôt, en effet, tout disparut à ses yeux, le baron,Philippe,
Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir,qu’Andrée à
demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tête, et détachant les épingles de
ses cheveux.

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