Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 33Voyage aérien

Gilbert était ainsi préparé à son débarquement dans le jardin
ennemi, c’est ainsi qu’il qualifiait tacitement la maison de Taverney, et de sa
lucarne il explorait le terrain avec l’attention profonde d’un habile stratégiste
qui va livrer la bataille, lorsque dans cette maison si muette, si impassible, une
scène se passa qui attira toute l’attention du philosophe.

Une pierre sauta par-dessus le mur du jardin et vint frapper
en angle le mur de la maison.

Gilbert savait déjà qu’il n’y a point d’effet sans cause :
il se mit donc à chercher la cause, ayant vu l’effet.

Mais Gilbert, quoiqu’en se penchant beaucoup, ne put apercevoir
la personne qui, de la rue, avait lancé la pierre.

Seulement – et tout aussitôt, il comprit que cette manœuvre
se rattachait à l’événement qui venait d’arriver – seulement, il vit s’ouvrir
avec précaution l’un des contrevents d’une pièce durez-de-chaussée, et, par l’entrebâillement
de ce volet, passa la tête éveillée de Nicole.

À la vue de Nicole, Gilbert fit un plongeon dans sa mansarde,
mais sans perdre un instant de vue l’alerte jeune fille.

Celle-ci, après avoir exploré du regard toutes les fenêtres,
et particulièrement celles de la maison, Nicole, disons-nous,sortit de sa
demi-cachette et courut dans le jardin comme pour s’approcher de l’espalier, où
quelques dentelles séchaient au soleil.

C’était sur le chemin de cet espalier qu’avait roulé la
pierre que, non plus que Nicole, Gilbert ne perdait point de vue.Gilbert la
vit crosser d’un coup de pied cette pierre, qui pour le moment acquérait une si
grande importance, la crosser encore devant elle et continuer enfin ce manège
jusqu’à ce qu’elle fût au bord de la plate-bande sous l’espalier.

Là, Nicole leva les mains pour détacher ses dentelles, en
laissa tomber une qu’elle ramassa longuement, et, en la ramassant,s’empara de
la pierre.

Gilbert ne devinait rien encore ; mais, en voyant
Nicole éplucher cette pierre, comme un gourmand fait d’une noix, et lui enlever
une écorce de papier qu’elle avait, il comprit le degré d’importance réel que
méritait l’aérolithe.

C’était, en effet, un billet, ni plus ni moins qu’un billet
que Nicole venait de trouver roulé autour de la pierre.

La rusée l’eut bien vite déplié, dévoré, mis dans sa poche, et
alors elle n’eut plus besoin de regarder rien à ses dentelles, les dentelles
étaient sèches.

Gilbert, cependant, secouait la tête en se disant, avec cet
égoïsme des hommes qui déprécient les femmes, que Nicole était bien réellement
une nature vicieuse, et que lui, Gilbert, avait fait acte de morale et de saine
politique en rompant si brusquement et si courageusement avec une fille qui
recevait des billets par-dessus les murs.

Et, en raisonnant ainsi, lui, Gilbert, qui venait de faire
un si beau raisonnement sur les causes et les effets, il condamnait un effet
dont peut être il était la cause.

Nicole rentra, puis ressortit, et, cette fois, elle avait la
main dans sa poche.

Elle en tira une clef ; Gilbert la vit un instant
briller entre ses doigts comme un éclair ; puis aussitôt,cette clef, la
jeune fille la glissa sous la petite porte du jardin, porte de jardinier située
à l’autre extrémité du mur de la rue, parallèlement à la grande porte usitée.

– Bon ! dit Gilbert, je comprends : un billet et
un rendez-vous. Nicole ne perd pas son temps. Nicole a donc un nouvel amant ?

Et Gilbert fronça le sourcil avec le désappointement d’un
homme qui a cru que sa perte devait causer un vide irréparable dans le cœur de
la femme qu’il abandonnait, et qui, à son grand étonnement, voit ce vide
parfaitement rempli.

– Voilà qui pourrait bien contrarier mes projets, continua
Gilbert en cherchant une cause factice à sa mauvaise humeur.N’importe, reprit
Gilbert après un autre moment de silence, je ne suis point fâché de connaître l’heureux
mortel qui me succède dans les bonnes grâces de mademoiselle Nicole.

Mais Gilbert, à certains endroits, était un esprit parfaitement
juste ; il calcula aussitôt que la découverte qu’il venait de faire, et
que l’on ignorait qu’il eût faite, lui donnait sur Nicole un avantage dont il
pourrait profiter à l’occasion, puisqu’il savait le secret de Nicole avec des
détails que celle-ci ne pouvait nier, tandis qu’elle soupçonnait à peine le
sien, et qu’aucun détail ne venait donner un corps à ses soupçons.

Gilbert se promit donc de profiter de son avantage à l’occasion.

Pendant toutes ces allées et venues, cette nuit si impatiemment
attendue arriva enfin.

Gilbert ne craignait plus qu’une chose, c’était la rentrée
imprévue de Rousseau, Rousseau le surprenant sur le toit ou dans l’escalier, ou
même encore Rousseau trouvant la chambre vide. Dans ce dernier cas,la colère
du Genevois devait être terrible ; Gilbert crut en détourner les coups à l’aide
d’un billet qu’il laissa sur sa petite table, à l’adresse du philosophe.

Ce billet était conçu en ces termes :

« Mon cher et illustre protecteur,

« Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, si, malgré
vos recommandations, et même vos ordres, je me suis permis de sortir. Je ne
puis tarder à rentrer, à moins qu’il ne m’arrive quelque accident pareil à
celui qui m’est arrivé déjà ; mais, au risque d’un accident pareil et même
pire, il faut que je quitte ma chambre pour deux heures. »

– J’ignore ce que je dirai au retour, pensait Gilbert, mais
au moins M. Rousseau ne sera pas inquiété, ni mis en colère.

La soirée fut sombre. Il régnait une chaleur étouffante, comme
c’est l’habitude pendant les premières chaleurs du printemps ;aussi le
ciel fut-il nuageux, et à huit heures et demie l’œil le plus exercé n’eût rien
distingué au fond du gouffre noir qu’interrogeaient les regards de Gilbert.

Ce fut alors seulement que le jeune homme s’aperçut qu’il
respirait difficilement, que des sueurs subites envahissaient son front et sa
poitrine, signes certains de faiblesse et d’atonie. La prudence lui conseillait
de ne pas s’aventurer en cet état dans une expédition où toute la force, toute
la sûreté des organes étaient nécessaires non seulement pour le succès de l’entreprise,
mais même pour la sûreté de l’individu ; mais Gilbert n’écouta rien de ce
que lui conseillait l’instinct physique.

La volonté morale avait parlé plus haut ; ce fut elle,comme
toujours, que le jeune homme suivit.

Le moment était venu ; Gilbert roula son petit cordeau
en douze cercles autour de son cou, commença, le cœur palpitant, à escalader sa
lucarne, et, s’empoignant fortement au chambranle de cette même lucarne, il fit
son premier pas dans la gouttière, vers la lucarne de droite, qui,comme nous l’avons
dit, était celle de l’escalier et se trouvait séparée de l’autre par un
intervalle d’environ deux toises.

Ainsi les pieds dans un conduit de plomb de huit pouces de
large au plus, lequel conduit, bien que soutenu de distance en distance par des
crampons de fer, cédait sous ses pas, à cause de la mollesse du plomb ;
les mains appuyées sur les tuiles, auxquelles il ne fallait demander qu’un
point d’appui pour l’équilibre, mais nullement un soutien en cas de chute, car
les doigts n’avaient pas de prise : voilà quelle fut la position de Gilbert
durant le trajet aérien, qui dura deux minutes, c’est-à-dire deux éternités.

Mais Gilbert ne voulait pas avoir peur, et telle était la
puissance de volonté de ce jeune homme qu’il n’eut pas peur. Il se souvenait d’avoir
entendu dire à un équilibriste que, pour marcher heureusement sur les chemins
étroits, il ne fallait pas regarder à ses pieds, mais à dix pas devant soi, et
ne jamais songer à l’abîme qu’à la manière de l’aigle, c’est-à-dire avec la
conviction qu’on est fait pour planer au-dessus.

Gilbert, au reste, avait déjà mis en pratique ces préceptes
dans plusieurs visites rendues à Nicole, à cette même Nicole, si hardie maintenant,
qu’elle se servait de clefs et de portes au lieu de toits et de cheminées.

Il avait ainsi passé sur les écluses des moulins de Taverney
et sur les poutres des toits dénudés d’un vieux hangar.

Il arriva donc au but sans un seul frémissement, et, une
fois arrivé au but, se glissa tout fier dans son escalier.

Mais, arrivé sur le palier, il s’arrêta court. Des voix retentissaient
aux étages inférieurs : c’étaient celles de Thérèse et de certaines
voisines qui s’entretenaient du génie de M. Rousseau, du mérite de ses livres
et de l’harmonie de sa musique.

Ces voisines avaient lu la Nouvelle Héloïse et
trouvaient ce livre graveleux, elles l’avouaient franchement. En réponse à
cette critique, madame Thérèse leur faisait observer qu’elles ne comprenaient
pas la portée philosophique de ce beau livre.

Ce à quoi les voisines n’avaient rien à répondre, si ce n’est
de confesser leur incompétence en pareille matière.

Cette conversation transcendante avait lieu d’un palier à l’autre,
et le feu de la discussion était moins ardent que celui des fourneaux sur lesquels
cuisait le souper odorant de ces dames.

Gilbert entendait donc raisonner les arguments et rissoler
les viandes.

Son nom, prononcé au milieu de ce tumulte, lui causa un frisson
désagréable.

– Après mon souper, disait Thérèse, j’irai voir si ce cher enfant
ne manque de rien dans sa mansarde.

Ce cher enfant lui fit moins de plaisir que la
promesse de la visite ne lui fit de peur. Heureusement, il réfléchit que
Thérèse, lorsqu’elle soupait seule, causait longuement avec sa dive bouteille ;
que le rôti semblait appétissant, que l’après-souper signifiait… à dix heures.
Il n’en était pas huit trois quarts. D’ailleurs, après souper,selon toute
probabilité, le cours des idées de Thérèse aurait changé, et elle penserait à
toute autre chose qu’au cher enfant.

Toutefois, le temps se perdait, au grand désespoir de Gilbert,
lorsque tout à coup un des rôtis alliés brûla… Un cri de cuisinière alarmée
retentit, cri d’effroi qui rompit toute conversation.

Chacun se précipita vers le théâtre de l’événement.

Gilbert profita de la préoccupation culinaire de ces dames
pour glisser comme un sylphe dans l’escalier.

Au premier étage, il trouva le plomb disposé pour recevoir
sa corde, l’y fixa par un nœud coulant, monta sur la fenêtre et semit
lestement à descendre.

Il était suspendu entre ce plomb et la terre, quand un pas
rapide retentit sous lui dans le jardin.

Il eut le temps de se retourner en se cramponnant aux nœuds,
et de regarder quel était le malencontreux survenant.

C’était un homme.

Comme il venait du côté de la petite porte, Gilbert ne douta
point un instant que ce ne fût l’heureux mortel attendu par Nicole.

Il concentra donc toute son attention sur cet autre intrus
qui venait l’arrêter au milieu de sa périlleuse descente.

À sa marche, à un soupçon de profil esquissé sous le tricorne,
à une façon particulière dont ce tricorne était posé sur le coin d’une oreille
qui paraissait de son côté fort attentive, Gilbert crut reconnaître le fameux
Beausire, cet exempt dont Nicole avait fait connaissance à Taverney.

Presque aussitôt, il vit Nicole ouvrir la porte de son pavillon,
s’élancer dans le jardin en laissant cette porte ouverte, et,rapide comme une bergeronnette
qui court, légère comme elle, se diriger vers la serre,c’est-à-dire du côté
vers lequel s’acheminait déjà M. Beausire.

Ce n’était pas le premier rendez-vous de ce genre qui avait
lieu, selon toute certitude, puisque ni l’un ni l’autre ne manifestaient la
moindre hésitation sur le lieu qui les réunissait.

– Maintenant, je puis achever ma descente, pensa Gilbert ;
car, si Nicole a reçu son amant à cette heure, c’est qu’elle est sûre de son
temps. Andrée est donc seule, mon Dieu ! seule…

On n’entendait, en effet, aucun bruit, et l’on ne voyait qu’une
faible lumière au rez-de-chaussée.

Gilbert, arrivé au sol sans accident aucun, ne voulut pas
traverser diagonalement le jardin ; il longea le mur, gagna un massif, le
traversa en se courbant, et arriva sans avoir pu être deviné à la porte laissée
ouverte par Nicole.

De là, abrité par un immense aristoloche qui grimpait jusqu’au-dessus
de la porte et la festonnait amplement, il observa que la première pièce, antichambre
assez spacieuse, ainsi qu’il l’avait deviné, était parfaitement vide.

Cette antichambre donnait entrée à l’intérieur par deux
portes, l’une fermée, l’autre ouverte ; Gilbert devina que la porte ouverte
était celle de la chambre de Nicole.

Il pénétra lentement dans cette chambre, en étendant les
mains devant lui de peur d’accident, car cette chambre était privée de toute lumière.

Cependant, au bout d’une espèce de corridor, on voyait une
porte vitrée dessiner sur la lumière de la pièce voisine les traverses qui enfermaient
ses vitres. De l’autre côté de ces vitres, un rideau de mousseline flottait.

En s’avançant dans le corridor, Gilbert entendit une faible
voix dans la pièce éclairée.

C’était la voix d’Andrée ; tout le sang de Gilbert
reflua vers son cœur.

Une autre voix répondait à celle-là, c’était celle de
Philippe. Le jeune homme s’informait avec sollicitude de la santé de sa sœur.

Gilbert, en garde, fit quelques pas, et se plaça derrière
une de ces demi-colonnes surmontées d’un buste quelconque, qui formaient à
cette époque la décoration des portes doubles en profondeur.

Ainsi en sûreté, il écouta et regarda, si heureux, que son cœur
se fondait de joie ; si épouvanté, que ce même cœur se rétrécissait au
point de n’être plus qu’un point dans sa poitrine.

Il écoutait et voyait.

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