Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 19La visite

Lorenza ne s’était pas trompée : une voiture, après
être entrée par la barrière Saint-Denis, après avoir suivi dans toute sa longueur
le faubourg du même nom, avait tourné entre la porte et l’angle formé par la
dernière maison, et longeait le boulevard.

Cette voiture renfermait, comme l’avait dit la voyante, Mgr
Louis de Rohan, évêque de Strasbourg, que son impatience portait à venir
trouver, avant le temps fixé, le sorcier dans son antre.

Le cocher, que bon nombre d’aventures galantes du beau
prélat aguerrissaient contre l’obscurité, les fondrières et les dangers de
certaines rues mystérieuses, ne se rebuta pas le moins du monde,lorsque, après
avoir suivi les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, encore peuplés et éclairés,
il lui fallut aborder le boulevard désert et sombre de la Bastille.

La voiture s’arrêta au coin de la rue Saint-Claude, sur le
boulevard même, et, d’après l’ordre du maître, alla se cacher sous les arbres, à
vingt pas.

Alors M. de Rohan, en habit de ville, se glissa dans la rue
et vint frapper trois fois à la porte de l’hôtel, qu’il avait facilement
reconnu à la description que lui en avait faite le comte de Fœnix.

Le pas de Fritz retentit dans la cour, la porte s’ouvrit.

– N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Fœnix ?
demanda le prince.

– Oui, monseigneur, répondit Fritz.

– Est-il au logis ?

– Oui, monseigneur.

– Bien, annoncez.

– Son Éminence le cardinal de Rohan, n’est-ce pas,monseigneur ?

Le prince demeura tout étourdi. Il regarda sur lui, autour
de lui, si quelque chose pouvait, dans son costume ou dans son entourage, avoir
trahi sa qualité. Il était seul et vêtu en laïque.

– Comment savez-vous mon nom ? demanda-t-il.

– Monsieur vient de me dire, à l’instant même, qu’il attendait
Son Éminence.

– Oui, mais demain, après-demain ?

– Non, monseigneur, ce soir.

– Votre maître vient de vous dire qu’il m’attendait ce soir ?

– Oui, monseigneur.

– Bien, annoncez-moi alors, dit le cardinal en mettant un
double louis dans la main de Fritz.

– Alors, dit Fritz, que Votre Éminence prenne la peine de me
suivre.

Le cardinal fit de la tête un signe annonçant qu’il y consentait.

Fritz marcha d’un pas empressé vers la porte de l’antichambre,
qu’un grand candélabre de bronze doré éclairait de ses douze bougies.

Le cardinal suivait tout surpris et tout rêveur.

– Mon ami, dit-il en s’arrêtant à la porte du salon, il y a
sans doute méprise, et, dans ce cas, je ne voudrais pas déranger lecomte ;
il est impossible que je sois attendu par lui, puisqu’il ignore que je devais
venir.

– Monseigneur est bien Son Éminence le cardinal prince de
Rohan, évêque de Strasbourg ? demanda Fritz.

– Oui, mon ami.

– Alors, c’est bien monseigneur que M. le comte attend.

Et, allumant successivement les bougies de deux autres
candélabres, Fritz s’inclina et sortit.

Cinq minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le cardinal, en
proie à une singulière émotion, regarda l’ameublement plein d’élégance de ce
salon et les huit tableaux de maîtres suspendus à ses lambris.

La porte s’ouvrit et le comte de Fœnix parut sur le seuil.

– Bonsoir, monseigneur, dit-il simplement.

– On m’a dit que vous m’attendiez ! s’écria le cardinal
sans répondre à cette salutation, que vous m’attendiez ce soir ? C’est impossible.

– J’en demande pardon à monseigneur, mais je l’attendais,répondit
le comte. Peut-être doute-t-il de la vérité de mes paroles envoyant l’accueil
indigne que je lui fais ; mais, arrivé à Paris depuis quelques jours, je
suis installé à peine. Que Son Éminence veuille donc m’excuser.

– Vous m’attendiez ! Et qui vous a prévenu de ma visite ?

– Vous-même, monseigneur.

– Comment cela ?

– N’avez-vous pas arrêté votre voiture à la barrière
Saint-Denis ?

– Oui.

– N’avez-vous pas appelé votre valet de pied, qui est venu
parler à Son Éminence à la portière de son carrosse ?

– Oui.

– Ne lui avez-vous pas dit : « Rue Saint-Claude, au
Marais, par le faubourg Saint-Denis et le boulevard », paroles qu’il a répétées
au cocher ?

– Oui. Mais vous m’avez donc vu ? Vous m’avez donc entendu ?

– Je vous ai vu, monseigneur, je vous ai entendu.

– Vous étiez donc là ?

– Non, monseigneur, je n’étais pas là.

– Et où étiez-vous ?

– J’étais ici.

– Vous m’avez vu, vous m’avez entendu d’ici ?

– Oui, monseigneur.

– Allons donc !

– Monseigneur oublie que je suis sorcier.

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais, monsieur… Comment
faut-il que je vous appelle ? M. le baron Balsamo, ou M. lecomte de Fœnix ?

– Chez moi, monseigneur, je n’ai pas de nom : je m’appelle
le Maître.

– Oui, c’est le titre hermétique. Ainsi donc, maître, vous m’attendiez ?

– Je vous attendais.

– Et vous aviez chauffé votre laboratoire ?

– Mon laboratoire est toujours chauffé, monseigneur.

– Et vous me permettrez d’y entrer ?

– J’aurai l’honneur d’y conduire Votre Éminence.

– Et je vous y suivrai, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous me promettrez de ne pas me mettre personnellement
en rapport avec le diable. J’ai grand-peur de Sa Majesté Lucifer.

– Oh ! monseigneur !

– Oui, d’ordinaire, on prend pour faire le diable de grands
coquins de gardes-françaises réformés, ou des maîtres d’armes à plumet, qui, pour
jouer au naturel le rôle de Satan, rouent les gens de chiquenaudes et de
nasardes après avoir éteint les chandelles.

– Monseigneur, dit Balsamo en souriant, jamais mes diables à
moi n’oublient qu’ils ont l’honneur d’avoir affaire à des princes,et ils se souviennent
toujours du mot de M. de Condé, qui promit à l’un d’eux, s’il ne se tenait pas
tranquille, de rosser si bien son fourreau, qu’il serait forcé d’en sortir, ou
de s’y conduire plus décemment.

– Bien, dit le cardinal, voilà qui me ravit ; passons
au laboratoire.

– Votre Éminence veut-elle prendre la peine de me suivre ?

– Marchons.

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