Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 41Le Petit Trianon

Quand Louis XIV eut bâti Versailles, et qu’il eut reconnu
les inconvénients de la grandeur, lorsqu’il vit ces immenses salons pleins de
gardes, ces antichambres pleines de courtisans, ces corridors et ces entresols
pleins de laquais, de pages et de commensaux, il se dit que Versailles était
bien ce que lui-même avait voulu en faire, ce que Mansard, Le Brunet Le Nôtre
en avaient fait, le séjour d’un dieu, mais non pas l’habitation d’un homme.

Alors le grand roi, qui était un homme à ses moments perdus,
se fit bâtir Trianon pour respirer et cacher un peu sa vie. Mais l’épée d’Achille,
qui avait fatigué Achille, devait être d’un poids insupportable pour un
successeur mirmidon.

Trianon, ce rapetissement de Versailles, parut encore trop
pompeux à Louis XV, qui se fit bâtir par l’architecte Gabriel le Petit Trianon,
pavillon de soixante pieds carrés.

À gauche de ce bâtiment, on construisit un carré long sans
caractère et sans ornements : ce fut la demeure des gens de service et des
commensaux. On comptait là environ dix logements de maîtres, et la place de
cinquante serviteurs. On peut voir encore ce bâtiment dans son intégrité. Il se
compose d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et de combles. Ce
rez-de-chaussée est garanti par un fossé pavé qui le sépare des massifs ;
toutes les fenêtres en sont grillées comme celles du premier étage.Vues du
côté de Trianon, ces fenêtres éclairent un long corridor pareil à celui d’un
couvent.

Huit ou neuf portes, percées dans le corridor, conduisent
aux logements, tous composés d’une antichambre avec deux cabinets,l’un à
droite, l’autre à gauche, et d’une basse chambre, voire même de deux, éclairées
sur la cour intérieure de ce bâtiment.

Au-dessous de cet étage, les cuisines.

Dans les combles, des chambres de domestiques.

Voilà le Petit Trianon.

Ajoutez-y une chapelle à vingt toises du château, dont nous
ne ferons pas la description, parce que nous n’en avons aucun besoin, et que ce
château ne peut loger qu’un ménage, ainsi qu’on le dirait aujourd’hui.

La topographie est donc celle-ci : un château voyant
avec ses larges yeux sur le parc et sur les bois, voyant à gauche sur les
communs, qui ne lui opposent que des fenêtres grillées, fenêtres de corridors
ou de cuisines masquées par un épais treillis.

Du Grand Trianon, demeure solennelle de Louis XV, on se
rendait au petit par un jardin potager qui joignait les deux résidences, moyennant
l’interjection d’un pont de bois.

Ce fut par ce jardin potager et fruitier, qu’avait dessiné
et planté La Quintinie, que Louis XV mena M. de Choiseul au Petit Trianon, après
la laborieuse séance que nous venons de raconter. Il voulait lui faire voir les
améliorations introduites par lui dans le nouveau séjour du dauphin et de la
dauphine. M. de Choiseul admirait tout, commentait tout avec la sagacité d’un
courtisan ; il laissait le roi lui dire que le Petit Trianon devenait de
jour en jour plus beau, plus charmant à habiter ; et le ministre ajoutait
que c’était pour Sa Majesté la maison de famille.

– La dauphine, dit le roi, est encore un peu sauvage, comme
toutes les Allemandes jeunes ; elle parle bien le français,mais elle a
peur d’un léger accent qui la trahit Autrichienne à des oreilles françaises. À
Trianon, elle n’entendra que des amis, et ne parlera que lorsqu’elle le voudra.

– Il en résulte qu’elle parlera bien. J’ai déjà remarqué, dit
M. de Choiseul, que Son Altesse royale est accomplie et n’a rien à faire pour
se perfectionner.

Chemin faisant, les deux voyageurs trouvèrent M. le dauphin
arrêté sur une pelouse et qui prenait la hauteur du soleil.

M. de Choiseul s’inclina fort bas, et, comme le dauphin ne
lui parla pas, il ne parla pas non plus au dauphin.

Le roi dit assez haut pour être entendu de son petit-fils :

– Louis est un savant, et il a bien tort de se casser la
tête à des sciences, sa femme en souffrira.

– Non pas, répliqua une douce voix de femme sortie d’un
buisson.

Et le roi vit accourir à lui la dauphine, qui causait avec
un homme farci de papiers, de compas et de crayons.

– Sire, dit la princesse, M. Bique, mon architecte.

– Ah ! fit le roi, vous avez aussi cette maladie,madame ?

– Sire, c’est une maladie de famille.

– Vous allez faire bâtir ?

– Je vais faire meubler ce grand parc, dans lequel tout le
monde s’ennuie.

– Oh ! oh ! ma fille, vous dites cela bien haut ;
le dauphin pourrait vous entendre.

– C’est chose convenue entre nous, mon père, répliqua la
princesse.

– De vous ennuyer ?

– Non, mais de chercher à nous divertir.

– Et Votre Altesse royale veut faire bâtir ? dit M. de
Choiseul.

– De ce parc, monsieur le duc, je veux faire un jardin.

– Ah ! ce pauvre Le Nôtre ! dit le roi.

– Le Nôtre était un grand homme, sire, pour ce que l’on
aimait alors, mais pour ce que j’aime…

– Qu’aimez-vous, madame ?

– La nature.

– Ah ! comme les philosophes.

– Ou comme les Anglais.

– Bon ! dites cela devant Choiseul, vous allez avoir
une déclaration de guerre. Il va vous lâcher les soixante-quatre vaisseaux et
les quarante frégates de M. de Praslin, son cousin.

– Sire, dit la dauphine, je ferai dessiner un jardin naturel
par M. Robert, le plus habile homme du monde pour ces sortes de plans.

– Qu’appelez-vous jardins naturels ? dit le roi. Je
croyais que des arbres et des fleurs, voire même des fruits, comme ceux que j’ai
cueillis en passant, étaient des choses naturelles.

– Sire, vous vous promèneriez cent ans chez vous, que vous
verriez toujours des allées droites, ou des massifs taillés à angle de
quarante-cinq degrés, comme dit M. le dauphin, ou des pièces d’eau mariées à
des gazons, lesquels sont mariés à des perspectives, ou à des quinconces, ou à
des terrasses.

– Eh bien, c’est donc laid, cela ?

– Ce n’est pas naturel.

– Que voilà une petite fille qui aime la nature ! dit
le roi avec un air plus jovial que joyeux. Voyons ce que vous ferez de mon
Trianon.

– Des rivières, des cascades, des ponts, des grottes, des rochers,
des bois, des ravins, des maisons, des montagnes, des prairies.

– Pour des poupées ? dit le roi.

– Hélas ! sire, pour des rois tels que nous serons,répliqua
la princesse sans remarquer la rougeur qui couvrit les joues de son aïeul, et
sans remarquer qu’elle se présageait à elle-même une lugubre vérité.

– Alors, vous bouleverserez ; mais qu’édifierez-vous ?

– Je conserve.

– Ah ! c’est encore heureux que, dans ces bois et dans
ces rivières, vous ne fassiez pas loger vos gens comme des Hurons,des
Esquimaux ou des Groenlandais. Ils auraient là une vie naturelle,et M.
Rousseau les appellerait les enfants de la nature… Faites cela, ma fille, et
vous serez adorée des encyclopédistes.

– Sire, mes serviteurs auraient trop froid dans ces habitations-là.

– Où les logerez-vous donc, si vous détruisez tout ? Ce
ne sera pas dans le palais : à peine y a-t-il place pour vous deux.

– Sire, je garde les communs tels qu’ils sont.

Et la dauphine indiqua les fenêtres de ce corridor que nous
avons décrit.

– Qui est-ce que j’y vois ? dit le roi en se mettant
une main sur les yeux en guise de garde-vue.

– Une femme, sire, dit M. de Choiseul.

– Une demoiselle que je prends chez moi, répliqua la dauphine.

– Mademoiselle de Taverney, fit Choiseul avec sa vue perçante.

– Ah ! dit le roi ; tiens, vous avez ici les
Taverney ?

– Mademoiselle de Taverney seulement, sire.

– Charmante fille… Vous en faites ?…

– Ma lectrice.

– Très bien, dit le roi sans quitter de l’œil la fenêtre
grillée par laquelle regardait, fort innocemment et sans se douter qu’on l’observait,
mademoiselle de Taverney, pâle encore de sa maladie.

– Comme elle est pâle ! dit M. de Choiseul.

– Elle a failli être étouffée le 31 mai, monsieur le duc.

– Vrai ? Pauvre fille ! dit le roi. Ce M. Bignon
méritait sa disgrâce.

– Elle est rétablie ? dit M. de Choiseul très vite.

– Dieu merci, monsieur le duc.

– Ah ! fit le roi, elle se sauve.

– Elle aura reconnu Votre Majesté, et elle est timide.

– Vous l’avez depuis longtemps ?

– Depuis hier, sire ; en m’installant, je l’ai fait
venir.

– Triste habitation pour une jolie fille, dit Louis XV ;
ce diable de Gabriel était bien maladroit : il n’a pas pensé que les
arbres, en grandissant, éborgneraient ce bâtiment des communs, et qu’on n’y
verrait plus clair.

– Mais non, sire, je vous jure que le logement est supportable.

– Ce n’est pas possible, dit Louis XV.

– Votre Majesté veut-elle s’en assurer ? dit la
dauphine jalouse de faire les honneurs de chez elle.

– Soit. Venez-vous, Choiseul ?

– Sire, il est deux heures. J’ai un conseil de parlement à
deux heures et demie. Le temps de retourner à Versailles…

– Eh bien, allez, duc, allez, et secouez-moi les robes
noires. Dauphine, montrez-moi les petits logements, s’il vous plaît. Je raffole
des intérieurs.

– Venez, monsieur Mique, dit la dauphine à son architecte, vous
aurez l’occasion de recevoir quelques avis de Sa Majesté qui s’entend si bien à
tout.

Le roi marcha le premier, la dauphine le suivit.

Ils montèrent le petit perron qui conduit à la chapelle,laissant
de côté le passage des cours.

La porte de la chapelle est à gauche ; de l’autre côté,
l’escalier droit et simple, qui mène au corridor des logements.

– Qui demeure ici ? demanda Louis XV.

– Mais personne encore, sire.

– Voilà une clef sur la porte du premier logement.

– Ah ! c’est vrai, mademoiselle de Taverney se meuble aujourd’hui
et emménage.

– Ici ? fit le roi en désignant la porte.

– Oui, sire.

– Et elle est chez elle ? N’entrons pas, alors.

– Sire, elle vient de descendre ; je l’ai vue sous l’auvent
de la petite cour des cuisines.

– Alors, montrez-moi ses logements comme échantillon.

– À votre désir, répliqua la dauphine.

Et elle introduisit le roi dans l’unique chambre, précédée d’une
antichambre et de deux cabinets.

Quelques meubles déjà rangés, des livres, un clavecin,attirèrent
l’attention du roi, et surtout un énorme bouquet des plus belles fleurs, que
mademoiselle de Taverney avait déjà mis dans une potiche du Japon.

– Ah ! dit le roi, les belles fleurs ! et vous
voulez changer de jardin… Qui diable fournit vos gens de fleurs pareilles ?
En garde-t-on pour vous ?

– En effet, voilà un beau bouquet.

– Le jardinier soigne mademoiselle de Taverney… Qui est
jardinier ici ?

– Je ne sais, sire. M. de Jussieu se charge de me les
fournir.

Le roi donna un coup d’œil curieux à tout le logement, regarda
encore à l’extérieur, dans les cours, et se retira.

Sa Majesté traversa le parc et revint au Grand Trianon ;
ses équipages l’attendaient pour une chasse en carrosse après le dîner, de
trois à six heures du soir.

Le dauphin mesurait toujours le soleil.

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