Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 36Les herboriseurs

Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés
le vendredi soir ; c’était donc le surlendemain que devait avoir lieu dans
le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande
fête.

Gilbert, indifférent à tout depuis qu’il avait appris le prochain
départ d’Andrée pour Trianon, Gilbert avait passé la journée tout entière
appuyé au rebord de sa lucarne. Pendant cette journée, la fenêtre d’Andrée
était restée ouverte, et une fois ou deux la jeune fille s’en était approchée
faible et pâlie pour prendre l’air, et il avait semblé à Gilbert,en la voyant,
qu’il n’eût pas demandé au ciel autre chose que de savoir Andrée destinée à
habiter éternellement ce pavillon, d’avoir pour toute sa vie une place à cette
mansarde, et deux fois par jour d’entrevoir la jeune fille comme il l’avait
entrevue.

Ce dimanche tant appelé arriva enfin. Dès la veille, Rousseau
avait fait ses préparatifs ; ses souliers soigneusement cirés,l’habit
gris, chaud et léger tout ensemble, avaient été tirés de l’armoire au grand
désespoir de Thérèse, qui prétendait qu’une blouse ou un sarrau de toile
étaient bien suffisants pour un pareil métier ; mais Rousseau,sans rien
répondre, avait fait à sa guise ; non seulement son costume,mais encore
celui de Gilbert avait été revu avec le plus grand soin, et il s’était même
augmenté de bas irréprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait
fait une surprise.

La toilette de l’herbier aussi était fraîche ; Rousseau
n’avait pas oublié sa collection de mousses destinée à jouer un rôle.

Rousseau, impatient comme un enfant, se mit plus de vingt
fois à la fenêtre pour savoir si telle ou telle voiture qui roulait n’était pas
le carrosse de M. de Jussieu. Enfin, il aperçut une caisse bien vernie, des chevaux
richement harnachés, un vaste cocher poudré stationnant devant sa porte. Il
courut aussitôt dire à Thérèse :

– Le voici ! le voici !

Et à Gilbert :

– Vite, Gilbert, vite ! Le carrosse nous attend.

– Eh bien ! dit aigrement Thérèse, puisque vous aimez
tant à rouler en voiture, pourquoi n’avez-vous travaillé pour en avoir une, comme
M. de Voltaire ?

– Allons donc ! grommela Rousseau.

– Dame ! vous dites toujours que vous avez autant de talent
que lui.

– Je ne dis pas cela, entendez-vous ! cria Rousseau
fâché à la ménagère ; je dis… je ne dis rien !

Et toute sa joie s’envola, comme cela arrivait chaque fois
que ce nom ennemi retentissait à son oreille.

Heureusement, M. de Jussieu entra.

Il était pommadé, poudré, frais comme le printemps ; un
admirable habit de gros satin des Indes à côtes, couleur gris de lin, une veste
de taffetas lilas clair, des bas de soie blancs d’une finesse extrême et des
boucles d’or poli composaient son accoutrement.

En entrant chez Rousseau, il emplit la chambre d’un parfum
varié que Thérèse respira sans dissimuler son admiration.

– Que vous voilà beau ! dit Rousseau en regardant obligeamment
Thérèse et en comparant des yeux sa modeste toilette et son équipage volumineux
de botaniste avec la toilette si élégante de M. de Jussieu.

– Mais non, j’ai peur de la chaleur, dit l’élégant
botaniste.

– Et l’humidité des bois ! Vos bas de soie, si nous
herborisons dans les marais…

– Oh ! que non ; nous choisirons nos endroits.

– Et les mousses aquatiques, nous les abandonnerons donc
pour aujourd’hui ?

– Ne nous inquiétons pas de cela, cher confrère.

– On dirait que vous allez au bal, et chez des dames.

– Pourquoi ne pas faire honneur d’un bas de soie à dame
Nature ? répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé ;n’est-ce pas une
maîtresse qui vaut la peine qu’on se mette en frais pour elle ?

Rousseau n’insista pas ; du moment que M. de Jussieu invoquait
la nature, il était d’avis lui-même qu’on ne pouvait jamais lui faire trop d’honneur.

Quant à Gilbert, malgré son stoïcisme, il regardait M. de
Jussieu avec un œil d’envie. Depuis qu’il avait vu tant de jeunes élégants
rehausser encore avec la toilette les avantages naturels dont ils étaient doués,
il avait compris la frivole utilité de l’élégance, et il se disait tout bas que
ce satin, cette batiste, ces dentelles, donneraient bien du charme à sa jeunesse,
et que, sans aucun doute, au lieu d’être vêtu comme il l’était,s’il était vêtu
comme M. de Jussieu et qu’il rencontrât Andrée, Andrée le regarderait.

On partit au grand trot de deux bons chevaux danois. Une
heure après le départ, les botanistes descendaient à Bougival et coupaient vers
la gauche par le chemin des Châtaigniers.

Cette promenade, merveilleusement belle aujourd’hui, était à
cette époque d’une beauté au moins égale, car la partie du coteau que s’apprêtaient
à parcourir nos explorateurs, boisée déjà sous Louis XIV, avait été l’objet de
soins constants depuis le goût du souverain pour Marly.

Les châtaigniers aux rugueuses écorces, aux branches gigantesques,
aux formes fantastiques, qui tantôt imitent dans leurs noueuses circonvolutions
le serpent s’enroulant autour du tronc, tantôt le taureau renversé sur l’étal
du boucher et vomissant un sang noir, le pommier chargé de mousse,et les
noyers, colosses dont le feuillage passe, en juin, du vert jaune au vert bleu ;
cette solitude, cette aspérité pittoresque du terrain qui monte sous l’ombre
des vieux arbres jusqu’à dessiner une vive arête sur le bleu mat du ciel ;
toute cette nature puissante, gracieuse et mélancolique plongeait Rousseau dans
un ravissement inexprimable.

Quant à Gilbert, calme mais sombre, toute sa vie était dans
cette seule pensée :

– Andrée quitte le pavillon du jardin et va à Trianon.

Sur le point culminant de ce coteau que gravissaient à pied
les trois botanistes, on voyait s’élever le pavillon carré de Luciennes.

La vue de ce pavillon, d’où il avait fui, changea le cours
des idées de Gilbert pour le ramener à des souvenirs peu agréables,mais dans
lesquels n’entrait aucune crainte. En effet, il marchait le dernier, voyait devant
lui deux protecteurs, et se sentait bien appuyé ; il regarda donc Luciennes
comme un naufragé voit, du port, le banc de sable sur lequel se brisa son
navire.

Rousseau, sa petite bêche à la main, commençait à regarder
sur le sol ; M. de Jussieu aussi ; seulement, le premier cherchait
des plantes, le second tâchait de garantir ses bas de l’humidité.

– L’admirable le podium ! dit Rousseau.

– Charmant, répliqua M. de Jussieu ; mais passons,voulez-vous ?

– Ah ! la lyrimachia fenella ! Elle est
bonne à prendre, voyez.

– Prenez-la si cela vous fait plaisir.

– Ah çà ! mais nous n’herborisons donc pas ?

– Si fait, si fait… Mais je crois que, sur le plateau là-bas,
nous trouverons mieux.

– Comme il vous plaira… Allons donc.

– Quelle heure est-il ? demanda M. de Jussieu. Dans ma
précipitation à m’habiller, j’ai oublié ma montre.

Rousseau tira de son gousset une grosse montre d’argent.

– Neuf heures, dit-il.

– Si nous nous reposions un peu ? voulez-vous ?
demanda M. de Jussieu.

– Oh ! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voilà ce que
c’est que d’herboriser en souliers fins et en bas de soie.

– J’ai peut-être faim, voyez-vous.

– Eh bien, alors, déjeunons… Le village est à un quart de
lieue.

– Non pas, s’il vous plaît.

– Comment, non pas ? Avez-vous donc à déjeuner dans votre
voiture ?

– Voyez-vous là-bas, dans ce bouquet de bois ? fit M.
de Jussieu en étendant la main vers le point de l’horizon qu’il voulait
désigner.

Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur
ses yeux en guise de visière.

– Je ne vois rien, dit-il.

– Comment, vous n’apercevez pas ce petit toit rustique ?

– Non.

– Avec une girouette et des murs de paille blanche et rouge,
une sorte de chalet ?

– Oui, je crois, oui, une petite maisonnette neuve.

– Un kiosque, c’est cela.

– Eh bien ?

– Eh bien, nous trouverons là le modeste déjeuner que je
vous ai promis.

– Soit, dit Rousseau. Avez-vous faim, Gilbert ?

Gilbert, qui était resté indifférent à ce débat, et coupait
machinalement des fleurs de bruyère, répondit :

– Comme il vous sera agréable, monsieur.

– Allons-y donc, s’il vous plaît, fit M. de Jussieu ;d’ailleurs,
rien ne nous empêche d’herboriser en route.

– Oh ! votre neveu, dit Rousseau, est plus ardent naturaliste
que vous. J’ai herborisé avec lui dans le bois de Montmorency. Nous étions peu
de monde. Il trouve bien, il cueille bien, il explique bien.

– Écoutez donc, il est jeune, lui : il a son nom à
faire.

– N’a-t-il pas le vôtre, qui est tout fait ? Ah !
confrère, confrère, vous herborisez en amateur.

– Allons, ne nous fâchons pas, mon philosophe ; tenez,voyez
le beau plantago nonanthos ; en avez-vous comme cela dans votre
Montmorency ?

– Ma foi, non, dit Rousseau charmé ; je l’ai cherché en
vain, sur la foi de Tournefort : magnifique en vérité.

– Ah ! le charmant pavillon, dit Gilbert, qui était
passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.

– Gilbert a faim, répondit M. de Jussieu.

– Oh ! monsieur, je vous demande pardon ; j’attendrai
sans impatience que vous soyez prêt.

– D’autant plus qu’herboriser après manger ne vaut rien pour
la digestion, et puis l’œil est lourd, le dos paresseux ;herborisons donc
encore quelques instants, dit Rousseau ; mais comment nommez-vous ce pavillon ?

– La Souricière, dit M. de Jussieu se souvenant du nom inventé
par M. de Sartine.

– Quel singulier nom !

– Oh ! vous savez, à la campagne, il n’y a que
fantaisies.

– À qui sont cette terre, ce bois, ces beaux ombrages ?

– Je ne sais trop.

– Vous connaissez le propriétaire, cependant, puisque vous
allez y manger, dit Rousseau en dressant l’oreille avec un commencement de
soupçon.

– Pas du tout… ou plutôt je connais ici tout le monde, les
gardes-chasse, qui m’ont vu cent fois dans leurs taillis, et qui savent que me
saluer, m’offrir un civet de lièvre ou un salmis de bécasses, c’est plaire à
leur maître ; les gens de toutes les seigneuries voisines me laissent
faire ici comme chez moi. Je ne sais trop si ce pavillon est à madame de Mirepoix,
ou à madame d’Egmont, ou… ma foi, je ne sais plus… Mais le principal, mon cher
philosophe, et votre avis sera le mien, je le présume, c’est que nous y
trouverons du pain, des fruits et du pâté.

Le ton de bonhomie avec lequel M. de Jussieu prononça ces
paroles dissipa les nuages qui déjà s’entassaient sur le front de Rousseau. Le
philosophe secoua ses pieds, se frotta les mains, et M. de Jussieu entra le
premier dans le sentier moussu qui serpentait sous les châtaigniers conduisant
au petit ermitage.

Derrière lui vint Rousseau, toujours glanant dans l’herbe.

Gilbert, qui avait repris son poste, fermait la marche, rêvant
à Andrée et aux moyens de la voir quand elle serait à Trianon.

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