Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 37La souricière à philosophes

Au sommet de la colline gravie assez péniblement par les
trois botanistes s’élevait un de ces petits réduits en bois rustique, aux
colonnes noueuses, aux pignons aigus, aux fenêtres tapissées de lierre et de
clématites, véritables importations de l’architecture anglaise, ou plutôt des
jardiniers anglais, lesquels imitent la nature, ou, pour mieux dire, inventent
une nature à eux, ce qui donne une certaine originalité à leurs créations mobilières
et à leurs inventions végétales.

Les Anglais ont inventé les roses bleues, et leur plus
grande ambition a toujours été l’antithèse de toutes les idées reçues :
ils inventeront les lis noirs.

Ce pavillon, assez spacieux pour contenir une table et six
chaises, était carrelé en briques sur champ. Ces briques étaient revêtues d’une
natte. Quant aux murs, ils étaient faits de petites mosaïques de  cailloux
choisis sur la berge de la rivière et de coquillages ultra-séquaniens ;
car les grèves de Bougival et de Port-Marly n’étalent pas aux regards du promeneur
l’oursin, la coquille de Saint-Jacques ou les conques nacrées et rosées, qu’il
faut aller chercher à Harfleur, à Dieppe ou sur les récifs de Sainte-Adresse.

Le plafond était en relief. Des pommes de pin, des souches d’une
physionomie étrange, imitant les plus hideux profils de faunes ou d’animaux
sauvages, semblaient suspendues sur la tête des visiteurs ; en outre, on
voyait, par des vitres de couleur, suivant que l’on regardait par un verre
violet, rouge ou bleu, ici la plaine ou le bois du Vésinet teintés comme par un
ciel d’orage, là resplendissante sous la brûlante haleine d’un soleil d’août, plus
haut froids et ternes comme par une gelée de décembre. Il ne s’agissait que de
choisir sa vitre, c’est-à-dire son goût, et de regarder.

Ce spectacle divertit beaucoup Gilbert, et il observa par
tous les losanges le riche bassin qui se déploie aux regards du haut de la
colline de Luciennes et au milieu duquel serpente la Seine.

Un spectacle cependant assez intéressant aussi, du moins M.
de Jussieu le jugeait-il de la sorte, c’était le charmant déjeuner servi sur la
table de bois rocailleux au milieu du pavillon.

La crème exquise de Marly, les beaux abricots et les prunes
de Luciennes, les crépinettes et les saucisses de Nanterre,fumantes sur un
plat de porcelaine, sans qu’on eût vu un seul domestique les apporter ;
les fraises toutes riantes dans un charmant panier tapissé de feuilles de vigne,
et, à côté d’un beurre éblouissant de fraîcheur, le gros pain bis du villageois
et le pain de gruau doré, cher à l’estomac blasé de l’habitant des villes :
voilà ce qui fit jeter un petit cri d’admiration à Rousseau,philosophe s’il en
fut, mais gourmet naïf, parce qu’il avait l’appétit aussi vif que le goût modeste.

– Quelle folie ! dit-il à M. de Jussieu, le pain et les
fruits, voilà ce qu’il nous fallait, et encore eussions-nous dû, en vrais
botanistes et en laborieux explorateurs, manger le pain et croquer les prunes, sans
cesser de fouiller dans les touffes et de creuser les fossés. Vous
rappelez-vous, Gilbert, mon déjeuner de Plessis-Piquet, le vôtre ?

– Oui, monsieur : ce pain et ces cerises qui me
parurent si délicieux.

– Précisément.

– À la bonne heure, voilà comme déjeunent de vrais amants de
la nature…

– Mon cher maître, interrompit M. de Jussieu si vous me
reprochez la prodigalité, vous avez tort ; jamais plus modeste service…

– Oh ! s’écria le philosophe, vous dépréciez votre
table, seigneur Lucullus.

– La mienne ? Non pas ! dit Jussieu.

– Chez qui donc sommes-nous, alors ? reprit Rousseau
avec un sourire qui témoignait à la fois de sa contrainte et de sa bonne humeur…
chez des lutins ?

– Ou des fées ! dit en se levant M. de Jussieu, avec un
regard perdu vers la porte du pavillon.

– Des fées ! s’écria Rousseau avec gaieté ; alors
bénies soient-elles pour leur hospitalité. J’ai faim :mangeons, Gilbert.

Et il se coupa une tranche fort respectable de pain bis,passant
le pain et le couteau à son élève.

Puis, tout en mordant au milieu de la mie compacte, il choisit
une couple de prunes sur l’assiette.

Gilbert hésitait.

– Allez ! allez ! dit Rousseau ; les fées s’offenseraient
de votre retenue et croiraient que vous trouvez leur festin incomplet.

– Ou indigne de vous, messieurs, articula une voix argentine
à l’entrée du pavillon, où se présentèrent, bras dessus, bras dessous, deux
femmes fraîches et belles, qui, le sourire sur les lèvres,faisaient signe à M.
de Jussieu de modérer ses salutations.

Rousseau se retourna, tenant de la main droite le pain échancré
et de la gauche une prune entamée ; il vit ces deux déesses,ou du moins
elles lui parurent telles par la jeunesse et la beauté ; il les vit et
demeura stupéfait, saluant et chancelant.

– Oh ! madame la comtesse, dit M. de Jussieu, vous ici !
L’aimable surprise !

– Bonjour, cher botaniste, dit l’une des dames avec une
familiarité et une grâce toutes royales.

– Permettez que je vous présente M. Rousseau, dit Jussieu en
prenant le philosophe par la main qui tenait le pain bis.

Gilbert, lui aussi, avait vu et reconnu les deux femmes ;
il ouvrait donc de grands yeux, et, pâle comme la mort, regardait par la
fenêtre du pavillon avec l’idée de se précipiter.

– Bonjour, mon petit philosophe, dit l’autre dame à Gilbert
anéanti, en lui caressant la joue d’un petit soufflet de ses trois doigts
rosés.

Rousseau vit et entendit ; il faillit étrangler de
colère ; son élève connaissait les deux déesses et était connu d’elles.

Gilbert faillit se trouver mal.

– Ne reconnaissez-vous donc pas madame la comtesse ?
dit Jussieu à Rousseau.

– Non, fit celui-ci hébété ; c’est la première fois, il
me semble.

– Madame du Barry, poursuivit Jussieu.

Rousseau bondit comme s’il eût marché sur une plaque rougie.

– Madame du Barry ! s’écria-t-il.

– Moi-même, monsieur, dit la jeune femme avec toute sa grâce ;
moi, qui suis bien heureuse d’avoir reçu chez moi et vu de près un des plus
illustres penseurs de ce temps.

– Madame du Barry ! répéta Rousseau sans s’apercevoir
que son étonnement devenait une grave offense… Elle ! et sans doute que ce
pavillon est à elle ? Sans doute que c’est elle qui me donne à déjeuner ?

– Vous avez deviné, mon cher philosophe, c’est elle et madame
sa sœur, continua Jussieu mal à l’aise devant ces éléments de tempête.

– Sa sœur, qui connaît Gilbert !

– Intimement, monsieur, répondit mademoiselle Chon avec
cette audace qui ne respectait ni humeurs royales ni boutades de philosophes.

Gilbert chercha des yeux un trou assez grand pour s’y abîmer
tout entier, tant brillait redoutablement l’œil de M. Rousseau.

– Intimement !… répéta ce dernier ; Gilbert
connaissait intimement madame, et je n’en savais rien ? Mais alors, j’étais
trahi, mais alors on se jouait de moi !

Chon et sa sœur se regardèrent en ricanant.

M. de Jussieu déchira une malines qui valait bien quarante
louis.

Gilbert joignit les mains, soit pour supplier Chon de se
taire, soit pour conjurer Rousseau de lui parler plus gracieusement. Mais, au
contraire, ce fut Rousseau qui se tut, et Chon qui parla.

– Oui, dit-elle, Gilbert et moi, nous sommes de vieilles
connaissances ; il a été mon hôte. N’est-ce pas, petit ?…Est-ce que
tu serais déjà ingrat envers les confitures de Luciennes et de Versailles ?

Ce trait porta le dernier coup ; les bras de Rousseau s’allongèrent
comme deux ressorts et retombèrent à son côté.

– Ah ! fit-il en regardant le jeune homme de travers,c’est
comme cela, petit malheureux ?

– Monsieur Rousseau…, murmura Gilbert.

– Eh bien ! mais on dirait que tu pleures d’avoir été
choyé de ma main, continua Chon. Eh bien ! je me doutais que tu étais un
ingrat.

– Mademoiselle !… supplia Gilbert.

– Petit, dit madame du Barry, reviens à Luciennes, les confitures
et Zamore t’attendent et, quoique tu en sois sorti d’une façon singulière, tu y
seras bien reçu.

– Merci, madame, fit sèchement Gilbert ; quand je
quitte un endroit, c’est que je ne m’y plais pas.

– Et pourquoi refuser le bien qu’on vous offre ?
interrompit Rousseau avec aigreur… Vous avez goûté de la richesse,mon cher
Gilbert, il faut vous y reprendre.

– Mais, monsieur, puisque je vous jure…

– Allez ! allez ! je n’aime pas ceux qui soufflent
le chaud et le froid.

– Mais vous ne m’avez pas entendu, monsieur Rousseau.

– Si fait.

– Mais je me suis échappé de Luciennes, où l’on me tenait
enfermé.

– Piège ! je connais la malice des hommes.

– Mais puisque je vous ai préféré, puisque je vous ai accepté
pour hôte, pour protecteur, pour maître.

– Hypocrisie.

– Cependant, monsieur Rousseau, si je tenais à la richesse,j’accepterais
l’offre de ces dames.

– Monsieur Gilbert, on me trompe souvent une fois, jamais
deux ; vous êtes libre ; allez où vous voudrez !

– Mais où, grand Dieu ? s’écria Gilbert abîmé dans sa
douleur, parce qu’il voyait à jamais perdus sa fenêtre et le voisinage d’Andrée,
et tout son amour ; parce qu’il souffrait dans sa fierté d’être soupçonné
de trahison ; parce qu’il voyait méconnues son abnégation, salongue lutte
contre la paresse et les appétits de son âge, qu’il avait si courageusement vaincus.

– Où ? dit Rousseau… Mais d’abord chez madame, qui est
une belle et excellente personne.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Gilbert
roulant sa tête dans ses mains.

– N’ayez pas peur, lui dit M. de Jussieu profondément blessé,
comme homme du monde, de l’étrange sortie de Rousseau contre les dames. N’ayez
pas peur, on aura soin de vous, et ce que vous perdrez, eh bien, on tâchera de
vous le rendre.

– Vous le voyez, fit Rousseau acrimonieusement, voilà M. de
Jussieu, un savant, un ami de la nature, un de vos complices,ajouta-t-il avec
un effort grimaçant pour sourire, lequel vous promet assistance et fortune, et
comptez-y, M. de Jussieu a le bras long !

Cela dit, Rousseau, ne se possédant plus, salua les dames
avec des réminiscences d’ Orosmane, en fit autant à M. de Jussieu consterné ;
puis, sans même regarder Gilbert, sortit tragiquement du pavillon.

– Oh ! la laide bête qu’un philosophe ! dit
tranquillement Chon en regardant le Genevois, qui descendait ou plutôt qui dégringolait
le sentier.

– Demandez ce que vous voudrez, dit M. de Jussieu à Gilbert,
qui tenait toujours son visage enseveli dans ses mains.

– Oui, demandez, monsieur Gilbert, ajouta la comtesse avec
un sourire à l’adresse de l’élève abandonné.

Celui-ci releva sa tête pâle, écarta les cheveux que la
sueur et les larmes avaient collés à son front, et, d’une voix assurée :

– Puisqu’on veut bien m’offrir un emploi, dit-il, je désire
entrer comme aide-jardinier à Trianon.

Chon et la comtesse se regardèrent, et, de son pied mutin, Chon
alla effleurer le pied de sa sœur avec un triomphant clin d’œil : la
comtesse fit de la tête signe qu’elle comprenait parfaitement.

– Est-ce faisable, monsieur de Jussieu ? demanda la comtesse.
Je le désire.

– Puisque vous le désirez, madame, répondit celui-ci, c’est
fait.

Gilbert s’inclina et mit une main sur son cœur qui débordait
de joie après avoir été noyé de tristesse.

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