Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 26La nuit des noces de M. le dauphin

Le dauphin ouvrit la porte de la chambre nuptiale, ou plutôt
de l’antichambre qui la précédait.

L’archiduchesse, en long peignoir blanc, attendait dans le
lit doré, à peine affaissé par le poids si léger de son corps frêle et délicat ;
et, chose étrange, si l’on eût pu lire sur son front, à travers le nuage de
tristesse qui le couvrait, on y eût reconnu, au lieu de la douce attente de la
fiancée, la terreur de la jeune fille menacée d’un de ces dangers que les
natures nerveuses voient en pressentiments et supportent quelquefois avec plus
de courage qu’elles ne les ont pressentis.

Près du lit, madame de Noailles était assise.

Les dames se tenaient au fond, attentives au premier geste
de la dame d’honneur qui leur ordonnerait de se retirer.

Celle-ci, fidèle aux lois de l’étiquette, attendait impassiblement
l’arrivée de M. le dauphin.

Mais, comme si cette fois toutes les lois de l’étiquette et
du cérémonial eussent dû céder à la malignité des circonstances, il se trouva
que les personnes qui devaient introduire M. le dauphin dans la chambre nuptiale,
ignorant que Son Altesse, d’après les dispositions du roi Louis XV,devait
arriver par le corridor neuf, attendaient dans une autre antichambre.

Celle où venait d’entrer M. le dauphin était vide, et la
porte qui donnait dans la chambre à coucher étant légèrement entrebâillée, il
en résultait que M. le dauphin pouvait voir et entendre ce qui se passait dans
cette chambre.

Il attendit, regardant à la dérobée, écoutant furtivement.

La voix de madame la dauphine s’éleva pure et harmonieuse,quoique
un peu tremblante :

– Par où entrera M. le dauphin ? demanda-t-elle.

– Par cette porte, Madame, dit la duchesse de Noailles.

Et elle montrait la porte opposée à celle où se trouvait M.
le dauphin.

– Et qu’entend-on par cette fenêtre ? ajouta la
dauphine ; on dirait le bruit de la mer ?

– C’est le bruit des innombrables spectateurs qui se promènent
à la lueur de l’illumination, et qui attendent le feu d’artifice.

– L’illumination ? dit la dauphine avec un triste
sourire. Elle n’a pas été inutile ce soir, car le ciel est bien lugubre ;
avez-vous vu, madame ?

En ce moment, le dauphin, ennuyé d’attendre, poussa doucement
la porte, passa sa tête par l’entrebâillement, et demanda s’il pouvait entrer.

Madame de Noailles poussa un cri, car elle ne reconnut pas le
prince d’abord.

Madame la dauphine, jetée, par les émotions successives qu’elle
avait éprouvées, dans cet état nerveux où tout nous effraie, saisit le bras de
madame de Noailles.

– C’est moi, madame, dit le dauphin, n’ayez pas peur.

– Mais pourquoi par cette porte ? demanda madame de
Noailles.

– Parce que, dit le roi Louis XV en passant à son tour sa
tête cynique par la porte entrebâillée, parce que M. de la Vauguyon, en
véritable jésuite qu’il est, sait trop bien le latin, les mathématiques et la
géographie, et pas assez autre chose.

En présence du roi arrivant ainsi inopinément, madame la
dauphine s’était laissée glisser de son lit et se tenait debout,enveloppée de
son grand peignoir, qui la cachait du bout des pieds jusqu’au col,aussi hermétiquement
que la stole d’une dame romaine.

– On voit bien qu’elle est maigre, murmura Louis XV. Au
diable M. de Choiseul, qui, parmi toutes les archiduchesses, va justement me
choisir celle-là !

– Votre Majesté, dit madame de Noailles, peut remarquer que,
quant à ce qui me concerne, l’étiquette a été strictement observée ; il n’y
a que du côté de Monseigneur le dauphin.

– Je prends l’infraction sur mon compte, dit Louis XV, et c’est
trop juste, puisque c’est moi qui l’ai fait commettre. Mais, comme la circonstance
était grave, ma chère madame de Noailles, j’espère que vous me la pardonnerez.

– Je ne comprends pas ce que Votre Majesté veut dire.

– Nous nous en irons ensemble, duchesse, et je vous conterai
cela. Maintenant, voyons, que ces enfants se couchent.

Madame la dauphine s’éloigna d’un pas du lit, et saisit le
bras de madame de Noailles avec plus de terreur peut-être que la première fois.

– Oh ! par grâce, madame ! dit-elle, j’en mourrais
de honte.

– Sire, dit madame de Noailles, madame la dauphine vous
supplie de la laisser se coucher comme une simple bourgeoise.

– Diable ! diable ! et c’est vous qui demandez
cela, madame l’Étiquette ?

– Sire, je sais bien que c’est contraire aux lois du cérémonial
de France ; mais regardez l’archiduchesse…

En effet, Marie-Antoinette, debout, pâle, se soutenant de
son bras raidi au dossier d’un fauteuil, eût semblé une statue de l’Effroi si l’on
n’eût entendu le léger claquement de ses dents, accompagnant la sueur froide
qui coulait sur son visage.

– Oh ! je ne veux pas contrarier la dauphine à ce point,
dit Louis XV, prince aussi ennemi du cérémonial que Louis XIV en était ardent
sectateur. Retirons-nous, duchesse. D’ailleurs, il y a des serrures aux portes,
et ce sera bien plus drôle.

Le dauphin entendit ces dernières paroles de son grand-père
et rougit.

La dauphine entendit aussi, mais elle ne comprit pas.

Le roi Louis XV embrassa sa bru, et il sortit entraînant la
duchesse de Noailles et riant de ce rire moqueur, si triste pour ceux qui ne
partagent pas la gaieté de celui qui rit.

Les autres assistants sortirent par l’autre porte.

Les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.

Il se fit un instant de silence.

Enfin, le jeune prince s’approcha de Marie-Antoinette :
son cour battait violemment ; il sentait affluer à la poitrine, aux tempes,
aux artères des mains, ce sang révolté de la jeunesse et de l’amour.

Mais il sentait son grand-père derrière la porte, et ce regard
cynique, plongeant jusque dans l’alcôve nuptiale, glaçait encore le dauphin, fort
timide d’ailleurs et fort gauche de sa nature.

– Madame, dit-il en regardant l’archiduchesse,souffririez-vous ?
Vous êtes bien pâle, et l’on dirait que vous tremblez.

– Monsieur, dit-elle, je ne vous cacherai pas que j’éprouve
une agitation étrange ; il faut qu’il y ait quelque violent orage au ciel :
l’orage a une influence terrible sur moi.

– Ah ! vous croyez que nous sommes menacés d’un ouragan,
dit le dauphin.

– Oh ! j’en suis sûre, j’en suis sûre ; tout mon
corps tremble, voyez.

Et en effet tout le corps de la pauvre princesse semblait frémir
sous des secousses électriques.

En ce moment, comme pour justifier ses prévisions, un coup
de vent furieux, un de ces souffles puissants qui poussent la moitié des mers
sur l’autre, et qui rasent les montagnes, pareil au premier cri de la tempête
qui s’avançait, emplit le château de tumulte, d’angoisses et de craquements
intenses.

Les feuilles arrachées aux branches, les branches arrachées
aux arbres, les statues arrachées à leur base, une longue et immense clameur
des cent mille spectateurs répandus dans les jardins, un mugissement lugubre et
infini courant dans les galeries et dans les corridors du château,composèrent
en ce moment la plus sauvage et la plus lugubre harmonie qui ait jamais vibré
aux oreilles humaines.

Puis un cliquetis sinistre succéda au mugissement ;c’étaient
les vitres qui, brisées en mille pièces, tombaient sur les marbres des
escaliers et des corniches, en lançant cette note saccadée et nerveuse qui
grince en s’envolant dans l’espace.

Le vent avait du même coup arraché du pêne une des persiennes
mal fermées qui avait été battre contre la muraille, comme l’aile gigantesque d’un
oiseau de nuit.

Partout où les fenêtres étaient ouvertes dans le château les
lumières s’éteignirent, anéanties par ce coup de vent.

Le dauphin s’approcha de la fenêtre, sans doute pour refermer
la persienne ; mais la dauphine l’arrêta.

– Oh ! monsieur, monsieur, par grâce, dit-elle, n’ouvrez
pas cette fenêtre, nos bougies s’éteindraient et je mourrais de peur.

Le dauphin s’arrêta.

On voyait, à travers le rideau qu’il venait de tirer, les
cimes sombres des arbres du parc agitées et tordues, comme si le bras de
quelque géant invisible eût secoué leurs tiges au milieu des ténèbres.

Toutes les illuminations s’éteignirent.

Alors on put voir au ciel des légions de grosses nuées
noires qui roulaient en tourbillonnant, ainsi que des escadrons lancés à la
charge.

Le dauphin resta pâle et debout, une main appuyée à l’espagnolette
de la fenêtre. La dauphine tomba sur une chaise en poussant un soupir.

– Vous avez bien peur, madame ? demanda le dauphin.

– Oh ! oui ; cependant votre présence me rassure.
Oh ! quelle tempête ! quelle tempête ! Toutes les illuminations
se sont éteintes.

– Oui, dit Louis, le vent souffle sud-sud-ouest, et c’est
celui qui annonce les ouragans les plus acharnés. S’il continue, je ne sais
comment on fera pour tirer le feu d’artifice.

– Oh ! monsieur, pour qui le tirerait-on ?
Personne ne restera dans les jardins par un temps pareil.

– Ah ! madame, vous ne connaissez pas les Français, il
leur faut leur feu d’artifice ; celui-là sera superbe ;le plan m’en
a été communiqué par l’ingénieur. Eh ! tenez, voyez que je ne me trompais
pas, voici les premières fusées.

En effet, brillantes comme de longs serpents de flamme, les
fusées d’annonce s’élancèrent vers le ciel ; mais en même temps, comme si
l’orage eût pris ces jets brûlants pour un défi, un seul éclair,mais qui
sembla fendre le ciel, serpenta entre les pièces d’artifice et mêla son feu
bleuâtre au feu rouge des fusées.

– En vérité, dit l’archiduchesse, c’est une impiété à l’homme
que de lutter avec Dieu.

Ces fusées d’annonce n’avaient précédé l’embrasement général
du feu d’artifice que de quelques secondes ; l’ingénieur sentait qu’il lui
fallait se presser, et il mit le feu aux premières pièces, que salua une
immense clameur de joie.

Mais, comme s’il y eût en effet lutte entre la terre et le
ciel ; comme si, ainsi que l’avait dit l’archiduchesse,l’homme eût commis
une impiété envers son Dieu, l’orage, irrité, couvrit de sa clameur immense la
clameur populaire, et toutes les cataractes du ciel s’ouvrant à la fois, des
torrents de pluie se précipitèrent du haut des nues.

Le vent avait éteint les illuminations, l’eau éteignit le
feu d’artifice.

– Ah ! quel malheur ! dit le dauphin, voilà le feu
d’artifice manqué !

– Eh ! monsieur, répliqua tristement Marie-Antoinette,tout
ne manque-t-il pas depuis mon arrivée en France ?

– Comment cela, madame ?

– Avez-vous vu Versailles ?

– Sans doute, madame. Versailles ne vous plaît-il point ?

– Oh ! si fait, Versailles me plairait s’il était
aujourd’hui tel que l’a laissé votre illustre aïeul Louis XIV. Mais dans quel
état avons-nous trouvé Versailles ? Dites. Partout le deuil,la ruine. Oh !
oui, oui, la tempête s’accorde bien avec la fête qu’on me fait.N’est-il pas
convenable qu’il y ait un ouragan pour cacher à notre peuple les misères de
notre palais ? la nuit ne sera-t-elle pas favorable et bienvenue qui
cachera ces allées pleines d’herbe, ces groupes de tritons vaseux,ces bassins
sans eau et ces statues mutilées ? Oh ! oui, oui,souffle, vent du
sud ; mugis, tempête ; amoncelez-vous, épais nuages ; cachez
bien à tous les yeux l’étrange réception que fait la France à une fille des Césars,
le jour où elle met sa main dans la main de son roi futur !

Le dauphin, visiblement embarrassé, car il ne savait que
répondre à ces reproches et surtout à cette mélancolie exaltée, si loin de son
caractère, le dauphin poussa à son tour un long soupir.

– Je vous afflige, dit Marie-Antoinette ; cependant ne
croyez pas que ce soit mon orgueil qui parle ; oh ! non,non !
il n’en est rien ; que ne m’a-t-on montré seulement ce Trianon si riant, si
ombreux, si fleuri, dont, hélas ! l’orage effeuille sans pitié les bosquets
et trouble les eaux ; je me fusse contentée de ce nid charmant ; mais
les ruines m’effraient, elles répugnent à ma jeunesse, et pourtant que de
ruines va faire encore cet affreux ouragan !

Une nouvelle bourrasque, plus terrible encore que la première,
ébranla le palais. La princesse se leva épouvantée.

– Oh ! mon Dieu ! dites-moi qu’il n’y a pas de
danger ! dites-le-moi, y en eût-il… Je meurs d’effroi !

– Il n’y en a point, madame. Versailles, bâti en terrasse, ne
peut attirer la foudre. Si elle tombait, ce serait probablement sur la chapelle,
qui a un toit aigu, ou sur le petit château, qui offre des aspérités. Vous
savez que les pointes sollicitent le fluide électrique, et que les corps plats,
au contraire, les repoussent.

– Non ! s’écria Marie-Antoinette, je ne sais pas !
je ne sais pas !

Louis prit la main de l’archiduchesse, main palpitante et
glacée.

En ce moment, un éclair blafard inonda la chambre de ses
lueurs livides et violacées ; Marie-Antoinette poussa un cri et repoussa
le dauphin.

– Mais, madame, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc ?

– Oh ! dit-elle, vous m’avez apparu à la lueur de cet
éclair pâle, défait, sanglant. J’ai cru voir un fantôme.

– C’est la réflexion du feu de soufre, dit le prince, et je
puis vous expliquer…

Un effroyable coup de tonnerre, dont les échos se prolongèrent
en gémissant jusqu’à ce que, arrivés au point culminant, ils commençassent à se
perdre dans le lointain, un effroyable coup de tonnerre coupa court à l’explication
scientifique que le jeune homme allait donner flegmatiquement à sa royale
épouse.

– Allons, madame, dit-il après un moment de silence, du
courage, je vous prie ; laissons ces craintes au vulgaire : l’agitation
physique est une des conditions de la nature. Il ne faut pas plus s’en étonner
que du calme ; seulement, le calme et l’agitation se succèdent ; le
calme est troublé par l’agitation, l’agitation est refroidie par le calme.
Après tout, madame, ce n’est qu’un orage, et un orage est un des phénomènes les
plus naturels et les plus fréquents de la création. Je ne sais donc pas
pourquoi on s’en épouvanterait.

– Oh ! isolé, peut-être ne m’épouvanterait-il pas ainsi ;
mais cet orage, le jour même de nos noces, ne vous semble-t-il pas un
effroyable présage joint à ceux qui me poursuivent depuis mon entrée en France ?

– Que dites-vous, madame ? s’écria le dauphin, ému malgré
lui d’une terreur superstitieuse ; des présages,dites-vous ?

– Oui, oui, affreux, sanglants !

– Et ces présages, dites-les, madame ; on m’accorde, en
général, un esprit ferme et froid ; peut-être ces présages qui vous
épouvantent, aurai-je le bonheur de les combattre et de les terrasser.

– Monsieur, la première nuit que je passai en France, c’était
à Strasbourg ; on m’installa dans une grande chambre où l’on alluma des
flambeaux, car il faisait nuit ; or, ces flambeaux allumés,leur lueur me
montra une muraille ruisselante de sang. J’eus cependant le courage d’approcher
des parois et d’examiner ces teintes rouges avec plus d’attention.Ces murs
étaient tendus d’une tapisserie qui représentait le massacre des Innocents. Partout
le désespoir avec des regards désolés, le meurtre avec des yeux flamboyants, partout
l’éclair de la hache ou de l’épée, partout des larmes, des cris de mère, des
soupirs d’agonie semblaient s’élancer pêle-mêle de cette muraille prophétique, qui,
à force de la regarder, me semblait vivante. Oh ! glacée de terreur, je ne
pus dormir… Et dites, dites, voyons, n’était-ce pas un triste présage ?

– Pour une femme de l’Antiquité peut-être, madame, mais non
pour une princesse de notre siècle.

– Monsieur, ce siècle est gros de malheurs, ma mère me l’a
dit, comme ce ciel qui s’enflamme au-dessus de nos têtes est gros de soufre, de
feux et de désolation. Oh ! voilà pourquoi j’ai si grand-peur,voilà
pourquoi tout présage me semble un avertissement.

– Madame, aucun danger ne peut menacer le trône où nous
montons ; nous vivons, nous autres rois, dans une région au-dessus des
nuages. La foudre est à nos pieds, et, quand elle tombe sur la terre, c’est
nous qui la lançons.

– Hélas ! hélas ! ce n’est point ce qui m’a été
prédit, monsieur.

– Et que vous a-t-on prédit ?

– Quelque chose d’affreux, d’épouvantable.

– On vous a prédit ?

– Ou plutôt on m’a fait voir.

– Voir ?

– Oui, j’ai vu, vu, vous dis-je, et cette image est restée dans
mon esprit, restée si profondément, qu’il n’y a pas de jour où je ne frissonne
en y songeant, pas de nuit où je ne la revoie en rêve.

– Et ne pouvez-vous nous dire ce que vous avez vu ?
A-t-on exigé de vous le silence ?

– Rien, on n’a rien exigé.

– Alors, dites, madame.

– Écoutez, c’est impossible à décrire : c’était une
machine, élevée au-dessus de la terre comme un échafaud, mais à cet échafaud s’adaptaient
comme les deux montants d’une échelle, et entre ces deux montants glissait un
couteau, un couperet, une hache. Je voyais cela, et, chose étrange,je voyais
aussi ma tête au-dessous du couteau. Le couteau glissa entre les deux montants,
et sépara de mon corps ma tête, qui tomba et roula à terre. Voilà ce que j’ai
vu, monsieur, voilà ce que j’ai vu.

– Pure hallucination, madame, dit le dauphin ; je
connais à peu près tous les instruments de supplice à l’aide desquels on donne
la mort, et celui-là n’existe point ; rassurez-vous donc.

– Hélas ! dit Marie-Antoinette, hélas ! je ne puis
chasser cette odieuse pensée. J’y fais ce que je puis cependant.

– Vous y parviendrez, madame, dit le dauphin en se rapprochant
de sa femme ; il y a près de vous, à partir de ce moment, un ami
affectueux, un protecteur assidu.

– Hélas ! répéta Marie-Antoinette en fermant les yeux
et en se laissant retomber sur son fauteuil.

Le dauphin se rapprocha encore de la princesse, et elle put
sentir le souffle de son mari effleurer sa joue.

En ce moment, la porte par laquelle était entré le dauphin s’entrouvrit
doucement, et un regard curieux, avide, le regard de Louis XV,perça la
pénombre de cette vaste chambre, que deux bougies demeurées seules éclairaient
à peine en coulant à flots sur le chandelier de vermeil.

Le vieux roi ouvrait la bouche pour formuler sans doute à
voix basse un encouragement à son petit fils, lorsqu’un fracas qu’on ne saurait
exprimer retentit dans le palais, accompagné cette fois de l’éclair qui avait
toujours précédé les autres détonations ; en même temps une colonne de
flamme blanche, diaprée de vert, se précipita devant la fenêtre,faisant
éclater toutes les vitres et écrasant une statue située sous le balcon ;
puis, après un déchirement épouvantable, elle remonta au ciel et s’évanouit
comme un météore.

Les deux bougies s’éteignirent, enveloppées par la bouffée
de vent qui s’engouffra dans la chambre. Le dauphin, épouvanté,chancelant, ébloui,
recula jusqu’à la muraille, contre laquelle il demeura adossé.

La dauphine, à demi évanouie, alla tomber sur les marches de
son prie-Dieu et y demeura ensevelie dans la plus mortelle torpeur.

Louis XV, tremblant, crut que la terre allait s’abîmer sous
lui et regagna, suivi de Lebel, ses appartements déserts.

Pendant ce temps, au loin s’enfuyait comme une volée d’oiseaux
effarés, le peuple de Versailles et de Paris, éparpillé par les jardins, par
les routes et par les bois, poursuivi dans toutes les directions par une grêle
épaisse, qui, déchiquetant les fleurs dans le jardin, les feuillages dans la
forêt, les seigles et les blés dans les champs, les ardoises et les fines sculptures
sur les bâtiments, ajoutait le dégât à la désolation.

La dauphine, le front dans ses mains, priait avec des sanglots.

Le dauphin regardait d’un air morne et insensible l’eau qui
ruisselait dans la chambre par les vitres brisées et qui reflétait sur le
parquet, en nappes bleuâtres, les éclairs non interrompus pendant plusieurs
heures.

Cependant, tout ce chaos se débrouilla au matin ; les
premiers rayons du jour, glissant sur des nuages cuivrés,découvrirent aux yeux
les ravages de l’ouragan nocturne.

Versailles n’était plus reconnaissable.

La terre avait bu ce déluge d’eau ; les arbres avaient
absorbé ce déluge de feu ; partout de la fange et des arbres brisés, tordus,
calcinés par ce serpent aux brûlantes étreintes qu’on appelle la foudre.

Louis XV, qui n’avait pu dormir, tant sa terreur était
grande, se fit habiller à l’aurore par Lebel, qui ne l’avait point quitté, et
retourna par cette même galerie, où grimaçaient honteusement, aux livides
lueurs du petit jour, les peintures que nous connaissons, peintures faites pour
être encadrées dans les fleurs, les cristaux et les candélabres enflammés.

Louis XV, pour la troisième fois depuis la veille, poussa la
porte de la chambre nuptiale, et frissonna en apercevant sur le prie-Dieu, renversée,
pâle, avec des yeux violacés comme ceux de la sublime Madeleine de Rubens, la
future reine de France, dont le sommeil avait enfin suspendu les douleurs, et
dont l’aube azurait la robe blanche avec un religieux respect.

Au fond de la chambre, sur un fauteuil adossé à la muraille,
reposait, les pieds chaussés de soie, étendus dans une mare d’eau,le dauphin
de France, aussi pâle que sa jeune épouse, et comme elle ayant la sueur du
cauchemar au front.

Le lit nuptial était comme le roi l’avait vu la veille.

Louis XV fronça le sourcil : une douleur qu’il n’avait
point ressentie encore traversa comme un fer rouge ce front glacé par l’égoïsme,
alors même que la débauche essayait de le réchauffer.

Il secoua la tête, poussa un soupir et rentra dans son appartement,
plus sombre et plus effrayé peut-être à cette heure qu’il ne l’avait été dans
la nuit.

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