Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 13Son Éminence le cardinal de Rohan

Ce qui se passait sous les yeux de la princesse était tellement
extraordinaire, qu’elle se demandait, elle, l’esprit fort et tendre à la fois, si
l’homme qu’elle avait devant les yeux n’était pas véritablement un magicien
disposant des cœurs et des esprits à sa volonté.

Mais le comte de Fœnix ne voulut point s’en tenir là.

– Ce n’est pas tout, Madame, dit-il, et Votre Altesse n’a entendu
de la bouche même de Lorenza qu’une partie de notre histoire ;elle
pourrait donc conserver des doutes si, de sa bouche encore, elle n’entendait le
reste.

Alors, se retournant vers la jeune femme :

– Vous souvient-il, chère Lorenza, dit-il, de la suite de notre
voyage, et que nous avons visité ensemble Milan, le lac Majeur,l’ Oberland, le
Righi et le Rhin magnifique, qui est le Tibre du Nord ?

– Oui, dit la jeune femme avec son même accent monotone, oui,
Lorenza a vu tout cela.

– Entraînée par cet homme, n’est-ce pas, mon enfant ?cédant
à une force irrésistible dont vous ne vous rendiez pas compte vous-même ?
demanda la princesse.

– Pourquoi croire cela, Madame, quand loin de là, tout ce
que Votre Altesse vient d’entendre lui prouve le contraire ?Eh ! d’ailleurs,
tenez, s’il vous faut une preuve plus palpable encore, un témoin matériel, voici
une lettre de Lorenza elle-même. J’avais été obligé de la laisser malgré moi, seule
à Mayence ; eh bien, elle me regrettait, elle me désirait,car, en mon
absence, elle m’écrivait ce billet que Votre Altesse peut lire.

Le comte tira une lettre de son portefeuille et la remit à
la princesse.

La princesse lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me
quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza »

La princesse se leva, la flamme de la colère au front, et s’approcha
de Lorenza le billet à la main.

Celle-ci la laissa s’approcher sans la voir, sans l’entendre :
elle semblait ne voir et n’entendre que le comte.

– Je comprends, dit vivement celui-ci, qui paraissait décidé
à se faire jusqu’au bout l’interprète de la jeune femme. Votre Altesse doute et
veut savoir si le billet est bien d’elle. Soit : Votre Altesse sera
éclaircie par elle même. Lorenza, répondez : qui a écrit ce billet ?

Il prit le billet, le mit dans la main de sa femme, qui appliqua
aussitôt cette main sur son cœur.

– C’est Lorenza, dit-elle.

– Et Lorenza sait-elle ce qu’il y a dans cette lettre ?

– Sans doute.

– Eh bien, dites à la princesse ce qu’il y a dans cette
lettre, afin qu’elle ne croie pas que je la trompe quand je lui disque vous m’aimez.
Dites-lui. Je le veux.

Lorenza parut faire un effort ; mais, sans déplier le
billet, sans le porter à ses yeux, elle lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me
quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza »

– C’est à ne pas croire, dit la princesse, et je ne vous
crois pas, car il y a dans tout ceci quelque chose d’inexplicable,de surnaturel.

– Ce fut cette lettre, continua le comte de Fœnix, comme s’il
n’eût point entendu Madame Louise, ce fut cette lettre qui me détermina à
presser notre union. J’aimais Lorenza autant qu’elle m’aimait.Notre position
était fausse. D’ailleurs, dans cette vie aventureuse que je mène,un malheur
pouvait arriver : je pouvais mourir, et si je mourais, je voulais que tous
mes biens appartinssent à Lorenza : aussi, en arrivant à Strasbourg, nous
nous mariâmes.

– Vous vous mariâtes ?

– Oui.

– Impossible !

– Pourquoi cela, Madame ? dit en souriant le comte, et
qu’y avait-il d’impossible, je vous le demande, à ce que le comte de Fœnix
épousât Lorenza Feliciani ?

– Mais elle m’a dit elle-même qu’elle n’était point votre
femme.

Le comte, sans répondre à la princesse, se retourna vers
Lorenza :

– Vous rappelez-vous quel jour nous nous mariâmes ? lui
demanda-t-il.

– Oui, répondit-elle, ce fut le 3 de mai !

– Où cela ?

– À Strasbourg.

– Dans quelle église ?

– Dans la cathédrale même, à la chapelle Saint-Jean.

– Opposâtes-vous quelque résistance à cette union ?

– Non ; j’étais trop heureuse.

– C’est que, vois-tu, Lorenza, continua le comte, la princesse
croit qu’on t’a fait violence. On lui a dit que tu me haïssais.

Et, en disant ces paroles, le comte prit la main de Lorenza.

Le corps de la jeune femme frissonna tout entier de bonheur.

– Moi, dit-elle, te haïr ? Oh ! non ; je t’aime.
Tu es bon, tu es généreux, tu es puissant !

– Et depuis que tu es ma femme, dis, Lorenza, ai-je jamais
abusé de mes droits d’époux ?

– Non, tu m’as respectée comme ta fille, et je suis ton amie
pure et sans tache.

Le comte se retourna vers la princesse, comme pour lui dire :
« Vous entendez ? »

Saisie d’épouvante, Madame Louise avait reculé jusqu’aux
pieds du Christ d’ivoire appliqué sur un fond de velours noir au mur du
cabinet.

– Est-ce là tout ce que Votre Altesse désire savoir ?
dit le comte en laissant retomber la main de Lorenza.

– Monsieur, monsieur, s’écria la princesse, ne m’approchez
pas, ni elle non plus.

En ce moment, on entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait
à la porte de l’abbaye.

– Ah ! s’écria la princesse, voilà le cardinal ;
nous allons savoir enfin à quoi nous en tenir.

Le comte de Fœnix s’inclina, dit quelques mots à Lorenza et
attendit avec le calme d’un homme qui aurait le don de diriger lesévénements.

Un instant après, la porte s’ouvrit et l’on annonça SonÉminence
M. le cardinal de Rohan.

La princesse, rassurée par la présence d’un tiers, vintreprendre
sa place sur son fauteuil en disant :

– Faites entrer.

Le cardinal entra. Mais il n’eut pas plutôt salué la princesse,
qu’apercevant Balsamo :

– Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-il avec
surprise.

– Vous connaissez monsieur ? demanda la princesse de
plus en plus étonnée.

– Oui, dit le cardinal.

– Alors, s’écria Madame Louise, vous allez nous dire qui il
est ?

– Rien de plus facile, dit le cardinal : monsieur est
sorcier.

– Sorcier ! murmura la princesse.

– Pardon, Madame, dit le comte, Son Éminence s’expliquera
tout à l’heure, et à la satisfaction de tout le monde, je l’espère.

– Est-ce que monsieur aurait fait aussi quelque prédiction à
Son Altesse royale, que je la vois bouleversée à ce point ?demanda M. de
Rohan.

– L’acte de mariage ! L’acte, sur-le-champ ! s’écria
la princesse.

Le cardinal regardait étonné, car il ignorait ce que pouvait
signifier cette exclamation.

– Le voici, dit le comte en le présentant au cardinal.

– Qu’est-ce là ? demanda celui-ci.

– Monsieur, dit la princesse, il s’agit de savoir si cette signature
est bonne et si cet acte est valide.

Le cardinal lut le papier que lui présentait la princesse.

– Cet acte est un acte de mariage parfaitement en forme, et
cette signature est celle de M. Remy, curé de la chapelle Saint-Jean ;
mais qu’importe à Votre Altesse ?

– Oh ! il m’importe beaucoup, monsieur. Ainsi la signature… ?

– Est bonne ; mais rien ne me dit qu’elle n’ait pas été
extorquée.

– Extorquée, n’est-ce pas ? c’est possible, s’écria la
princesse.

– Et le consentement de Lorenza aussi, n’est-ce pas ?
dit le comte avec une ironie qui s’adressait directement à la princesse.

– Mais par quels moyens, voyons, monsieur le cardinal, par
quels moyens aurait-on pu extorquer cette signature ? Dites,le savez-vous ?

– Par ceux qui sont au pouvoir de monsieur par des moyens
magiques.

– Magiques ! Cardinal, mais est-ce bien vous ?…

– Monsieur est sorcier ; je l’ai dit et je ne m’en
dédis pas.

– Votre Éminence veut plaisanter.

– Non pas, et la preuve, c’est que, devant vous, je veux
avoir avec monsieur une sérieuse explication.

– J’allais la demander à Votre Éminence, dit le comte.

– À merveille, mais n’oubliez pas que c’est moi qui interroge,
dit le cardinal avec hauteur.

– Et moi, dit le comte, n’oubliez pas qu’à toutes vos interrogations
je répondrai, même devant Son Altesse, si vous y tenez. Mais vous n’y tiendrez
pas, j’en suis certain.

Le cardinal sourit.

– Monsieur, dit-il, c’est un rôle difficile à jouer de notre
temps que celui de sorcier. Je vous ai vu à l’œuvre ; vous y avez eu un
grand succès ; mais tout le monde, je vous en préviens, n’aura pas la
patience et surtout la générosité de madame la dauphine.

– De madame la dauphine ? s’écria la princesse.

– Oui, Madame, dit le comte, j’ai eu l’honneur d’être présenté
à Son Altesse royale.

– Et comment avez-vous reconnu cet honneur, monsieur ?
Dites, dites.

– Hélas ! reprit le comte, plus mal que je n’eusse
voulu ; car je n’ai point de haine personnelle contre les hommes, et surtout
contre les femmes.

– Mais qu’a donc fait monsieur à mon auguste nièce ?
dit Madame Louise.

– Madame, dit le comte, j’ai eu le malheur de lui dire la vérité
qu’elle me demandait.

– Oui, la vérité, une vérité qui l’a fait évanouir.

– Est-ce ma faute, reprit le comte de cette voix puissante
qui devait si bien tonner en certains moments ; est-ce ma faute, si cette
vérité était si terrible qu’elle devait produire de semblables effets ?
Est-ce moi qui ai cherché la princesse ? Est-ce moi qui aide mandé à lui
être présenté ? Non, je l’évitais, au contraire ; on m’a amené près d’elle
presque de force ; elle m’a interrogé en ordonnant.

– Mais qu’était-ce donc que cette vérité si terrible que
vous lui avez dite, monsieur ? demanda la princesse.

– Cette vérité, Madame, répondit le comte, c’est le voile de
l’avenir que j’ai déchiré.

– De l’avenir ?

– Oui, Madame, de cet avenir qui a paru si menaçant à Votre
Altesse royale, qu’elle a essayé de le fuir dans un cloître, de le combattre au
pied des autels par ses prières et par ses larmes.

– Monsieur !

– Est-ce ma faute, Madame, si cet avenir, que vous avez pressenti
comme sainte, m’a été révélé, à moi, comme prophète, et si madame la dauphine, épouvantée
de cet avenir qui la menace personnellement, s’est évanouie lorsqu’il lui a été
révélé ?

– Vous l’entendez ? dit le cardinal.

– Hélas ! dit la princesse.

– Car son règne est condamné, s’écria le comte, comme le
règne le plus fatal et le plus malheureux de toute la monarchie.

– Monsieur ! s’écria la princesse.

– Quant à vous, Madame, continua le comte, peut-être vos
prières ont-elles obtenu grâce ; mais vous ne verrez rien de tout cela, car
vous serez dans les bras du Seigneur quand ces choses arriveront.Priez !
Madame, priez !

La princesse, dominée par cette voix prophétique qui répondait
si bien aux terreurs de son âme, tomba à genoux aux pieds du crucifix et se mit
effectivement à prier avec ferveur.

Alors le comte, se tournant vers le cardinal, et le
précédant dans l’embrasure d’une fenêtre :

– À nous deux, monsieur le cardinal ; que me
vouliez-vous ?

Le cardinal alla rejoindre le comte.

Les personnages étaient disposés ainsi :

La princesse, au pied du crucifix, priait avec ferveur ;
Lorenza, immobile, muette, les yeux ouverts et fixes comme s’ils ne voyaient
pas, était debout au milieu de l’appartement. Les deux hommes se tenaient dans
l’embrasure de la fenêtre, le comte appuyé sur l’espagnolette, le cardinal à
moitié caché par le rideau.

– Que me voulez-vous ? répéta le comte. Parlez.

– Je veux savoir qui vous êtes.

– Vous le savez.

– Moi ?

– Sans doute. N’avez-vous pas dit que j’étais sorcier ?

– Très bien. Mais, là-bas, on vous nommait Joseph Balsamo ;
ici, l’on vous nomme le comte de Fœnix.

– Eh bien, que prouve cela ? Que j’ai changé de nom, voilà
tout.

– Oui ; mais savez-vous que de pareils changements, de
la part d’un homme comme vous, donneraient fort à penser à M. deSartine ?

Le comte sourit.

– Oh ! monsieur, dit-il, que voilà une petite guerre
pour un Rohan ! Comment, Votre Éminence argumente sur des mots ! Verba
et voces, dit le latin. N’a-t on rien de pis à me reprocher ?

– Vous devenez railleur, je crois, dit le cardinal.

– Je ne le deviens pas, c’est mon caractère.

– Alors, je vais me donner une satisfaction.

– Laquelle ?

– Celle de vous faire baisser le ton.

– Faites, monsieur.

– Ce sera, j’en suis certain, faire ma cour à madame la dauphine.

– Ce qui ne sera pas du tout inutile dans les termes où vous
êtes avec elle, dit flegmatiquement Balsamo.

– Et si je vous faisais arrêter, monsieur de l’horoscope, que
diriez-vous ?

– Je dirais que vous avez grand tort, monsieur le cardinal.

– En vérité ! dit l’Éminence avec un méprisé crasant ;
et qui donc trouverait cela ?

– Vous-même, monsieur le cardinal.

– Je vais donc en donner l’ordre de ce pas ; alors, on
saura quel est au juste ce baron Joseph Balsamo, comte de Fœnix,rejeton
illustre d’un arbre généalogique dont je n’ai vu la graine en aucun champ
héraldique de l’Europe.

– Monsieur, dit Balsamo, que ne vous êtes-vous informé de
moi à votre ami M. de Breteuil ?

– M. de Breteuil n’est pas mon ami.

– C’est-à-dire qu’il ne l’est plus, mais il l’a été et de
vos meilleurs même ; car vous lui avez écrit certaine lettre…

– Quelle lettre ? demanda le cardinal en se rapprochant.

– Plus près, monsieur le cardinal, plus près ; je ne
voudrais point parler haut de peur de vous compromettre.

Le cardinal se rapprocha encore.

– De quelle lettre voulez-vous parler ? dit-il.

– Oh ! vous le savez bien.

– Dites toujours.

– Eh bien, d’une lettre que vous écrivîtes de Vienne à Paris,
à l’effet de faire manquer le mariage du dauphin.

Le prélat laissa échapper un mouvement d’effroi.

– Cette lettre… ? balbutia-t-il.

– Je la sais par cœur.

– C’est une trahison de M. de Breteuil, alors ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que, lorsque le mariage fut décidé, je la lui redemandai.

– Et il vous dit ?…

– Qu’elle était brûlée.

– C’est qu’il n’osa vous dire qu’elle était perdue.

– Perdue ?

– Oui… Or, une lettre perdue, vous comprenez, il se peut qu’on
la retrouve.

– Si bien que cette lettre que j’ai écrite à M. de Breteuil ?…

– Oui.

– Qu’il m’a dit avoir brûlée ?…

– Oui.

– Et qu’il avait perdue ?…

– Je l’ai retrouvée. Oh ! mon Dieu ! par hasard, en
passant dans la cour de marbre à Versailles.

– Et vous ne l’avez pas fait remettre à M. de Breteuil ?

– Je m’en serais bien gardé.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, en ma qualité de sorcier, je savais que Votre
Éminence, à qui je veux tant de bien, moi, me voulait mal de mort.Alors vous
comprenez : un homme désarmé qui sait qu’en traversant un bois il va être
attaqué, et qui trouve un pistolet tout chargé sur la lisière de ce bois…

– Eh bien ?

– Eh bien, cet homme est un sot s’il se dessaisit de ce pistolet.

Le cardinal eut un éblouissement et s’appuya sur le rebord
de la fenêtre.

Mais, après un instant d’hésitation, dont le comte dévorait
les variations sur son visage :

– Soit, dit-il. Mais il ne sera pas dit qu’un prince de ma
maison aura plié devant la menace d’un charlatan. Cette lettre eût-elle été
perdue, l’eussiez-vous trouvée, dût-elle être montrée à madame la dauphine
elle-même ; cette lettre dût-elle me perdre comme homme politique, je soutiendrai
mon rôle de sujet loyal, de fidèle ambassadeur. Je dirai ce qui est vrai, c’est-à-dire
que je trouvais cette alliance nuisible aux intérêts de mon pays,et mon pays
me défendra ou me plaindra.

– Et si quelqu’un, dit le comte, se trouve là, qui dise que
l’ambassadeur, jeune, beau, galant, ne doutant de rien, vu son nom de Rohan et
son titre de prince, ne disait point cela parce qu’il croyait l’alliance
autrichienne nuisible aux intérêts de la France, mais parce que,gracieusement
reçu d’abord par l’archiduchesse Marie-Antoinette, cet orgueilleux ambassadeur
avait eu la vanité de voir dans cette affabilité quelque chose de plus que… de
l’affabilité, que répondra le fidèle sujet, le loyal ambassadeur ?

– Il niera, monsieur, car de ce sentiment que vous prétendez
avoir existé, il ne reste aucune preuve.

– Ah ! si fait, monsieur, vous vous trompez : il
reste la froideur de madame la dauphine pour vous.

Le cardinal hésita.

– Tenez, mon prince, dit le comte, croyez-moi, au lieu de
nous brouiller, comme ce serait déjà fait si je n’avais plus de prudence que
vous, restons bons amis.

– Bons amis ?

– Pourquoi pas ? Les bons amis sont ceux qui nous rendent
des services.

– En ai-je jamais réclamé de vous ?

– C’est le tort que vous avez eu ; car depuis deux
jours que vous êtes à Paris…

– Moi ?

– Oui, vous. Eh ! mon Dieu, pourquoi vouloir me cacher
cela, à moi qui suis sorcier ? Vous avez quitté la princesse à Soissons, vous
êtes venu en poste à Paris par Villers-Cotterêts et Dammartin,c’est-à-dire par
la route la plus courte, et vous êtes venu demander à vos bons amis de Paris
des services qu’ils vous ont refusés. Après lesquels refus, vous êtes reparti
en poste pour Compiègne, et cela désespéré.

Le cardinal semblait anéanti.

– Et quel genre de services pouvais-je donc attendre de vous,
demanda-t-il, si je m’étais adressé à vous ?

– Les services qu’on demande à un homme qui fait de l’or.

– Et que m’importe que vous fassiez de l’or ?

– Peste ! quand on a cinq cent mille francs à payer
dans les quarante-huit heures… Est-ce bien cinq cent mille francs ? Dites.

– Oui, c’est bien cela.

– Vous demandez à quoi importe d’avoir un ami qui fait de l’or ?
Cela importe que les cinq cent mille francs qu’on n’a pu trouver chez personne,
on les trouvera chez lui.

– Et où cela ? demanda le cardinal.

– Rue Saint-Claude, au Marais.

– À quoi reconnaîtrai-je la maison ?

– À une tête de griffon en bronze qui sert de marteau à la
porte.

– Quand pourrai-je m’y présenter ?

– Après-demain, monseigneur, vers six heures du soir, s’il
vous plaît, et ensuite…

– Ensuite ?

– Toutes et quantes fois il vous fera plaisir d’y venir.
Mais, tenez, notre conversation finit à temps, voici la princesse qui a terminé
sa prière.

Le cardinal était vaincu ; il n’essaya point de
résister plus longtemps, et, s’approchant de la princesse :

– Madame, dit-il, je suis forcé d’avouer que M. le comte de Fœnix
a parfaitement raison, que l’acte dont il est porteur est on ne peut plus valable,
et qu’enfin les explications qu’il m’a données m’ont complètement satisfait.

Le comte s’inclina.

– Qu’ordonne Votre Altesse royale ? demanda-t-il.

– Un dernier mot à cette jeune femme.

Le comte s’inclina une seconde fois en signe d’assentiment.

– C’est de votre propre et entière volonté que vous voulez
quitter le couvent de Saint-Denis, où vous étiez venue me demander un refuge ?

– Son Altesse, reprit vivement Balsamo, demande si c’est de
votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de
Saint-Denis où vous étiez venue demander un asile ? Répondez,Lorenza.

– Oui, dit la jeune femme, c’est de ma propre volonté.

– Et cela pour suivre votre mari, le comte de Fœnix ?

– Et cela pour me suivre ? répéta le comte.

– Oh ! oui, dit la jeune femme.

– En ce cas, dit la princesse, je ne vous retiens ni l’un ni
l’autre, car ce serait faire violence aux sentiments. Mais, s’il y a quelque
chose dans tout ceci qui sorte de l’ordre naturel des choses, que la punition
du Seigneur retombe sur celui qui, à son profit ou dans ses intérêts, aura
troublé l’harmonie de la nature… Allez, monsieur le comte de Fœnix ; allez,
Lorenza Feliciani, je ne vous retiens plus… Seulement, reprenez vos bijoux.

– Ils sont aux pauvres, Madame, dit le comte de Fœnix ;
et, distribuée par vos mains, l’aumône sera deux fois agréable à Dieu. Je ne
redemande que mon cheval Djérid.

– Vous pouvez le réclamer en passant, monsieur. Allez !

Le comte s’inclina devant la princesse et présenta son bras
à Lorenza, qui vint s’y appuyer et qui sortit avec lui sans prononcer une
parole.

– Ah ! monsieur le cardinal, dit la princesse en
secouant tristement la tête, il y a des choses incompréhensibles et fatales
dans l’air que nous respirons.

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